Un beau gosse qui n’est pas content
— Pour commencer, avertis-je, nous allons briffer un brin. C’est une des conditions essentielles de réussite, lorsqu’on s’en va-t’en guerre. Que ça vous chante ou non, vous allez manger. Puisque vous êtes assez courageuse pour laisser votre chagrin à la consigne tant que les assassins ne seront pas arrêtés, vous allez m’obéir.
Elle se force à sourire.
— Bien, chef.
Je la regarde doucement.
— En général, je travaille seul, mais ça ne me déplaît pas tellement de faire une exception pour un auxiliaire de ce gabarit.
Je conduis la Talbot dans les rues de Rome. Nous passons sur un pont en dos-d’âne, sous lequel coule un ruisseau jaunâtre.
— C’est le Tibre, cette canalisation ? questionné-je.
Jeannine me fait signe que oui. Je ne sais pas bien que lui raconter ; je n’ai pas l’habitude de manipuler des demoiselles de la bonne société dont le frangin vient de se faire buter. Je vais pour la remonter, employer le grand moyen, celui qui réussit à tout le monde : aux ramasseurs de mégots comme aux nonces apostoliques, et aux veufs inconsolables comme aux amoureux-qui-sont-seuls-au-monde, je veux parler du glass. C’est pour cela que je me fais autoritaire quand il est question d’aller se restaurer. Je me promets de commander une bouteille de vin de France très sérieuse. Il faut absolument que Jeannine fasse fonctionner son pipe-line.
Nous traversons une place entourée d’arcades qui s’appelle la Piazza Colonnes. Un peu plus loin, j’aperçois un restaurant à l’angle d’une rue paisible. Cet établissement possède une terrasse en forme de tonnelle, très accueillante. Il y a de la verdure, des garçons à tête de jeunes premiers et des nappes jaune clair.
J’arrête l’auto.
— Descendez, dis-je.
Elle obéit mornement.
Je la pousse sur la terrasse et désigne une table d’angle au garçon qui s’empresse. Ces Italiens sont des dégourdis. Pas besoin de leur faire des causeries avec projection, ils pigent tout de suite.
Jeannine s’assied, toujours avec son air lointain. Sans lui demander son avis, contrairement aux lois de la bienséance, je compose un menu confortable : soufflé au fromage, perdrix aux choux, pâtisserie, bref, la moindre des choses.
— Et maintenant, dis-je au garçon, si tu ne parles pas français, galope chercher un interprète pour qu’on règle la question des vins.
— Si, signore, je parle française.
— C’est toi qui le dis, mon trésor. Enfin, ça ira, passe-moi le cahier du sommelier.
Je le feuillette.
— Un chambolle-musigny ne serait pas mal, fais-je remarquer.
Nous attaquons. À vrai dire, Jeannine grignote. À tout moment, elle pose sa fourchette et crispe les lèvres. Mais malgré ses efforts, je vois ses yeux magnifiques s’emplir de larmes.
— Vous étiez très unis, dis-je doucement, comprenant qu’il faut parler du disparu.
— Terriblement. Nous ne nous sommes jamais quittés. Gaétan était misogyne et ne voulait pas entendre parler de mariage, c’était pour moi à la fois un frère, un père et un ami…
Je la laisse pleurer parce que je sais que ça soulage ; lorsqu’une femme pleure, on peut commencer à se donner un coup de peigne parce que c’est signe que dans un instant elle sera en plein boum.
En effet, ma compagne essuie ses larmes et j’en profite pour lui emplir son verre.
— Allons, dis-je, avec un peu de rudesse dans la voix (juste ce qu’il faut), buvez un bon coup et préparez-vous à le venger. Ce sera un grand réconfort.
Galvanisée, elle torche coup sur coup trois glass. Ça y est, mon petit truc à réussi.
*
Nous descendons à l’hôtel Imperator où j’ai la joie de retrouver mes bagages. Je m’empresse de passer un coup de bigophone à l’ambassadeur.
— Allô, Excellence ? Ici San Antonio, avez-vous reçu une communication au sujet du bateau ?
— À l’instant, répond-il, le chef de la police vient de me prévenir qu’un bâtiment correspondant au vôtre a été repéré au large de Capri. La police côtière l’a arraisonné et deux officiers sont montés à bord, ils ont été pour leurs frais, le yacht appartient à un Brésilien, un certain Curno Pantoz, ce dernier a proposé aux officiers de perquisitionner, aucune femme ne se trouvait à bord et les papiers étaient en règle. Ils se sont excusés. Qu’en dites-vous, commissaire ? Croyez-vous qu’il s’agirait de notre bâtiment ?
— M’est avis que oui, Monsieur l’Ambassadeur, mais je me doutais que ces carnes auraient pris leurs précautions ; ils sont fortiches.
Je salue et raccroche.
Me voilà en plein pastis ; car je ne peux plus compter repêcher mes zèbres grâce au bateau. De moins, ce renseignement m’apporte-t-il la certitude qu’Else et ses sangliers sont en Italie, à Naples, ou à Rome, et je pense pouvoir éliminer Naples, car cette fille est attirée par les documents comme une panthère par une charogne.
Pourvu que l’ambassadeur ne se les laisse pas crever sous son blair.
J’en ai une sueur froide, rien que d’y songer. Je reprends l’appareil.
— Excusez-moi, Excellence, c’est encore San Antonio. J’ai oublié de vous recommander de bien camoufler les documents, un coup de main est toujours à craindre.
— N’ayez pas d’inquiétude, à l’heure qu’il est, ils sont en France. Je les ai fait rentrer immédiatement par avion spécial.
Je respire. Voyez-vous, j’aime avoir l’esprit libre de tout souci pour travailler.
Je redis bonsoir.
Jeannine est assise dans un fauteuil du hall ; elle me regarde avec intérêt. Dès que j’en aurai fini avec cette histoire, il faudra que je m’occupe de lui changer les idées. C’est pour moi une obligation morale, et je ne la trouve pas pénible du tout.
Je jette un regard à la pendule électrique, elle indique huit heures dix. J’espère que le signore Sorrenti ne va pas tarder à s’amener avec ses chaussettes à rayures et sa cravate bleu azur. J’en ai marre de piétiner sous le regard compassé des ouistitis de la réception. Je vais m’asseoir sur un accoudoir du fauteuil voisin.
— Dites-moi, Jeannine, je suppose que votre frère sera inhumé en France ?
— Bien entendu.
— Après les obsèques, vous pensez revenir dans ce bled ?
Elle a un geste d’une tristesse infinie.
— Jamais ! Tellement de souvenirs sont liés à ce ciel si pur, à cette foule nonchalante… Pauvre Gaétan…
Un type pousse la porte tournante et se dirige vers la réception. Il parlemente avec un des préposés, ce dernier regarde le hall comme pour y chercher un visage. Son regard se pose sur moi. C’est à moi qu’en a l’arrivant. Je fronce les sourcils, et j’attends. Comme prévu, il vient à moi. Il est petit, sans âge, chauve et s’il ne boit pas trois litres de chianti par jour, la rougeur de son pif provient d’un direct du droit très récent.
— Signore San Antonio ?
— Soi-même.
— Je viens de la part dou signore Sorrenti. Il a eu à la dernière minoute oun empêchement. Ma il vous rejoindra ici ceste nouit. Il vous conseille d’aller auparavant boire ou verre de cognac à Il Capitello, via Cavour. Il pense qué vous y possibilité de rencontrer dou monde qu’il vous ferait joyeux de voir. Capito ?
— Va bene.
Mon gnome a l’air satisfait de lui, de moi, et, par la même occasion de l’humanité entière, son percepteur y compris.
Il me rend un paxon bleu qu’il tenait en réserve dans une poche.
— Il signore Sorrenti pense qué vous auriez possibilité d’avoir besoin dé ceci.
Il attend une seconde et me fait un profond salut.
— Buona sera, signore.
Comme je ne suis pas contrariant, je lui réponds :
— Buona sera, signore.
Mais cet endoffé ne bronche pas.
Discrètement, Jeannine me fait signe de l’arroser un peu. Je n’y pensais pas. Je tends vingt lires au bonhomme et il les empoche d’un air dégoûté.
Je déplie le paquet qui me paraît bien lourd pour son volume et je me trouve nez à nez avec un 9 mm accompagné de deux chargeurs.
Ce Sorrenti est un type de ressources.
— Vingt lires, c’est peu, pour témoigner sa satisfaction à un homme qui vous apporte un arsenal complet, objecte Jeannine.
— Il a dû me prendre pour un radin, hé !
Elle hausse les épaules.
— Alors ?
Toujours son éternel « alors » qu’elle vous lâche dans le visage d’un air têtu.
— Ça vous dirait d’aller prendre un verre à Il Capitello ?
— Je comprends.
— Je suppose que c’est une boîte de nuit ?
— Il m’a, en effet, semblé apercevoir cette enseigne au bas de la via Cavour.
— On y va ?
— Allons-y.
— C’est loin d’ici ?
— À trois ou quatre cents mètres.
— Alors, prenons la voiture ; mais nous la planquerons dans les environs ; avec ce paquebot, nous manquons de discrétion.
*
Il Capitello est une boîte sélecte, vous n’ignorez pas ces endroits-là ont pour règle de créer un décor, une ambiance exotiques ou du moins pittoresques. Il Capitello, Jeannine me l’explique, veut dire « le chapiteau » et les directeurs de la tôle se sont inspirés du cirque. Au milieu de la salle, la piste de danse ressemble à celle d’un cirque, tout autour les tables sont étagées en gradins. Les musiciens sont juchés sur une estrade ; ils sont vêtus d’uniformes chamarrés, couverts de brandebourgs et d’épaulettes dorés, mais le plus rigolo, c’est la valetaille, les garçons et les maîtres d’hôtel sont sapés en clown, en dompteur, en Monsieur Loyal, en athlète. Il y a même un petit brun à moustaches de jeune premier qui sert la clientèle vêtu d’une peau de panthère. J’ai vu pas mal de trous de ce genre, mais je reconnais que celui-ci vaut le coup d’œil.
Les clients sont des mecs pourris de pognon, ce sont ceux auxquels les neuf dixièmes du peuple italien ouvrent les portières en rêvant de leur racler la plante des pieds avec des tessons de bouteille.
— Si je pensais que le jour de la mort de mon frère j’irais dans un cabaret dansant…, soupire Jeannine.
— Rentrez à l’hôtel, il en est temps encore, fais-je agacé car je me concentre sur le travail et chez moi, le boulot c’est tellement dominant qu’on pourrait, pendant que je suis en chasse, me faucher mon slip sans que je m’en aperçoive.
— Ne me rudoyez pas, murmure-t-elle, commissaire, je m’excuse, mais… vous comprenez ?
— C’est moi qui suis une grosse brute, dis-je, en passant mon bras sous le sien. En ce moment, j’ai l’âme d’un léopard.
— Tant mieux.
Nous nous laissons guider par un gars vêtu en Pierrot, à une table située en dessous des musicos. Ça tombe bien, c’est pour nous la plus chouette gâche, car de cet endroit, on n’est pas en vue et on peut reluquer tout ce qui se passe dans le cirque.
Je commande du champagne. Faut ce qu’il faut. Je bois à la mémoire du pauvre consul ; d’autant plus volontiers que c’était un brave garçon et que le champagne est fameux. Jeannine trempe ses lèvres dans sa flûte ; elle recommence toutes les fois que je le lui ordonne. Ce qui m’indique que, le cas échéant, elle sait se montrer disciplinée.
Nous sommes là depuis un moment lorsque mon système circulatoire se paralyse ; voici que Bruno fait son entrée à Il Capitello. Il est accompagné d’un couple de copains : une belle rousse assez vulgaire et un bonhomme qui a eu des pékinois et des ours bruns parmi ses aïeux. Décidément, les tuyaux de Sorrenti ne sont pas percés. Si un jour je deviens dictateur, sûr et certain que je l’embaucherai comme chef de ma Gestapo.
Je me dissimule de mon mieux et je réfléchis. Ma matière grise se met en mouvement. Tout à coup je torche ma flûte et je prends dans la mienne la main que Jeannine laisse traîner sur la nappe.
— Dites-moi franchement, petite, avez-vous les nerfs solides ?
— Mon Dieu, jusqu’ici, ça n’a pas trop mal marché.
— Vous sentez-vous capable de vous maîtriser ?
— Oui.
— Alors, penchez-vous un peu, apercevez-vous, à la table qui se trouve sous le projecteur, ce bel éphèbe brun aux côtés d’une femme rousse ?
— Je le vois très bien.
— C’est l’assassin de Gaétan.
Elle porte les mains à sa bouche et devient livide. Je lui colle vite son verre dans les doigts et lui conseille de le vider.
Ça se passe très bien.
— Voilà, exposé-je, il y a plusieurs façons de jouer cette partie. Le plus simple serait que j’aille carrément à la table de ces fumelards et que je leur foute mon feu sous le blair en leur conseillant d’attraper les lustres ; la seconde consisterait à prévenir la police ; mais à ces deux, je préfère ma technique personnelle. Si je faisais arrêter Bruno, je vous parie les faux seins de Marlène Dietrich contre une botte de radis qu’il s’en tirerait because Else a dû lui préparer un alibi en béton armé.
— Quelle est donc votre méthode ?
Au lieu de lui répondre, j’appelle un fakir qui, à son air important et à la distinction qu’il met dans l’art délicat de ne rien faire, doit être le gérant de la boîte.
Il s’approche, digne comme un croque-mort lorsqu’il n’est pas brin-de-zinc.
— Vous parlez français ?
— Si, parlo un poco, ma non molto bene.
— Qu’est-ce qu’il bave ce grand veau ? questionné-je.
Jeannine sourit.
— Il vous dit qu’il ne parle pas très bien. Comme il vous le dit en italien, je suis certaine qu’il ne connaît pas un traître mot de français.
— Alors, servez-nous d’interprète. Demandez-lui s’il n’a pas de salon particulier.
Elle s’exécute. Le fakir-gérant écoute doctement et incline la tête affirmativement.
— Bon, dis-je, demandez-lui s’il veut en mettre un à ma disposition. Dites-lui qu’il ne s’agit pas d’une partie de jambes en l’air mais d’une discussion d’affaires. Je paierai ce qu’il faut à condition qu’on nous fiche la paix.
Elle répète mes paroles en italomuche.
Le type est toujours d’accord, pourvu qu’on lui lâche du flouze, il se moque bien qu’on utilise son local pour fabriquer de la dentelle, jouer au bilboquet ou organiser une conférence de Garry Davis.
Je paie d’avance et dis au bonhomme de m’attendre un instant.
— Maintenant, ma chère amie, c’est à vous de grimper sur le plateau. La réussite de mon plan repose sur vous. Vous allez vous transformer en vamp, et, en ondulant des hanches, vous approcher de lui. Vous vous assoirez sans façon à sa table et lui demanderez s’il n’a pas dix mille lires à mettre dans le sac à main d’une pépée à même de lui refiler des tuyaux sur un flic français et sur l’enveloppe qu’il trimbale dans sa blague à tabac. Surtout, ayez l’air cupide, ça le mettra en confiance. Lorsqu’il commencera à marcher, dites-lui que vous seriez mieux dans un des petits salons pour discutailler, car vous avez la pétoche. À ce moment, vous me l’amenez. Compris ?
Je la regarde, elle est frémissante.
— Compris.
J’allume une cigarette et la regarde s’éloigner. Quelle ligne, quelles jambes ! Je me tourne enfin vers le gérant.
— Avanti, dis-je.
Il me conduit dans un vestibule qui fait le tour de l’établissement. Une kyrielle de portes s’ouvrent dans ce couloir. Il en pousse une.
— Favorisca di qua.
J’entre et inspecte les lieux. C’est un petit coin peinard qui ressemble à tous les petits salons du monde. Enfin les petits salons de ces sortes de boîtes, c’est-à-dire des pièces discrètes, avec des divans moelleux comme du monbazillac et un cabinet de toilette attenant.
— Ça colle, mon gros, tu peux évacuer tes os.
Le faux fakir s’incline bien bas et va voir dans la salle si j’y suis. Je repousse la porte et tire un fauteuil juste derrière de façon qu’en pénétrant dans le salon, on ne puisse me voir tout de suite.
Je jette ma cigarette et j’en allume une autre.
Pourvu que Jeannine soit assez persuasive !
Je sors le rigolo que m’a envoyé Sorrenti. C’est une arme d’une fabrication qui m’est inconnue, peut-être italienne ? En tout cas, elle n’a pas l’air mauvaise. J’étudie son fonctionnement, je glisse un chargeur dans la crosse et lève le cran de sûreté. À ce moment, j’entends un bruit de pas dans le couloir. Je suis prêt. La porte s’ouvre. Jeannine pénètre dans le salon suivie de Bruno. Ce dernier, une fois entré, repousse la porte sans se retourner, ce qui fait qu’il ne m’aperçoit pas encore.
La surprise n’en est que meilleure.
— Coucou, beau brun ! dis-je.
Il se retourne d’une pièce et porte la main à sa poche.
— Pas de ça, ordonné-je, lève bien haut tes pattes pour que je puisse admirer tes manchettes amidonnées. Jeannine, voulez-vous enlever le feu de ce dandy, il déforme sa poche droite.
Elle m’obéit.
— Garce, grogne-t-il.
Je lui file un taquet qui lui fait enfler la pommette illico.
— Déguste ça pour t’apprendre la politesse.
Il marmonne.
— Flic, sale flic, ça se revaudra.
— Ça m’étonnerait parce que, écoute, trésor, lorsque j’en aurai fini avec ta petite personne, ta mère elle-même ne voudra pas se servir de toi comme paillasson. Va t’asseoir sur cette chaise là-bas et tâche de ne pas faire le mariole parce que je me sens nerveux ce soir.
« Maintenant, ouvre grandes tes manches à air. Sur ton bateau du diable, tandis que j’étais fixé au mât, tu m’as posé deux questions, c’étaient les suivantes : qui nous a rencardés sur la fuite de votre gang en Italie et qu’est devenu Tacaba. Pour la première, je dois t’avouer que mes chefs, malgré qu’ils m’aient à la bonne, ne me disent pas tout, j’ai reçu simplement l’indication, à moi de l’utiliser. Quant à la seconde, je vais te répondre : Tacaba est, pour l’heure, aussi mort que du cervelas truffé, et je le sais parce que c’est moi qui lui ai fait avaler son extrait de naissance. Si tu en doutes, souviens-toi des deux mammouths que j’ai allongés l’autre nuit dans la cabine d’Else. Réfléchis et comprends enfin que je ne suis pas un plaisantin. Tu as peu de chances de te vanter un jour d’être sorti vivant d’entre mes mains, mais si tu es optimiste, réponds à mes questions.
Il n’en mène pas large.
— Que voulez-vous savoir ?
— Enfin, tu deviens raisonnable en grandissant. J’aimerais que tu me parles de la question du code. Je sais que vous ne l’avez pas, mais j’aimerais savoir qui vous l’a barboté.
Il garde le silence.
Je ne me fâche pas.
— Fais bien attention, préviens-je, j’ai connu un type auquel je posais certaines questions, comme à toi. Il la bouclait lui aussi et quand il a voulu ouvrir sa grande gueule, il n’a pas pu parce qu’il avait un morceau de ferraille dans la carcasse qui lui faisait mal lorsqu’il riait. Et ce type, tu l’as peut-être deviné, s’appelait Tacaba. Il s’est tortillé pendant un bout de temps et il me promettait de m’instituer son légataire universel à condition que je lui en mette une seconde à l’endroit où son coiffeur s’arrêtait ordinairement de lui tailler les crins pour lui demander s’il les aimait bien dégagés. Tu vois ? C’est d’une simplicité extraordinaire. Si tu ne réponds pas, d’ici dix secondes, tu racleras le tapis avec tes ongles, parce que c’est la coutume chez ceux qui en prennent une ou deux bien chaudes dans le ventre.
— Si vous permettez, fait Jeannine, ce sera moi qui tirerai.
— J’oubliais de te signaler que la gracieuse personne qui te veut du bien est la sœur de feu Gaétan Pival de Roubille, consul de France à Naples.
« Tu es cucul comme un jeune chien, mon pauvre Bruno, et imprudent ! On ne liquide pas un consul de France comme un nervi, surtout à un moment où les relations amicales se renouent à toute pompe avec la bonne vieille frangine latine. Le gouvernement italien doit en discuter ferme, en séance de nuit. Il fait remuer sa police et si un nommé San Antonio leur servait l’assassin, même dans un sac à charbon, il lui cloquerait toutes les médailles passées et présentes du pays. Quant au meurtrier, s’il pouvait le fusiller cent fois, il le ferait.
— Ce n’est pas moi, gémit le beau gosse.
— Mon œil ! Je t’ai vu lorsque tu nous suivais à la gare.
— Mais je n’ai pas pris le train.
Je hausse les épaules.
— Trouve autre chose, mon chou.
— Je vous le jure… Nous avions voulu nous assurer que vous preniez bien le train. Tenter un coup nous paraissait trop risqué. Else m’attendait à l’aéroport, nous avons pris l’avion. C’est à la sortie de la gare de Rome que nous pensions vous kidnapper, le consul et vous. Quoi qu’il y paraisse, c’était plus facile parce que, ici, nous avions du monde capable sous la main.
Je suis ébranlé.
— Et ainsi, tu prétends avoir pris l’avion ?
— Je l’affirme ; vous aurez la preuve de ce que j’avance aux aéroports de Naples et de Rome.
Je me tais en évitant le regard déçu de Jeannine. Je me dis que les affirmations du beau gosse sont peut-être fausses — jusqu’à preuve du contraire — mais mon vieux flair de clebs me dit qu’elles sont vraies. Dans ce cas, alors, qui a commis le meurtre ? Un criminel travaillant pour son propre compte ? C’est improbable… Alors ?
Alors, je suis bien forcé de songer sérieusement au gars qui possède le code. Pour que les plans aient une valeur, il faut le code, mais le code sans les plans, c’est une brosse à dents sans poils. Donc, celui qui a été assez dégourdi pour s’approprier une partie des documents doit être assez gonflé pour buter un type afin d’avoir l’autre partie. Conclusion : j’ai de plus en plus envie de faire connaissance avec le détenteur du code.
— Passons sur le meurtre, provisoirement, nous réglerons cette question plus tard. Reprenons cet entretien à son début. Qui vous a fauché le code ?
— On ne nous l’a pas fauché.
— Quoi !
— Non, je vais vous expliquer…
Jeannine pousse un cri et me montre la porte. Je me retourne, le copain de Bruno et la fille rousse font leur entrée, un pétard à la main. Je n’ai pas le temps de me voir venir ; profitant de cette diversion, Bruno a bondi et m’a filé un coup de poing grand format sur le bras. Je lâche mon feu et je n’ai pas le temps de me baisser car les arrivants me rentrent le canon de leur Luger dans les côtes.
Bruno qui pense à tout récupère le feu que Jeannine lui a pris.
— Eh bien, gros malin, dit-il d’un ton enjoué, que penses-tu de ce second acte ?
— Pas mal, conviens-je, attendons le troisième.
— On t’a jamais appris à l’école qu’il existait des pièces en deux actes ?
— Si, mais toutes celles pour lesquelles j’ai un engagement en ont trois, figure-toi ; et il se trouve que c’est dans le troisième acte que je suis le plus formidable.
Le copain de la môme rousse s’impatiente.
— Assez causé, dit-il avec un accent hongrois si épais qu’on pourrait le couper au sécateur, qu’est-ce qu’on fait de ces deux ?
— On les emmène dans le monde, décide Bruno.
Ils nous poussent dans le couloir et nous entraînent vers la porte de service ; celle-ci donne dans une ruelle où il y a une voiture américaine.
— Allez, grimpez, ordonne le gentleman dont l’arrière-grand-père était pékinois.
— Mazette ! m’exclamé-je, vous ne les achetez pas aux puces, vos bagnoles.
— Ferme ça, gronde Bruno, maniez-vous, toi et ta grognasse et ne faites pas de manières, étant donné que c’est nous qui avons l’artillerie maintenant.
Je m’installe à l’arrière à côté de Jeannine. Je la regarde pour voir comme elle réagit. Elle ne prend pas ça tellement mal. En tout cas, comme diversion à son chagrin, c’est plutôt corsé, hein ?