Pas de plan de campagne
Me voilà dans la rue. Il fait un soleil à tout casser. Je m’écroule à une terrasse et je me fais servir un double pastis, aussi épais que la conscience d’un huissier. Après quoi, je décide de trouver une chambre. Je me dirige vers un hôtel confortable du cours Belzunce. Je prends une chambre aussi vaste que l’hémicycle du Palais-Bourbon car je ne sais pas si je vous l’ai appris, mais je suis claustrophobe, c’est-à-dire que dans les endroits exigus j’étouffe comme si j’étais dans une guêpière. Je jette un coup d’œil au lit et je comprends illico que nous allons devenir une paire d’amis tous les deux. Ce citoyen a tout ce qu’il faut pour plaire à un type qui a été réveillé en sursaut. Je sens aussitôt qu’un voyage au pays des rêves m’est absolument nécessaire. Moi, je ne suis pas ce genre de beauté qui reste trois mois en ébullition rien qu’en buvant du café. Avant de me mettre dans le bain du boulot il faut que je sois neuf. Et pour retaper un bonhomme, on n’a rien inventé de mieux que le dodo.
Je sonne le garçon d’étage, et je lui dis de m’amener une bouteille de cognac. Car, excepté mon double pastis, je n’ai avalé, depuis ce matin, qu’une furieuse ration de kilomètres, et je trouve qu’en fait de vitamines, c’est un peu mince. Ce bovidé m’apporte une mixture qui tient du vernis à ongles et de la lotion capillaire ; je le rappelle et je lui explique posément qu’il devrait courir chez l’oculiste du coin, parce que sa vue doit être chancelante s’il a cru qu’avec la tête que je trimbale sur mes épaules j’accepterai sa bouteille de truc à zigouiller le doryphore pour du cognac. Après quoi, toujours sur le ton de l’amitié, je lui conseille de me ramener une drogue plus sérieuse, s’il ne veut pas que je lui fasse manger la pomme d’escalier. Cette fois il comprend illico la différence qu’il y a entre mon gosier et une sulfateuse. Il me ramène un flacon de véritable, je le débouche et je me fais un bon lavage d’estomac. Et puis, je me couche. De toute façon, il n’y a pas urgence. Le macchabée ne se sauvera pas de la morgue, et si celui qui lui a fait avaler son extrait de naissance n’a pas eu le temps, en huit mois, de se faire naturaliser papou ou esquimau, c’est qu’il s’agit d’une superbe nave, auquel cas il doit m’attendre au café voisin.
Je plonge dans le sommeil la tête la première.
*
Je me réveille vers la fin de l’après-midi. J’ai la bouche triste comme si j’avais mangé un édredon. Pour combattre ce malaise, j’empoigne la bouteille et je lui dis deux mots dans le tuyau du goulot. À ce moment-là, je m’épanouis comme un massif de glaïeuls en été. Mes idées se remettent en place comme les chevaux savants du cirque Bouglione. Je m’habille, je m’envoie un coup de vaporisateur, au cas où je rencontrerais une dame qui aurait perdu son chemin, et je décide de rendre une petite visite de politesse au zèbre de la morgue qui prend la rue Paradis pour le Père-Lachaise.
Croyez-moi, ou ne me croyez pas, le spectacle n’a rien de folichon. Le pauvre garçon fait une drôle de tête, si l’on peut dire, car maintenant il ne ressemble pas à grand-chose. J’ai beau le regarder, je n’en apprends pas plus sur son identité que si j’examinais une collection de caméléons empaillés. Cette enquête me promet bien de la volupté. Et d’abord de quoi est-il mort ? Je pense tout à coup que le directeur de la Sûreté a oublié de me le dire. Je pose la question qui me tracasse au gardien-chef.
— Dites donc, je suppose qu’il n’est pas décédé des suites d’une pneumonie ?
Le gardien rigole.
— Sûr que non ! Le professeur Plassard qui l’a autopsié assure qu’il a été empoisonné à l’acide prussique.
Je dis merci, que ça va bien comme ça, et je m’en vais. Où ? Je n’en sais rien. Peut-être me taper la cloche. Je me sens tout chose. Excepté le petit tube de Celluloïd, il n’y a pas plus d’indices dans cette histoire que de cheveux sur la tête d’un hanneton. J’ai nettement l’impression que, pour apercevoir quelque chose, il faudra que j’emprunte la lorgnette du copain qui fait admirer Marseille aux touristes du haut de Notre-Dame-de-la-Garde.
Mais, je vous l’ai affirmé, je ne suis pas homme à m’avouer vaincu avant d’avoir combattu.
Afin de chasser mes idées noires, je vais me gargariser dans un bistrot où je demande au barman l’adresse d’un restaurant sérieux. Ça fait au moins vingt-quatre heures que mes dents sont en grève. Et Félicie m’a toujours dit que notre cerveau devient aussi désert qu’une salle de conférences lorsque notre tube digestif reste en panne trop longtemps.
*
Tout en mangeant, je voue le barman qui m’a donné l’adresse de ce restaurant aux cinq cents diables. Ce garçon s’est royalement moqué de moi, ou alors il a des intérêts dans cette maison, parce que, si l’action à laquelle je me livre présentement s’appelle dîner, moi, je suis Christophe Colomb.
On me sert un pâté maison façon briquette d’aggloméré, puis un civet de lapin, et je comprends, en examinant les os de la bestiole, que la pauvre bête a mangé plus de souris que de foin dans sa vie. Mais, vous l’avez deviné, j’ai un estomac d’autruche et je peux vous avouer qu’un jour, à Cuba, j’ai dû manger des épluchures d’oranges pour me sustenter. Il n’empêche que je déteste me taper des résidus de poubelles. Je note l’adresse de la gargote en me promettant de la refiler à ma belle-mère, si un jour je me marie.
La seule chose possible dans cet établissement à la flan, c’est le café filtre. Je m’en expédie deux, coup sur coup, dans l’œsophage, car je sens que je vais en avoir rudement besoin dans un proche avenir. Après quoi, je règle la note à contrecœur.
Jusqu’ici je n’ai encore rien décidé quant à la conduite à tenir.
Et si je m’y mettais ?