Tout se paie

Sans façon, nous empruntons la bagnole américaine de mes gangsters.

— Quelle hécatombe ! soupire Jeannine.

— Ne vous tracassez pas trop pour cela. Ils n’ont eu que ce qu’ils cherchaient. Il y a des millions de types qui marnent chez Citroën, chez Ford, dans les mines, partout, et qui sont contents de le faire. Ces gangsters appartenaient à la pire espèce de crapules. Quand un soldat dégringole, personne ne rouscaille, et pourtant le soldat n’a pas demandé à se faire démolir le gicleur à des centaines de kilomètres de son foyer, de son boulot, de ses habitudes.

— Vous avez raison, balbutie-t-elle.

— Je vais vous déposer à l’endroit où est remisée votre Talbot et je file à l’hôtel. Quant à vous, allez vous mettre au dodo chez l’ambassadeur.

— D’accord pour récupérer la voiture, mais ne comptez pas que j’aille coucher à l’ambassade.

Elle a un faible sourire.

— Je ne suis pas dans l’ambiance, ajoute-t-elle.

Je me garde d’insister.

— Très bien, alors je vais à l’hôtel, je vous retiens une piaule et je téléphone au chef de la police pour le mettre au courant de ce qui s’est passé.

J’exécute ce programme avec pourtant une variante qui est la suivante : à peine arrivé à l’Imperator, ce n’est pas une chambre que je commande, mais un triple cognac.

Après la petite séance qui vient d’avoir lieu, j’ai besoin de me faire installer le chauffage central dans le corgnolon.

Le cognac se laisse boire, au point que j’en redemande. Tout en avalant ce divin breuvage, je mets mes pensées en ordre, car elles se sont un peu mélangées ces derniers temps. Heureusement que mon ciboulot est un excellent fichier. En un clin d’œil, tout rentre dans l’ordre. À ce moment-là, je me lève et me dirige vers les cabines téléphoniques. Je sonne le chef de la police, il est à son domicile, heureusement ; en quelques mots, je lui raconte mes toutes dernières péripéties.

— Les bagarres du mont Cassino, c’était de la foutaise à côté de mes séances de nuit, conclus-je, mon cher signore, je vais très prochainement donner un récital d’écrabouillage de gueules et de torsion de nombrils au tournevis, il ne faut pas manquer ça.

Puis je change de ton et lui raconte certaines — pas toutes — de mes idées, ce qui lui fait pousser des Impossible ! Santa Madonna ! et autres exclamations qui traduisent ses sentiments.

Lorsque je raccroche, il est plus ahuri que si un train de marchandises venait de lui passer sur le ventre.

Ensuite, je téléphone à l’aéroport et j’y récolte les renseignements qui me sont nécessaires, tout va bien.

Jeannine est de retour. J’arrive derrière elle sans qu’elle m’entende et j’admire sa nuque fragile, couverte de cheveux follets. Si je n’étais pas un gnace qui a une éducation du tonnerre et qui sait se tenir, je lui collerais un mimi mouillé sur le cou qui la ferait vibrer comme une corde de violon.

Moi, le mimi mouillé, c’est pour ainsi dire ma spécialité, mon talent de société. Il y a des gens qui séduisent les femmes en leur racontant comment ils ont été opérés de l’appendicite, d’autres en leur faisant des tours de cartes, d’autres encore en leur récitant du Verlaine, eh bien, en ce qui me concerne, ce qui me gagne toutes les souris — indépendamment bien sûr de ma jolie bouillotte et de mes manières civiles — c’est le mimi mouillé.

Ne comptez surtout pas que je vous initie à cette pratique galante, vous n’avez pas des têtes à piger. Et puis, chacun se débrouille. Et plus le chacun a des trucs, plus il est marle et doit les garder pour son usage personnel.

Non, décidément, il est trop tôt pour tenter ma chance auprès de Jeannine.

Je lui mets la main sur l’épaule.

— Hello, petite fille !

— San Antonio !

Elle a dit ça si gentiment, elle a paru tellement rassurée de me voir que j’en suis remué.

— Nous allons grimper dans ma chambre pendant qu’on prépare la vôtre et nous liquiderons un petit alcool pour nous remonter. Ne me dites pas que ce n’est pas convenable, parce que ça me ferait rire et je n’en ai pas tellement envie. Et puis, par ailleurs, j’attends la visite de Sorrenti.

— Vous pensez qu’il pourra vous fournir d’autres indications ?

— Je le pense, oui.

— Espérons…

Nous montons à mon appartement et, confortablement assis dans des fauteuils, nous nous expédions du Buton ; c’est une liqueur italienne qui se laisse boire sans rouspéter.

Vers onze heures, le portier me sonne pour m’annoncer Sorrenti.

Je vais attendre celui-ci à l’ascenseur. Il arrive nippé avec une rare élégance. Il est en smoking et il sent le cuir de Russie.

— Excusez-moi, dit-il, de vous avoir fait faux bond, ce soir, mais j’avais une réunion importante à laquelle je n’ai pas pensé au moment où nous sommes convenus du rendez-vous.

Il entre et salue Jeannine très bas. Puis il enchaîne, volubile comme un joueur de bonneteau :

— Néanmoins, j’ai pu obtenir quelques indications sur les gens qui vous intéressaient. Avez-vous pu en tirer quelque chose ?

— Je comprends.

— Ah bon, soupire-t-il ; voici mes regrets apaisés. Comment cela s’est-il terminé ?

— Par un enterrement collectif.

— Non !

— Mais si.

Je lui raconte notre soirée. Il en bave des ronds de chapeau.

— Vous êtes extraordinaire !

J’ai entendu cette flatteuse exclamation tellement de fois qu’elle ne me cause plus aucun plaisir.

Je lui laisse débiter ses congratulations d’usage.

— En somme, vous avez triomphé sur toute la ligne, conclut-il.

— Oh que non, je n’ai pas encore mis la main sur le code, ni sur l’assassin du consul.

Il ouvre des yeux ronds.

— Mais je croyais, fait-il surpris, que Bruno avait fait le coup.

— Je le croyais également, mais il s’avère qu’il ne pouvait l’accomplir pour la raison excellente qu’il était dans l’avion Naples-Rome et non dans le train au moment où M. de Pival a été poignardé.

— C’est un complice, alors ?

— Je ne le pense plus. Else a eu l’air vraiment surprise en apprenant la mort de notre ami. N’est-ce pas, Jeannine ?

— J’ai remarqué cela aussi, affirme la jeune fille ; si vous tenez à avoir une opinion féminine, eh bien, je vous dis que cette femme ignorait vraiment la mort de mon malheureux frère.

Il y a un silence épais comme de la mélasse.

Sorrenti hausse les épaules.

— En tout cas, remarque-t-il, les chances de retrouver le code me paraissent bien minces maintenant que toute la bande est anéantie. Car ils ont dû les cacher soigneusement.

Je fais quelques pas dans la pièce.

— Ils ne l’avaient pas.

— Vous êtes sûr ?

— Certain.

— Qu’en concluez-vous alors ?

Je le regarde.

— Et vous ?

— À vrai dire, je ne sais plus que penser.

— Bast, ça s’arrangera, je suis optimiste avant tout, assuré-je. À propos, je vous remercie pour votre pistolet.

Je fouille ma poche et sors l’arme.

— Je vais vous rendre ce joujou.

Sorrenti esquisse un geste de refus.

— Gardez-le, il peut vous être utile.

— … Mais, et vous ?

— Oh moi, sourit-il, en dégainant dessous son bras un Smith et Wesson à long canon, je suis paré.

Je pousse un sifflement admiratif.

— Bigre, dis-je en m’emparant de son arme, vous donnez dans l’artillerie lourde.

Brusquement, l’éternel sourire qui voltige sur les lèvres de Sorrenti disparaît, il vient d’avaler comme un comprimé d’aspirine et il fait la grimace, ce changement de physionomie a une cause et la voici : je tiens un pistolet dans chaque main et les deux canons sont braqués sur son estomac.

— Dis donc, Sorrenti, si on parlait à cœur ouvert ?

Jeannine pousse une exclamation de surprise.

— Que faites-vous ? s’exclame-t-elle.

Je lui réponds âprement, sans quitter Sorrenti du regard :

— Mon boulot, petite fille. N’ayez pas peur, je ne suis pas dingue.

— Mais… mais…, bêle le Rital, signore, c’est une plaisanterie.

— Tu trouves qu’en ce moment j’ai la touche d’un gars qui va acheter du fluide glacial et un briquet farce pour rigoler en société ?

— Mais, signore, je ne comprends pas.

— Ah, tu ne comprends pas, eh bien, le signore va éclairer ta lanterne, mon salopard, et puis il te fera bien d’autres trucs par-dessus le marché. Le signore, vois-tu, n’est pas la moitié d’une gonfle, Dieu merci, la fée qui distribuait la jugeote et l’imagination n’est pas allée aux bains turcs lorsque ça a été le tour du signore de recevoir sa part.

Je m’assieds sans cesser de le tenir en respect.

— Je vais te raconter la vérité, telle que je l’ai reconstituée dans ma caboche en nickel-chrome. Lors de notre premier entretien dans le bureau du chef de la police secrète, tu m’as dis très franchement ce que tu savais, car tu n’avais pas pris le temps de réfléchir. Mais lorsque j’ai été parti, il t’est venu une idée. Tu t’es dit que le type qui aurait les plans dans sa poche pourrait faire le blé qu’il voudrait, alors comme tu savais que j’attendais les photos de Tacaba pour rendre visite au bistrot que tu m’avais indiqué, tu as remué le panier au photographe de l’identité judiciaire et tu lui as fait faire deux sortes de clichés ; primo une image du corps baignant dans son jus, secundo un portrait retapé du défunt ainsi que je l’avais demandé. Tu as pris la première photo et tu as couru chez le cafetier parce que tu voulais avoir des tuyaux sur l’affaire. Au début, le bonhomme s’est fait tirer l’oreille, mais tu lui as parlé de moi, tu lui as annoncé ma visite et tu l’as terrorisé en lui faisant voir sur la photo comment je traite les bonshommes qui ne sont pas de mon avis. Alors, le type a eu vachement les jetons et il t’a proposé une tractation : il te remettait le code et tu l’innocentais. Cette proposition t’allait au poil, tu n’en espérais pas tant et tu as dit gi-go. Le couillon t’a donné le code, je me demande comment il se trouvait en sa possession, je suppose toutefois que, servant de Q.G. au gang dont il faisait partie, il avait exigé de sérieuses garanties. Enfin peu importe… Seulement, une fois que tu l’as eu, tu t’es dit que j’allais rappliquer avec mes grands pieds… Pour que tu puisses mener ton affaire à ta guise, tu as séché le copain.

Je m’interromps, Sorrenti est un peu moins pâle qu’une olive. Ses lèvres sont de la couleur de son plastron.

— C’est faux ! C’est faux ! glapit-il. Signore, vous plaisantez.

Je m’approche et lui colle un coup de genou dans le bas-ventre pour le faire taire et lui prouver que je suis on ne peut plus sérieux.

Pour avoir la main libre, je lance un des revolvers à Jeannine en lui disant de le mettre hors d’atteinte de Sorrenti. Après quoi je fouille ce grand délabré. Dans son portefeuille de croco, je trouve le code.

— Et ça, mon grand ?

Il ne dit plus rien, il a la bouche ouverte et les yeux fixes.

— Parlons maintenant de la suite. Le gamin t’apporte mon mot. Soucieux de montrer ton zèle, tu te radines presto au volant de ta calèche, tu arrives au moment où Else et ses gars m’embarquent dans leur voiture.

« Décidément, le hasard travaille pour toi, tu n’as plus qu’à les suivre, ils vont te conduire jusqu’aux fameux plans. Et tu les suis jusqu’à la côte où tu les vois monter et me monter à bord de leur caravelle. Là tu es déconcerté, tu ne peux en effet faire donner la police comme tu l’aurais fait s’il s’était agi d’un repaire fixe, et à la faveur de l’arrestation étouffer les documents. Tu reviens à Rome. Tu prends les seules dispositions qui te soient permises. Comme tu es un flic plus ou moins vrai, mais un authentique forban et que tu règnes sur la pègre, tu préviens tous les indics des ports d’avoir à guetter l’arrivée possible du barlu. C’est ainsi que tu apprends que le bateau d’Else croise du côté de Napoli. Tu rappliques sur place et tu attends après avoir mobilisé la racaille de l’endroit pour surveiller la côte. De la sorte, tu apprends mon arrivée chez le consul où j’ai été conduit par un pâle voyou.

« Tu comprends que j’ai mis la main sur les plans, lorsque tu t’aperçois que le consulat est surveillé par les gens d’Else. Rien n’est perdu. Il s’agit de faire vite et de profiter de l’occasion. Tu nous suis jusque dans le train, assez prudemment, puisque je te connais ; justement parce que tu te dissimules, tu ne t’aperçois pas de ma fugue.

« En cours de route, tu te décides à jouer ton va-tout. Il n’y a plus que le consul dans le compartiment. Tu en déduis que je suis redescendu parce que je m’étais aperçu que Bruno me suivait et que j’ai remis les plans à mon compagnon, alors tu l’as buté, ordure. Sitôt de retour à Rome, tu as fait rechercher Bruno et Else puisque tu avais leur signalement et c’est toi qui leur as envoyé un mot pour leur dire de venir à Il Capitello. Tu voulais te débarrasser des uns et les autres en nous mettant en contact. C’est pour ça que tu n’es pas venu.

Je le regarde comme je regarderais une araignée.

— J’ai téléphoné à l’aéroport tout à l’heure. Je voulais vérifier si Bruno avait bien pris l’avion, il n’avait pas menti. Par la même occasion, j’ai fait demander si on trouvait ton nom, sur les parcours aller de ces derniers temps, et on m’a appris que tu t’étais envolé pour Naples, le lendemain de mon kidnapping.

Je regarde l’heure.

— D’ici dix minutes, ce sera plein de flics ici. J’ai mis au point ton arrestation. Auparavant, je vais te corriger un brin.

Je tends mon second pistolet à Jeannine et je pose ma veste.

Sorrenti est pantelant.

Afin de le ravigoter, je lui mets un direct du gauche sur le nez ; le sang jaillit comme le pétrole d’un pipe-line. Je poursuis par un doublé aux tempes. Alors il se réveille et s’avance sur moi. Il esquisse savamment un uppercut et me refile un coup de pied au foie qui me fait tousser.

Cette fois j’y vais de bon cœur. Il en prend de partout. Mes bras bougent comme vibre la corde d’un violon. Il s’accroupit. Je vais pour le finir d’un coup de savate au front, mais il m’attrape le pied et je bascule. Il est sur moi tout de suite et me tient les bras plaqués au sol. Je lui fais un ciseau et nous nous neutralisons. Comme pour les journaux concurrents, c’est celui qui tiendra le plus longtemps qui gagnera. D’un effort terrible, je le renverse, il me lâche.

Nous soufflons un instant comme des phoques et soudain, un frisson me court dans le dos, Sorrenti a un couteau à la main. Je ne sais où il l’avait planqué, mais il s’est débrouillé pour le sortir au bon moment.

Dans une seconde, il va le lancer, et je suis dans un coin de la pièce où il n’y a pas de meubles derrière lesquels je pourrais me protéger.

Pan, pan, pan !

Trois coups comme au théâtre. Je vois fumer le Smith et Wesson dans la main de Jeannine.

— Alors, Jeannine, m’exclamé-je, on se met au boulot ?