Mon copain : le Nord

Quelquefois, j’entends des types qui avouent avoir perdu le nord. C’est qu’ils n’ont pas d’ordre. Le nord et moi, nous sommes deux bons copains et nous ne nous sommes jamais séparés.

C’est à ça que je pense dans la voiture ; à ça et puis à autre chose dont je vous parlerai plus loin.

Comme je ne connais pas Rome, je ne prête pas attention au chemin que nous empruntons ; j’ai la main de Jeannine dans la mienne et ça suffit à mon bonheur. Si vous avez déjà touché une peau plus douce que la sienne, venez me le dire et je vous paierai des bugnes. À toucher cette main fine, je deviens tout bizarre, pour un peu que j’insiste, je parviendrais à écrire des vers sans plus me forcer que Victor Hugo.

Et si San Antonio composait un poème, qu’est-ce que vous en diriez, tas de navetons ? Ça vous couperait le sifflet parce que vous croyez que je suis un massacreur, un costaud, une brute, un démolisseur de gueules. Vous ne pouvez pas croire qu’il y un cœur derrière mon portefeuille et que ce cœur là cogne dur quand il s’y met. Vous avez des préjugés bien douillets et puis des habitudes. Et vous vous croyez malins alors que vous êtes tous des pantouflards, des mangeurs de pilules, des cocus et des têtes de lard.

Bon, j’arrête les vitupérations car nous sommes arrivés. L’auto vient de stopper devant une belle villa bâtie dans un parc. Et ça sent bon dans ce quartier, sapristi !

Nos cerbères nous poussent dans la crèche. Nous voilà dans une pièce agréablement meublée en poirier clair. Un ventilateur fixé au plafond ronronne comme un chat heureux en faisant frissonner des guirlandes de soie rose.

En entrant, je vois la belle Else assise dans un fauteuil moelleux. Elle a les jambes croisées, ce qui relève sa jupe au-dessus des genoux, le spectacle vaut le dérangement.

— Tiens, tiens, fait-elle en nous apercevant, où as-tu déniché ça, Bruno ?

Ce pommadé rigole tendrement.

— J’ai vu cette paire de couillons dans une vitrine, et j’ai pensé qu’elle te ferait plaisir.

— Tu es trop gentil, mon grand.

Je rigole et je déclare :

— Ton grand, Else, sans son copain qui a une bille à galoper dans les faux rochers du zoo de Vincennes, il serait tout juste bon à déboucher les éviers et les waters. Comme lavette, on ne peut rêver mieux, au moment où je me suis laissé fabriquer par madame et monsieur, il allait nous raconter sa vie et la tienne par-dessus le blaud. Je ne peux pas croire qu’avec une gambette et une frimousse comme tu en as, tu ne trouves rien d’autre à mettre sur ton oreiller que ce pot de brillantine. C’est peut-être que tu crains le froid aux pieds. On ne t’a jamais dit qu’il existait des bouillottes ?

J’ai juste le temps d’esquiver un crochet du droit que me balance Bruno fou de rage. Il se précipite pour remettre ça, mais moi, plus prompt, je lui file un coup de savate au tibia. Il se penche et je lui remonte le menton d’un coup de genou. Tout cela sans cesser de tenir mes bras levés. Il est assis, plus étourdi que Manon, sur le tapis, en train de chercher ce qui vient de lui arriver, tandis que tout le monde rigole.

Je le vois attraper son pistolet — du reste c’est le mien — celui que Sorrenti m’a offert et je les ai mignonnes. Je sais qu’un gars humilié comme Bruno vient de l’être ne se connaît plus et qu’il descendrait sa petite sœur dans son berceau si elle avait l’air de ricaner.

— Allons, proteste Else, ne fais pas l’enfant, mon chéri.

Il hésite, puis se contient et va s’asseoir.

— Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demande la fille rousse.

Else fronce les sourcils.

— Vous, fermez votre claquet, dit-elle. Asseyez-vous devant la porte avec Billy. Toi, Billy, conserve ton pistolet toujours braqué dans la direction de ce cher commissaire ; comme tu l’as vu, c’est un dégourdi et un nerveux. Vous l’avez désarmé au moins ?

— Je lui ai attrapé son feu, dit fièrement Bruno.

Je retiens un beau fou rire. Je ne sais pas si vous avez pour deux lires de mémoire, sinon je vous rappelle que le consul m’a fait cadeau d’un 7,65 que, jusqu’ici, je n’ai pas eu l’occasion d’utiliser. Ce pétard, je le sens peser dans ma poche. J’ai envie de le caresser comme une bonne bête, toute prête à faire ce qu’on lui ordonne.

— Ça va, fait Else, vous pouvez baisser les bras et vous asseoir. Qui est cette femme ? demande-t-elle en désignant Jeannine.

— La sœur du consul de Naples. À ce propos, j’ai appris qu’il a été descendu dans le train.

Elle sursaute et son mouvement achève de me convaincre qu’ils ne sont pas dans le coup.

— Sans blague, et les plans ?

— Je m’excuse de me mêler à la conversation, dis-je, mais je peux répondre à cette question. Les plans sont à Paris. Et je doute qu’on puisse les faucher une seconde fois parce que si ceux qui en ont la responsabilité ne mobilisent pas une partie des réservistes pour les garder, c’est qu’ils sont tellement crétins qu’à côté d’eux votre copain à la gueule plate passe pour Michel-Ange.

Else fait la grimace.

— Oui, ma tendre amie, c’est du tordu pour toi. Avec tout le pognon que tu as engagé pour fréter cette expédition, tu aurais mieux fait de t’acheter une épicerie fine et de vendre honnêtement du pain d’épices et des bouteilles de Marie Brizard pendant que tu es assez belle pour attirer le client. Fais-toi une raison. En somme, ç’aurait pu être plus moche.

Elle me toise méchamment.

— Que veux-tu dire ?

— Ceci, il me manque le code que vous-même recherchiez, il n’a pas grande importance en lui-même, mais le gouvernement français préférerait qu’il ne traîne pas n’importe où. Donnez-moi des tuyaux sur la façon de le récupérer et j’oublie vos sales combines ; sinon, je vous fais tous arrêter et si vous ne connaissez pas les geôles italiennes, vous en saurez long sur la question d’ici peu de temps.

Le Billy part d’un grand rire.

— Sans blague, tu te crois où, dis, poulet ? Qui c’est qu’est au bout de mon pétard ?

— Il a raison, remarque Else, tu te prends trop pour un caïd, San Antonio. Tu devrais comprendre, avec ta psychologie coutumière, qu’une femme déçue aime à se venger. Tu m’as tué trois hommes, tu as fait échouer une entreprise qui, comme tu le fais remarquer, m’a coûté beaucoup de temps, de patience et de fric. Tout ce qui me reste, c’est la satisfaction de me payer sur ta peau. Et je ne vais pas m’en priver. Pour commencer, on va faire des trucs pas drôles à cette fille pour laquelle tu m’as l’air d’avoir un fameux béguin ; ensuite ce sera ton tour et tu t’apercevras que tout ce que tu as lu sur les méfaits de la Gestapo, ce n’était que de la littérature rose comparativement à ce que tu subiras.

À ce moment, j’éternue et je fais le type embêté parce qu’il a besoin de se moucher ; je fouille dans ma poche comme pour chercher mon tire-gomme. Ces préparatifs afin que le geste de mettre ma main à cet endroit ait l’air naturel.

Il est, à mon avis, grand temps d’essayer quelque chose. Je croise les jambes afin de remonter le canon de mon pistolet. Je vais tirer au jugé, à travers mes fringues, sur Billy, puisque c’est lui qui tient un pétard. Je calcule bien. Je ne veux pas le buter parce que je n’aime pas liquider un type en douce. Je vais essayer de l’avoir à l’épaule. Doucement, je relève le cran de sûreté. Je presse sur la détente.

Ça ne fait pas un gros bruit, les assistants sont éberlués de voir Billy se renverser en hurlant.

— Mettez-vous à plat ventre, crié-je à Jeannine ; il va y avoir un bombardement.

En effet, Bruno réagit sec. Le 9 mm de Sorrenti, tourné dans ma direction, crache épais. Heureusement les balles passent au-dessus de ma tête, car je me suis laissé tomber à genoux et c’est le pauvre Billy qui trinque une fois de plus. Il est couché, tout dégoulinant de sang, en travers de son siège, tandis que sa rouquine hurle comme un remorqueur qui réclame le passage à l’écluse.

Je coule un regard à Jeannine, ça se passe bien de son côté. Elle m’a obéi et elle est ratatinée derrière le dos d’un canapé.

Je vise Bruno à la main et je tire, il pousse un cri, son pistolet tombe sur le tapis.

Else qui n’était pas armée lorsque nous sommes venus roule des yeux fous.

— Les bras en l’air tout le monde ! hurlé-je. Tu vois, Bruno, que mes pièces à moi comportent toujours trois actes. J’en ai ma claque de vos simagrées. Je veux le nom du gars qui possède le plan, pas seulement pour le lui reprendre, mais pour lui régler son compte car c’est lui qui a descendu mon copain le consul. Je vais vous le demander séparément. Toi, la rouquine, as-tu quelque chose à dégoiser ?

Elle secoue la tête éperdument. Cette fille, la chose est claire, n’est qu’une poule à la remorque d’un membre du gang.

— Bon, tu ne sais rien. Alors, toi, Else ?

— Tu peux crever, flic.

Elle me sort une foule d’épithètes peu convenables. Je préfère n’y pas prêter attention, je me tourne vers Bruno.

— Mon pauvre vieux, nous allons être obligés de reprendre notre conversation d’Il Capitello. Parle ou je recommence mon feu de barrage et ce sera encore de la légitime défense dans mon rapport.

Il balbutie je ne sais quoi ; cette fois il est vidé.

Je me fais plus pressant, alors il se décide.

— Ça va, je vais vous dire.

— Tais-toi, ordonne sourdement Else. Espèce de sale dégonflé.

— Mais, Else…, proteste-t-il.

— Suffit. Tu es une pauvre larve.

Je m’impatiente.

— Écoute, Else, tu as certainement raison en ce qui concerne ta façon de juger ton galantin, mais ne lui coupe pas toujours la parole car vous en pâtirez l’un et l’autre.

Elle a l’air complètement folle, ses yeux lancent des éclairs. Brusquement, elle se jette par terre et pique une crise de nerfs, mais quand je m’aperçois que c’est du flan et qu’elle n’avait comme but, en agissant ainsi, que d’attraper le fameux 9 mm sur le tapis, c’est un peu tard car elle le tient en main et le vide consciencieusement sur Bruno.

— Garce, hurlé-je, tu es le plus beau résidu de salope que j’aie jamais rencontré.

Elle ricane, allongée devant le corps de l’Italien. Je vois le canon du pistolet se diriger vers Jeannine. La lutte se passe à même le plancher. Si elle tire, ma petite môme de Jeannine va déguster car elle est toujours à plat ventre derrière le canapé. Or, celui-ci est surélevé d’une vingtaine de centimètres.

Je me précipite et je ne sais pas ce qui se produit, mais Else pousse une plainte sourde et devient toute molle. Sans doute ai-je heurté son bras au moment où elle tirait, et la balle s’est logée dans son cou, la tuant net.

Il se fait un grand silence pendant lequel on n’entend que le bruit de nos respirations oppressées et les dents de la rouquine. Enfin, je toussote un brin pour m’éclaircir la voix.

— Oh ! Oh ! Jeannine !

Elle sort de son coin un peu pâle, mais pas tellement flageolante.

— Ça y est ? demande-t-elle.

— On le dirait, comme baptême du feu, vous n’avez pas à vous plaindre.

— Mais je ne me plains pas.

— Si on allait boire un drink ?

— C’est un projet défendable.

— Et comment !

Je vais à la rouquine qui est plaquée contre le mur comme une affiche et dont le visage devient vert.

— Ma cocotte, je vais te donner le meilleur conseil qu’on t’ait jamais donné : taille-toi de ce guêpier en vitesse et ne joue plus au gangster, parce que si ça réussit quelquefois, il arrive aussi que ça se termine mal. Il y a assez de casse comme cela ce soir, c’est pourquoi je ne veux pas te créer d’ennuis. Fiche le camp le plus loin que tu pourras et tâche de te faire épouser par un bon zèbre.

Elle ne se le fait pas répéter deux fois. En un clin d’œil elle a saisi son sac à main et s’est ruée au-dehors.

J’offre mon bras à Jeannine et nous sortons.

— En somme, c’est assez maigre comme résultat.

Je ne réponds rien, je réfléchis.