Je connais la musique
Il n’y a pas besoin d’avoir fait ses études à la Sorbonne pour comprendre que, dans le cas qui m’intéresse, la seule chose intelligente à faire, c’est d’aller fouiner du côté de la rue Paradis. On a beau dire, mais le lieu du crime est toujours capital dans une enquête, même si, contrairement à la légende, l’assassin ne vient pas, avec un casse-croûte et un bouquin de cinq cents pages, attendre que le flic maison rapplique pour lui passer les menottes.
Me voilà donc sur la Canebière. Je me laisse porter un moment par la foule. Puis j’oblique sur la gauche. Je bifurque dans des rues étroites qui sentent le poisson, le patchouli et le parfum de Prisunic. Je trouve enfin cette fameuse rue Paradis où des colombophiles s’offrent des concessions à bon marché. Je n’ai pas à arpenter beaucoup pour trouver la tombe du monsieur de la morgue. Une lanterne rouge éclaire une pancarte sur laquelle est écrit : « Attention au chantier ! »
Tu parles qu’il faut y faire attention à ce chantier-là ! La voirie a le sens de l’humour. Je connais un contribuable qui aurait eu de bonnes raisons pour s’inquiéter de l’écriteau il y a huit mois. Peut-être que ça lui aurait donné à réfléchir, et qu’il ne serait pas en ce moment en train de s’expliquer avec saint Pierre. Mais enfin, c’est la destinée. Et j’ai pas à crâner, parce qu’il se pourrait qu’un jour on retrouve aussi ma carcasse dans un tout-à-l’égout…
Levius fit patientia quidquid corrigere est nefas, comme disait un copain à moi qui connaissait par cœur les pages roses du Larousse.
Je me penche au-dessus du trou. Il y a de la flotte au fond et j’aperçois un énorme tuyau. Je sors ma lampe électrique pour inspecter la fosse ; mais le chef de la police a dit vrai : à part le défunt, elle ne contenait rien d’autre et les recherches ont été sérieuses ; j’en suis persuadé, car j’aperçois un tamis.
Bon ! Je resterais là jusqu’à ce que les quatre grands se soient mis d’accord, que je n’en apprendrais pas davantage.
J’éteins ma lampe et je regarde autour de moi. Les magasins sont fermés et on ne voit personne dans la rue…
En remontant un peu, sur la droite, je découvre un bar dont l’enseigne tremblote comme de la gelée de groseilles. Je peux toujours y entrer pour déguster une fine à l’eau. Qu’est-ce que je risque ?
Je pousse la porte, je vois illico que c’est le genre boîte de nuit. La salle capitonnée est décorée de trucs exotiques. Près de l’entrée, il y a un bar en forme de proue, avec des tabourets rupins. Au fond, j’aperçois une minuscule piste de danse, à l’extrémité de laquelle, juchés sur une estrade représentant une pagode, des musiciens essaient de jouer un truc trépidant.
Des couples boivent du champagne. D’autres dansent. Tout le monde a l’air de se faire tartir consciencieusement. Je me juche sur un tabouret, je pose mon chapeau sur le comptoir et je fais signe au barman — c’est un Chinois.
— Sers-moi une double fine dans un grand verre, et si tu te rencontres nez à nez avec un siphon, tu balanceras quelques gouttes d’eau de Seltz dans le verre.
Il s’empresse. Comme j’aime mieux introduire mon nez dans un verre à dégustation que dans un masque à gaz, je plonge le mien dans la fine. C’est de la véritable. Je me sens tout à coup de la tendresse pour mes semblables.
— Écoute, dis-je au bonze à veste blanche, laisse tomber tes flacons un instant et amène ce qui te sert d’oreilles.
Car, il faut bien que je vous l’avoue, il m’est venu une idée. Je me suis dit que l’enterrement du mort n’a pas dû avoir lieu au début de la nuit, mais plutôt sur la fin because le risque de rencontrer des noctambules. Or, dans cette rue, qui est-ce qui a une chance de jeter un coup d’œil à trois ou quatre heures du matin, sinon les gens du cabaret : employés ou clients ?
Hein ! Qu’en dites-vous ? Avouez que ça n’est pas mal emballé comme raisonnement.
Le Chinetoque me regarde de biais. Il ressemble à un vieux matou de salon.
Je l’attaque aussitôt.
— Dis donc, mon bijou, imagine-toi qu’il y a dans ma poche un billet de la Banque de France qui aimerait voyager. Ça te ferait plaisir qu’il traverse le comptoir ?
Son visage ne change pas d’expression. C’est à peine si ses yeux deviennent un peu plus mornes.
— Eh bien, réponds !
Il a un sourire crispant auquel je voudrais pouvoir mettre le feu.
— De quoi s’agit-il ? se décide-t-il enfin.
Je rigole doucement, à cause de sa question qui me fait songer au maréchal Foch. Je lui mets mon insigne sous le nez.
— Tiens, mon chéri, je lui murmure.
C’est raté. Ce croquant-là n’est pas plus ému par mon insigne que par un presse-citron. Il ne sourcille pas et ça me met en rogne.
— Écoute bien, trésor. Tu dois être au courant de la découverte que les égoutiers ont faite hier matin en réparant la conduite de flotte ?
Il fait oui d’un mouvement de tête. Je continue.
— Figure-toi que mon petit doigt m’a dit que tu pourrais me rencarder sur cette histoire-là.
Le plus drôle, c’est que je ne sais pas ce qui me pousse à dire ça… L’intuition sans doute. Vous pensez bien que je ne suis pas Sherlock Holmes ; si je veux découvrir un jour la vérité sur le décès du type et sur son étui de message, il me faut du toupet, à défaut d’indices. Est-ce une illusion ? Cette fois, il me semble que le Chinois a tiqué légèrement.
— Alors ?
— Je regrette, mais je ne sais rien. Rien de rien. Parole d’honneur.
— Moule-moi avec ton honneur, et parle un peu.
— Mais je ne sais rien ! dit-il précipitamment.
Ce garçon, malgré sa race, doit être assez émotif. Si seulement je possédais un argument à lui servir, il se laisserait peut-être glisser…
Je me décide à tenter quelque chose.
— C’est bon, montre-moi tes papiers.
Il s’appelle Su-Chang, et il habite rue Saint-Ferréol. Sans insister, je prends deux jetons à la caisse, et je descends au sous-sol où se trouve la cabine téléphonique.
Je compose le numéro de la Sûreté.
— Passez-moi le commissaire Favelli, dis-je sèchement.
On me répond que le commissaire est chez lui, mais qu’il y a encore dans son bureau son second : l’inspecteur Baudron.
Je dis que je m’en contenterai et le standardiste me le sert sur un plateau.
— Allô, Baudron ? Ici commissaire San Antonio.
Au Baudron ça lui fait l’effet du tonnerre. Sa voix se transforme en miel ; il a les inflexions de l’ange qui disait à Jeanne d’Arc de mouler ses moutons et d’aller se bigorner avec les Anglais. Il me dit que son chef l’a mis au courant de ma mission et que c’est précisément à cause de moi qu’il passe la nuit à la grande maison.
— Très bien, approuvé-je, vous allez courir aux sommiers et regarder si vous ne trouvez pas quelque chose au sujet d’un Chinois nommé Su-Chang, qui est barman et qui crèche rue Saint-Ferréol. Faites-vite, je vous rappelle dans dix minutes…
En attendant le moment d’utiliser mon second jeton, je me fais les ongles tout en réfléchissant. Peut-être que cette piste ne me mènera nulle part. Mais il faut ne rien négliger… Puis, je m’allume une cigarette et je m’intéresse à la grosse aiguille de ma montre.
Dix minutes plus tard, je décroche à nouveau et Baudron tout essoufflé m’apprend que mon Chinois a tiré six mois de ballon, il y a quelques années, pour trafic de stupéfiants. Ces paroles me semblent aussi suaves que la Pavane pour une infante défunte de Maurice Ravel. J’affirme à Baudron qu’il est le type le plus sensationnel de Marseille et que s’il connaît un coin où le pastis n’est pas trop moche, je lui en offrirai une caisse avec robinet demain.
Et maintenant, croyez-vous que j’aie le nez creux ?