De drôles de façons…

Je rêvasse. Une fois de plus me voilà embarqué à bord d’une caravelle qui va naviguer Dieu sait où ! Quel métier ! Je n’ai que trente-huit ans et je connais plus de trucs que Mathusalem. Des belles gosses… Des crapules… Des coups de pétards… Ma vie en est remplie. Un jour, si je vous raconte tout ça, vos cheveux se mettront tout droits sur votre tête comme si on leur jouait La Marseillaise et, si vous êtes aussi chauve qu’une brioche, vous serez obligé de vous poser des compresses sur la coupole.

Tout en avalant mon alcool, j’observe les mouvements du bar. Je ne tarde pas à apercevoir le gars Batavia. Il est assis dans un renfoncement en compagnie de deux métèques carrés d’épaules qui ont des têtes de fiches anthropométriques. Ces trois caves discutent à voix basse, et il m’est avis qu’ils ne projettent pas d’organiser une kermesse au profit des enfants abandonnés.

Tout à coup, un garçon vient parler à l’oreille du Batavia ; celui-ci se lève et se dirige vers le téléphone qui se trouve derrière la caisse. Cette pauvre cloche se croit possesseur d’un appareil de télévision car il ne pipe pas mot, se contentant de secouer la tête affirmativement. Au bout d’un moment de ce manège, il raccroche et fait signe à ses petits copains de le rejoindre. Tous sortent par la porte du fond qui est à côté de l’office.

— Bonsoir !

Certainement, ce joli trio ne va pas pêcher l’écrevisse à la lanterne cette nuit.

Je regarde ma montre et je vois qu’il va être bientôt une heure. Je paie et dis deux mots à mon Su-Chang pour le cas où il aurait tendance à revenir sur sa décision.

Je lui allonge un bon pourboire afin de le mettre en confidence.

Je le regarde droit dans les yeux.

— Et maintenant, je vais t’attendre au coin de la rue. Manie-toi, car les nuits sont fraîches et je ne veux pas risquer d’attraper l’influenza.

*

La soirée est belle. C’est plein d’étoiles par là-haut et la lune se balade au-dessus de Marseille. On y voit comme en plein jour.

Je remonte le col de mon pardessus et je descends la rue endormie.

Parvenu à hauteur de la tranchée, je jette un coup d’œil à l’intérieur. J’imagine que l’inhumation a dû se faire à un moment comme celui-ci, où les braves gens rêvent, la tête dans les plumes, qu’ils ont gagné à la Loterie nationale. Le cadavre ne devait pas être loin et le, ou les assassins, avaient repéré la tranchée. Probablement qu’ils manquaient de moyens de transport…

Je fais le poireau un petit quart d’heure devant un marchand de corsets. La rue n’est pas très éclairée et les machins de soie rose brillent délicatement dans la pénombre. Je ne sais pas pourquoi je pense à Julia. C’est une pépée qu’on aurait du plaisir à trouver dans son sabot de Noël. Elle a un je ne sais quoi dans les yeux qui vous va droit au cœur et vous met les jambes en coton. Si je la revois, il faudra que je lui récite du Géraldy.

À peine ai-je pris cette décision, que je vois rappliquer mon Chinois.

Jusque-là, il a l’air assez réglo, le collègue… On verra bien par la suite. Je sens qu’il sait quelque chose, au sujet du cadavre de la rue, et je sais aussi qu’il va me dire ce dont il retourne. Je suis prêt à lui faire le grand jeu pour le décider à me choisir comme confident. C’est mon seul espoir.

Dès qu’il parvient à ma hauteur, je le chauffe.

— Alors, maintenant, tu vas ouvrir ta boîte à musique, mon joli, et me réciter ton poème.

— Pas là, chuchote-t-il, pas là !

Il semble inquiet. Mais je me méfie ; ce frère-la-jaunisse essaierait-il de me tendre un piège ? Je décide de m’en assurer illico. Et je questionne innocemment :

— Où veux-tu que nous allions ?

Il hausse ses épaules de bouteille Saint-Galmier.

— Où vous voudrez !

— À mon hôtel ?

— Si vous voulez.

Bon, ça boume. Il est correct. Nous marchons en silence.

Soudain, j’entends le ronflement d’une voiture. Au bruit des freins je comprends qu’elle va tourner. Elle tourne. J’ai juste le temps de m’apercevoir que ses phares sont éteints. Chez moi l’instinct commande avant le cerveau ; je pique un plongeon sur le trottoir et je ne bouge plus. Une seconde plus tard, je m’aperçois que j’ai eu une riche idée. Un enfant de salaud sort une sulfateuse par la portière et nous joue un air de mandoline. Les balles pleuvent au-dessus de moi et font dégringoler des devantures. Et puis l’auto disparaît à fond de train. J’entends hurler un peu partout ; des fenêtres s’ouvrent… Je comprends que dans un instant tout ce quartier va crouler sur moi et m’accabler de questions. Je connais les Marseillais. Je me penche sur Su-Chang ; le pauvre Confucius est aussi mort qu’une escalope panée. Il a pris des dragées dans le ventre et il est tout perforé comme un ticket-matière.

Décidément cette rue est malsaine. J’hésite à fouiller le gars, mais je me dis que la police va rappliquer et mettra ses fringues à l’abri.

Alors je décide de jouer au courant d’air et je m’évapore dans les petites rues.