Qui m’aime me suive…

Je ne sais pas ce que vous pensez de tout ça, mais je peux vous dire pour ma part je me sens plus à mon aise. Vous croyez peut-être que parce qu’un type me distribue du plomb, mon moral baisse. Eh bien, vous vous gourez drôlement.

Des bonshommes qui sortent leur artillerie en m’apercevant, j’en ai rencontré des masses et comment que je les ai dressés !

Tout de même je suis content, parce que tout à l’heure je n’y voyais pas plus clair dans cette affaire qu’un aveugle qui chercherait un nègre dans un tunnel pendant le couvre-feu, et voilà que maintenant le jour pointe sous mon chapiteau.

Je vous prie de croire que mon cerveau fonctionne à plein rendement. Ah ! mes amis… Quelle turbine !

Je file à mon hôtel. Je grimpe dans ma chambre et je m’abats dans un fauteuil. À ce moment, je sens que mes reins sont mouillés et je m’informe : une balle a crevé le petit flask de vulnéraire que je trimbale dans ma poche-revolver en cas de besoin ; comme quoi il est parfois bon de ne pas appartenir à la ligue anti-alcoolique. Par association d’idées, je découvre qu’un coup de raide serait le bienvenu et je fais un sort à la bouteille de cognac que j’avais laissée sur la tablette du lavabo. Après quoi, je m’invite à réfléchir. Le Colorado-Bar, ou plutôt certains de ses familiers, en connaissent plus long sur l’histoire du cadavre enterré dans la rue que sur la géométrie dans l’espace.

La preuve, c’est qu’ils m’ont identifié d’emblée et qu’ils ne tiennent pas à ce que je continue d’utiliser ma carte d’alimentation. Leur petite séance d’arquebuse à répétition en est la meilleure preuve. Seulement, comme je me doute que ce n’est pas leur petit doigt qui les a affranchis sur mon compte, il faut convenir que quelqu’un a parlé. Ce quelqu’un ce n’est pas non plus le Chinois car le pauvre vieux vient de se faire transformer en passoire. Non, le barman était réglo malgré ses yeux de chat de luxe. Alors ? Alors, je me souviens que la môme Julia se trouvait accoudée au comptoir lorsque je suis revenu du téléphone… Et je me souviens aussi qu’après son départ du Colorado, cette engelure de Batavia a reçu une communication… Ça se tient… Je regarde ma montre, elle indique trois heures… Sûrement que les tueurs de l’auto croient m’avoir rayé des listes électorales. Ça ne serait peut-être pas tellement idiot de profiter de cette confusion… Félicie m’a toujours dit que les beignets aux pommes doivent se manger très chauds… Je descends au bureau de l’hôtel et je réveille le veilleur de nuit. C’est un vieux croquant. Je fais tellement de raffut qu’il croit qu’on va flanquer le feu à la gare Saint-Charles. Comme il s’apprête à rouspéter, je lui file cent balles et je lui demande où se trouve le téléphone. Je m’aperçois que c’est un zèbre qui a de l’éducation. Il empoche mon fric et me conduit dans un petit salon où se trouve l’appareil de mes rêves. Je bondis dessus et je sonne la préfecture. C’est Baudron qui me répond. Quel brave type ! Je lui raconte en deux mots le coup de la mitraillade et je lui dis de me mettre le corps du Chinois au frais. Il me répond qu’il s’en charge.

— Ça colle, dis-je, maintenant, mon petit, dès que vous aurez passé vos instructions, rappliquez dare-dare à mon hôtel en voiture, en compagnie de deux ou trois costauds. Lorsque je sortirai, suivez-moi à distance, mine de rien. Quand j’entrerai quelque part, planquez-vous et attendez-moi vingt minutes, au bout de ce temps, si je n’ai pas reparu, faites donner le dernier carré.

Décidément, ce Baudron c’est pas un idiot. Il me dit qu’il a tout saisi et je me sens tranquille comme Baptiste.

*

Maintenant, la nuit est noire comme une bonbonne d’encre de Chine. Je sors de l’hôtel et je hèle un taxi. Le chauffeur me dit qu’il ne peut pas me conduire au Roucas-Blanc, because il rentre se coucher. Mais ce sont des balivernes, je brandis une liasse de biffetons et il se déclare prêt à m’emmener jusqu’aux Indes.

En un quart d’heure, nous arrivons devant la crèche de la môme Julia. C’est une petite villa à tyrolienne jaune. Je dis au conducteur de m’attendre et je regarde derrière moi. Je vois une paire de phares qui s’éteignent à cinquante mètres ; c’est bon signe. Baudron est là avec ses forts des Halles. J’escalade la grille et je saute dans un massif de bégonias à moins que ce ne soit des glaïeuls. Heureusement pour mon pantalon, il n’y a pas de clebs méchants dans le secteur. En toute tranquillité, je me dirige vers la porte d’entrée.

Après une seconde de réflexion, je sonne ; ceci fait, je cours me planquer à l’ombre d’un petit hangar par mesure de prudence, et là, quelle n’est pas ma surprise d’entendre roucouler des pigeons. Décidément je suis sur la bonne piste. Je sors mon 7,65 à crosse de nacre de ma poche et j’attends…

Quelques minutes se passent, enfin une lumière s’allume et la porte s’ouvre. Dans l’encadrement, je découvre Julia en robe de chambre. Mince alors ! Vous parlez d’une vision ! Ses cheveux dénoués ruissellent sur ses épaules. On dirait une sainte de vitrail.

— Qui est là ? demande-t-elle d’une petite voix mal assurée.

Alors je prends mon arquebuse à pleine main et je m’avance dans la lumière.

Je ricane :

— C’est le petit San Antonio, ma jolie ! Tony pour les dames, qui chasse le ver luisant et vient en passant vous faire un brin de causette.

Elle semble quelque peu surprise, mais elle se ressaisit rapidement.

— Mince alors ! s’écrie-t-elle. Qu’est-ce qui vous prend de venir jouer La Marche turque sur ma sonnette à deux heures du matin ?

Je lui montre mon pétard en guise de réponse. Elle pousse un petit cri.

— Ne vous émotionnez pas, lui dis-je. Je viens simplement prendre des nouvelles de c’t’enfant de carne de Batavia.

— Batavia ?

Son étonnement a l’air sincère. Néanmoins il me met en rogne.

— Oh ! ça va, pas de musique ! Dites-moi où je peux le trouver.

— Eh bien, chez lui, répond-elle. Il habite sur la Corniche.

— Ça se peut. Mais dites-moi, pourquoi vous élevez des pigeons ?

Là, elle semble émotionnée.

— Des pigeons ?

Je m’approche d’elle et je lui file une paire de tartes.

— Bonté ! s’écrie-t-elle.

C’est pas la première fois qu’une môme essaie de me la faire à la femme outragée, aussi en guise de réponse, je souris un tantinet. Brusquement je tire mon insigne.

— Ma jolie ! lui dis-je, la rigolade touche à sa fin. Regarde un peu ça et mets-toi à table !

Elle semble paralysée. Elle balbutie :

— Mais, mais, qu’est-ce que tout cela veut dire ?

Je sors mon Colt et je tire trois fois en l’air.

En cinq secs, trois copains apparaissent.

Je demande Baudron. Aussitôt un petit gars s’avance.

— Commissaire San Antonio ? murmure-t-il.

Je lui tends la main.

— Salut, Baudron ! Heureux de vous connaître. Vous allez embarquer cette beauté et ne pas la perdre de vue. Compris ?

Pendant qu’ils s’assurent de la personne de Julia, je visite la baraque. Personne ! Cette maison est aussi vide que la conscience d’un percepteur. Alors je retourne au hangar et j’aperçois un joli colombier. Un petit coup de lampe électrique et je vois qu’il s’agit de pigeons voyageurs.

Cette fois je brûle et comment !

*

Baudron revient vers moi et me demande si j’ai encore besoin de ses zèbres. J’hésite et je lui réponds qu’ils peuvent aller faire une belote à la Sûreté, à condition toutefois de tenir la môme Julia à l’œil. Il me fait un salut militaire grand format, comme pour un ambassadeur, et se trotte. Je réfléchis. Dois-je conserver mon taxi ou dois-je lui dire d’aller voir sur le Vieux-Port si je n’ai pas perdu mon briquet ? J’opte pour la seconde solution. D’abord parce que l’endroit où je me rends est proche, ensuite parce que pour y aller j’ai pas besoin d’être précédé par la musique de la garde républicaine. C’est bien votre avis ?

Si vous avez pour vingt sous de cervelle sous le capot, vous devez comprendre que je ne vais pas faire brûler un cierge à Notre-Dame-de-la-Garde, mais que l’envie me démange fortement de rendre visite à c’t’enfant de zouave de Batavia ; car il m’est encore venu une idée, et une chouette. Des idées, il m’en passe dans le caberlot comme des trains dans une gare régulatrice un jour de mobilisation générale. J’ai qu’à me baisser pour en ramasser.

Me voilà sur la corniche, en train de repérer le terrier du métèque, et je ne tarde pas à le découvrir. Si la gosse Julia ne s’est pas payé ma cerise, ça doit être cette villa façon Médicis.

Il y a du feu derrière les contrevents, c’est bon signe. J’enjambe la balustrade et je vais frapper à la porte. Au bout d’un moment une voix demande :

— Qui est là ?

Je réponds que c’est Louis XIV qui vient de la part de Mlle de La Vallière, voir si M. Batavia n’a pas besoin du palais de Versailles pour élever des condors.

Le type ricane et ouvre la porte. C’est une grosse brute qui ferait une belle carrière de tête de lard dans un jeu de massacre. Je crois l’avoir aperçu tout à l’heure au Colorado. En tout cas, lui me reconnaît. Il a un sale sourire.

— Qu’est-ce que vous venez ramener votre fraise à des heures pareilles ? demande-t-il.

Sans répondre, je fixe la suspension du hall avec intérêt. Machinalement, il lève la tête aussi. C’est le moment que je choisis pour lui faire goûter mon crochet du gauche favori. Il pousse un petit cri rigolo et se répand sur le carrelage. Je l’enjambe et je me dirige vers un petit salon d’où vient un bruit de conversation. Au moment où je vais entrer, j’entends la voix de Batavia qui crie à la cantonade :

— Qui est-ce, Tom ?

Je pousse la porte et je me montre, souriant.

De saisissement, Batavia laisse choir le cigare qu’il fumait.

— Salut, chéri, dis-je. Tu ne t’attendais pas à me voir debout, hein ? Que veux-tu, les balles de mitraillette, c’est mon aliment favori. Ramasse ton cigare ou le tapis va prendre feu.

Enfin, il réagit.

— Qu’est-ce qui vous prend ? dit-il d’un ton mal assuré. Et Tom ? ajoute-t-il en se penchant pour essayer de voir derrière moi.

Je m’avance dans la pièce.

— Il avait sommeil, dis-je. Il s’est endormi après que je lui ai administré une petite infusion de tilleul. Il se réveillera d’ici une heure ou deux, seulement il ne pourra pas manger de lentilles pendant un certain temps parce qu’il lui manquera quelques dents de devant.

Je regarde cette couvée de serpents ; ils sont trois : Batavia, un autre type du Colorado et un nègre aux cheveux lisses. J’ai idée que ce dernier doit se faire livrer la gomina par wagons. Je m’amuse follement de leur figure ahurie.

— Alors, mes amours ! leur dis-je, vous pensiez comme ça que j’allais me laisser canarder sans rien dire. Eh ben vrai, vous ne connaissez pas San Antonio !

Batavia éclate de rire et regarde ses copains.

— Qu’est-ce qu’il tient comme malouse pour débloquer de cette façon, dit-il, vous l’entendez ?

La moutarde me monte au nez. Je sors mon arsenal et je tiens mes ouistitis en respect.

— Le premier qui lève le petit doigt, je le poinçonne comme un ticket de métro.

— Ça va, dit vivement Batavia. Te fâche pas, qu’est-ce qu’il y a pour ton service ?

Je hausse les épaules.

— Trêve de plaisanteries, mes agneaux. Vous allez vous mettre à table et me raconter l’histoire du zig qui s’est laissé enterrer dans la rue Paradis. Et puis, celui qui me parlera de la môme Julia et de ses pigeons aura une image, ça boume ?

Ils s’examinent. Je vois qu’ils sont un tantinet ébranlés. Je trépigne d’énervement.

— Bande de caves ! Vous ne croyiez pas m’avoir comme un enfant de chœur. Si vous ne connaissez pas San Antonio, je vais vous raconter son curriculum vitæ. Et ça vous donnera sûrement à réfléchir.

Je recommence à me cintrer. À ce moment, je reçois un gnon terrible derrière le bocal. Je pense à cette carne de Tom que j’ai dû mal estourbir et qui vient, sur la pointe des pieds, demander la communication avec ma moelle épinière. Tout d’un coup je ne me souviens plus si je m’appelle San Antonio ou si on est vendredi saint. J’entends une curieuse musique d’orgues et les motifs du tapis viennent à ma rencontre, à fond de train. Puis c’est un noir brutal coupé d’étincelles d’or.