La môme Julia
Je remonte au bar et, oh pardon ! J’en prends plein les yeux. Assise au comptoir, il y a maintenant une gamine, façon déesse, qui me détraque l’oreillette droite, rien qu’à cause de sa mise en plis. Au début de ce récit, je me suis permis quelques considérations sur les femmes ; je vous ai expliqué qu’au cours de ma carrière, j’en avais connu quelques-unes, mais, croyez-moi, des filles comme celle-ci, j’ai eu beau me lever matin, je n’en ai jamais vu. Si un magazine flanquait sa photo en bikini à la une, le gouvernement serait obligé de rappeler trois classes pour établir un service d’ordre devant les marchands de journaux, tant il y aurait d’amateurs.
Elle est blonde comme un champ de blé et ses cheveux lui coulent sur les épaules. Elle a des yeux verts frangés de longs cils et la couleur de sa peau me coupe la respiration. Sérieusement, à côté d’elle, Rita Hayworth est tout juste bonne à rempailler des chaises. Cette Joconde porte une robe du soir en velours noir, et elle boit un gin-fizz…
Je regrette que les exigences de mon métier ne me permettent pas de tenter l’abordage de cette sirène. Je commande une fine en me disant que si j’étais en tête à tête avec elle, je n’essaierais pas de lui enseigner la trigonométrie. Vous saisissez bien ?
L’alcool me donne un coup de fouet. Aussitôt je réagis et je réattrape le Chinois.
Je l’attire au bout du bar.
— Maintenant, lui dis-je, nous allons discuter sérieusement. Écoute, beau masque, je viens d’apprendre que tu t’es tapé six mois de mitard avant guerre pour une histoire de drogue. C’est exact, hein ?
Il bat les paupières, on dirait qu’il fait du morse.
Je poursuis :
— D’ac, alors voici ce que je te propose : tu me chuchotes ce que tu sais au sujet de l’affaire en question et tu palpes le billet dont je t’ai parlé. Ou bien tu la boucles et je te fiche en cabane. Ne t’inquiète pas pour le motif, j’en trouverai un. Au besoin, si je le veux, on dénichera suffisamment d’opium chez toi pour que le juge le plus débonnaire t’envoie en tôle jusqu’à ce qu’il te pousse des champignons sous les pieds.
Je constate que mon barman est convenablement ébranlé. Il balbutie des mots incohérents et jette des regards affolés par-dessus mon épaule. Vraisemblablement, c’est un petit bonhomme qui craint la pluie.
— Tout à l’heure, dit-il, attendez-moi au coin de la rue. Je quitte mon service à une heure. Si je peux vous être utile…
Je m’exclame :
— Et comment que tu le peux ! Entendu pour le coin de la rue. Et tâche pas de me jouer un tour de Chinois, si tu ne veux pas que je t’administre une correction tellement sévère que tes arrière-petits-enfants eux-mêmes ne pourront pas encore s’asseoir. Du reste, je ne bouge pas d’ici avant la fermeture.
Ayant dit, je siffle mon glass. Cette fois je commande un armagnac afin de varier les plaisirs. Et je ne suis pas plus déçu par l’armagnac que par la fine Martel. Cette boîte est peut-être pourrie de repris de justice, mais elle soigne sa cave. Surtout n’allez pas croire que les alcools que je distille risquent de me faire virer le dôme, parce que vous auriez tort. Si vous vouliez m’offrir une biture, vous pourriez aller retirer toutes vos économies à la Caisse d’Épargne, et vous faire plongeur dans un restaurant pendant trente-quatre ans pour finir de régler la note.
Je pense qu’il n’est pas minuit et que j’ai encore deux heures à m’expédier des petits verres dans le portrait, si je ne veux pas perdre de vue mon zigoto. Alors, histoire de tuer le temps, je fais pirouetter mon tabouret du côté de la belle môme qui est là.
J’attaque en essayant mon sourire à la Clark Gable.
— Vous avez l’air de broyer du noir, ma jolie !
— Oh ! ça va, fait-elle d’un ton rogue, moulez-moi.
La moutarde me monte au nez. Je pense à une gosseline que j’ai connue autrefois à Venise. Elle avait essayé de me traiter comme le dernier des cireurs de bottes, mais ça ne lui avait pas porté chance, parce que San Antonio n’a pas bon caractère lorsqu’on l’énerve.
Je souris en pensant à cette histoire. La belle blonde m’examine et me demande d’un ton mauvais si, par hasard, je ne me moque pas d’elle. Pour la distraire, je lui raconte les trucs malsains qui sont arrivés à la Vénitienne. Elle ne trouve pas l’allusion à sa convenance et se met en rogne.
Voilà qu’à cet instant un grand type qui discutait à une table voisine, s’approche, attiré par les éclats de voix.
Il est en smoking et sa tête ne me revient pas. Je crois même qu’elle ne reviendrait qu’à Deibler, si Deibler était encore là.
— Qu’est-ce qui se passe ? demande-t-il.
Il se tourne vers moi.
— C’est toi qui embêtes Julia ?
Je vide mon verre et j’écarte mon feutre sur le comptoir.
— Écoute, macaque, que je lui rétorque, on n’a pas gardé les cochons ensemble pour te permettre de me tutoyer. Et comme t’as un blair qui a été loupé à la fabrication, je peux, si tu insistes, réparer cette malfaçon en trois coups de cuillère à pot.
Il hausse les épaules et n’insiste pas. Je ricane et m’adresse à la princesse blonde.
— Si c’est tout ce que tu as comme garde du corps quand tu vas dans le monde, tu n’as plus qu’à rentrer aux Petites Sœurs des Pauvres, ma mignonne.
D’un coup d’œil, je m’aperçois que j’ai réussi mon petit effet. Les femmes sont comme ça ; pourvu que vous ayez les biceps et que vous sachiez river son clou à une pauvre gonfle comme ce marlou, elles commencent à vous regarder d’un air chaviré.
— Vous êtes un drôle d’homme, dit-elle.
Je souris finement.
— Tu t’imagines pas ce que tu peux avoir raison. Des types comme moi on n’en fait plus parce qu’ils reviennent trop cher d’entretien, ma petite Julia.
— Tiens, vous savez mon nom ! s’exclama-t-elle.
— Et comment ! Ton petit pote me l’a appris. C’est la seule chose bien qu’il ait dite, du reste.
Elle rougit presque.
— Ça c’est gentil ! murmure-t-elle.
Je m’approche un peu plus d’elle et je joue ma grande scène du deux.
— On sait causer ! Alors, belle de nuit, qu’est-ce que je vous offre ?
Elle recommande un gin-fizz.
Je parcours sa géographie du regard et je murmure :
— Je sens qu’on peut faire des bêtises pour une fille…
Vous parlez si elle est flattée. Elle se tortille comme un type qui serait assis dans l’autobus en face de son percepteur. Et surtout n’allez pas penser que je m’emballe pour Julia. Le jour où une fille comme ça fera son baluchon et viendra s’installer dans mon petit cœur, vous pourrez être certains que les pyramides deviendront les succursales des Galeries Barbès.
Enfin, nous bavardons gentiment et nous nous trouvons faire une paire d’amis en dix minutes. Elle me raconte sa vie et je fais semblant de prendre sa salade pour argent comptant : elle me dit qu’elle est la fille d’un riche industriel de Nice mais qu’elle a des idées d’indépendance, et qu’étant donné, elle préfère habiter seule à Marseille plutôt que de broder des chemins de table chez ses ancêtres. On discute d’un peu tout. Moi, prudent, je la boucle au sujet de mon cadavre, mais je me lance à fond sur les tenanciers de cette boîte — laquelle s’appelle le Colorado-Bar.
J’apprends de la sorte que le faux-râleur qui a ramené sa grillotte tout à l’heure, c’est Batavia, un des associés du patron. J’enregistre le fait et je me dis qu’il faudra faire attention si je veux pas que ce grand délabré me farcisse à l’arsenic… Enfin la demoiselle descend de son tabouret.
— Vous partez déjà ?
— Oui, me dit-elle, d’un ton engageant. Cette atmosphère de boîte me porte sur les nerfs.
— Alors, pourquoi y venez-vous ?
Elle hausse les épaules.
— Peut-être que j’ai des insomnies…
Je la regarde langoureusement. Les regards langoureux sont mon triomphe. Si j’étais riche, je ne ferais que ça. Et ça rend à tous les coups. Ses longs cils battent comme des ailes de mouette.
— Si vous me passiez votre adresse, peut-être pourrais-je aller vous porter un bouquet de mimosa un de ces quatre…
Cette tourterelle niche au Roucas-Blanc, près de la Corniche.
Elle est d’accord pour que je lui fasse une petite visite très bientôt.
Je l’accompagne jusqu’à la porte, et je la regarde partir. Elle se retourne à plusieurs reprises et m’adresse des petits signes. Ses cheveux lui font comme une auréole. Cette fille a quelque chose de céleste par instants, et je me sens devenir poète à toute allure.
Alors, pour réagir, je retourne m’administrer un grand armagnac.