Du plomb dans la viande
Cette bagnole n’a pas été achetée chez un antiquaire. Pour un bolide, c’en est un. Et Jeannine — puisque Jeannine il y a — ferait la pige à Nuvolari. Nous tapons le cent vingt. Les pégreleux lèvent les bras au ciel et cavalent sur les talus en nous voyant foncer. Une fois Napoli passée, nous nous ruons dans un univers enseveli sous une poussière grise et âcre, qui nous entre dans la gorge et nous brûle les poumons. À cette allure-là, il n’y a pas, dans toute l’Italie, un seul truc à quatre roues susceptible de nous rattraper, c’est assez réconfortant. Je n’ai qu’une hâte : remettre les plans à l’ambassadeur et aller me taper un spaghetti d’honneur avec mes copains consuls. Ensuite, je tâcherai de mettre la main sur ce cucudet de code. J’enlève le sable qui me rentre dans les mirettes, parce que, sincèrement, deux yeux c’est pas trop pour reluquer à la fois un des plus beaux paysages et l’une des plus belles filles in the world. Je m’en mets plein les cocards. Si vous voyiez cette petite fée au volant, les cheveux au vent, les lèvres serrées, une écharpe jaune autour du cou, les bras nus, la gorge pas trop empaquetée… vous ne penseriez plus à rien, et il faudrait au bout d’une heure de contemplation, qu’on vous réapprenne à lire et à faire des i et des o sur du papier quadrillé, tellement vous seriez commotionnés. Parole !
Jeannine sent que je la regarde. Sans bouger sa tête brune, elle questionne :
— À quoi rêvez-vous ?
Je lui réponds par une historiette véridique.
— J’avais, lui dis-je, un copain danois qui était le plus joyeux luron dont on puisse rêver pour vider des bouteilles et paillarder. Quand on lui parlait de l’amour, il se marrait tellement fort que les watmen arrêtaient leurs tramways parce qu’ils croyaient qu’il y avait alerte. Un jour, je reçois un coup de téléphone de ce coco-là.
« — Je viens, me dit-il, de rencontrer la plus belle femme du monde. Si je ne parviens pas à la tomber, je me balance dans la mer du Nord.
« — Tu ferais mieux de te balancer dans les draps, ivrogne ! Tu es encore saoul, ricané-je en raccrochant.
« Eh bien, deux jours plus tard, on a retrouvé son corps à l’entrée du port…
Je me tais. Jeannine prend un virage qui fait hurler les pneus.
— Hum, toussote-t-elle, c’est une sale aventure qui est arrivée à votre ami. Pourquoi y pensez-vous en ce moment ?
— J’étais en train de comprendre ce qui lui avait passé par la tête.
— Ah, oui, quoi donc ?
— Des tas de trucs. Vous savez, Jeannine, les hommes sont des ballots ; ils se montent le job à toute pompe. Aucun n’échappe à ce piège qu’est la femme, aussi malin qu’il soit, aussi fortiche.
Je la ferme. Si je n’y mets pas un cadenas, d’ici cinq secondes je vais prononcer des paroles si douces que toutes les mouches de la contrée vont venir se poser sur ma bouche.
— Laissez-moi conduire ! ordonné-je durement.
Sans sourciller, elle ralentit et stoppe. Je descends de la calèche et la contourne pour venir prendre la place de ma compagne. Au moment où je vais démarrer, celle-ci pose sa main sur la mienne.
— Commissaire, dit-elle, vous êtes un gentleman.
— Because ?
— Parce que… vous savez bien… Vous êtes un homme correct. Je voulais… c’est idiot, j’avais besoin de vous dire ce que je pense de vous. Eh bien, c’est cela.
J’appuie sur le champignon.
Ce que la vie est crétine, vous ne trouvez pas ? C’est bien ma chance à moi : rencontrer une femme qui me pige, que je pige, qui est plus jolie que toutes les Miss Univers collées à un bâton, sentir que nos deux palpitants battent sur le même rythme, avoir envie d’empoigner cette petite chose ravissante et de lui susurrer des phrases-bibelots, et n’avoir, en fin de compte, que le droit de la boucler et de soupirer parce que cette pièce unique est marida à un chic type… C’est plutôt moche.
Sérieusement, j’en ai un coup dans l’aile. Ce que j’éprouve ne ressemble pas à du vague à l’âme, c’est bien plus compliqué. Enfin, vous devinez ce que je ne dis pas. Si vous ne comprenez pas, c’est que vous en tenez une drôle de couche.
Pour faire diversion, je me concentre sur mon volant. Nous ne disons plus un mot, si bien que lorsque nous atteignons Rome, il faudrait presque un chalumeau pour me dessouder les lèvres.
— Le train de notre ami arrive à quelle heure ?
— Quatre heures.
Je consulte la pendule du tableau de bord.
— Très bien, dis-je, nous n’avons qu’une demi-heure de retard. Nous retrouverons M. de Pival à l’ambassade, je me débarrasserai des plans, ensuite nous irons nous taper la cloche potablement. J’ai du pognon à toucher à la Banco di Roma, c’est moi qui régale. Comme je ne sais pas parler l’italomuche, vous composerez le menu, O.K., Jeannine ?
— O.K., commissaire.
Nous grimpons le perron de l’ambassade. Un secrétaire s’avance vers nous.
— Monsieur ?
— Je voudrais avoir une audience avec Monsieur l’Ambassadeur.
— Son Excellence est occupée pour l’instant, vous avez un rendez-vous ?
Je hausse les épaules.
— Écoutez, vous m’avez l’air d’un grand garçon, alors tâchez de comprendre : je ne viens pas voir l’ambassadeur pour lui vendre un aspirateur, non plus que pour faire une collecte au bénéfice des filles mères de Vaison-la-Romaine. Je suis le commissaire San Antonio en mission spéciale, et si vous ne courez pas informer votre patron de mon arrivée, on vous trouvera d’ici cinq minutes accroché à la suspension par vos culottes.
— Bon, admet l’autre, passablement étourdi, mais il se passe des choses tellement graves que je ne sais pas si Son Excellence…
— Qu’est-ce qu’il y a, la guerre est déclarée ?
— Non…
— Bon, alors courez ou bien je vous fais manger tout le crin de ce fauteuil.
Il s’enfuit épouvanté, tandis que ma compagne éclate de rire.
Lorsqu’il revient, je comprends à sa mine déférente que l’ambassadeur est au courant de ma venue et qu’il m’attend.
— Si vous voulez me suivre, balbutie le petit gars.
Il nous introduit dans une vaste pièce tendue de velours pourpre où, derrière un monumental bureau, se tient un homme chétif et nerveux. C’est un type entre deux âges mais plus près du second que du premier. Il a l’air aussi joyeux qu’une paire de gants noirs et il fume pour user sa nervosité.
— C’est abominable, balbutie-t-il en nous apercevant, sans même nous saluer.
J’avoue que cet accueil nous démonte quelque peu.
Il s’approche de Jeannine et lui prend la main.
— Mon enfant, murmure-t-il, ma pauvre enfant, c’est horrible.
Du coup, je pige, vous avez déjà dû remarquer que je ne suis pas de ces gens auxquels il faut faire des dessins.
— Le consul ! m’exclamé-je. Ils l’ont lessivé ? C’est ça, hein ?
La jeune femme pousse un cri. Elle pâlit et s’assied dans le fauteuil le plus proche.
— Il est arrivé quelque chose à Gaétan ? demande-t-elle à l’ambassadeur. Parlez, monsieur, je vous en supplie.
L’interpellé baisse la tête.
— On m’a prévenu tout à l’heure par téléphone. Un cheminot l’a trouvé sur le ballast. Il avait un poignard dans la poitrine.
— Ah ! les salauds !
Je ne peux pas contenir ma rage. Je poursuis ma litanie :
— Les carnes ! Les ordures !.. Excusez-moi, dis-je tout à coup au diplomate : commissaire San Antonio.
Il me serre nerveusement la main.
— Je sais, les Affaires étrangères m’ont prévenu.
Nous nous empressons autour de Jeannine. C’est une rude femme. En pareil cas, les mômes font un cirque du tonnerre d’Allah : elles sanglotent, elles s’évanouissent, hurlent et déchirent leur mouchoir avec les dents… mais celle-ci est un vrai morceau de femme. Elle ne bronche pas, silencieusement, deux larmes coulent vers son menton. J’en ai la gorge serrée.
L’ambassadeur est tellement ému qu’il renifle et appelle Jeannine « mademoiselle ».
— Est-on sur une piste ? questionne soudain Jeannine, une flamme mauvaise dans le regard.
— Pas encore, répond-il. Il faut que la machine policière se mette en mouvement.
— Ouais, dis-je, et pendant ce temps les crapules se font la paire. Mais il y a un détail, c’est que je les connais et ça va saigner, sacrebleu !
— Vous les connaissez ! sursaute mon interlocuteur.
Le plus brièvement possible, je le mets au fait de mes aventures ; je lui dis que Bruno est dans le coup.
— Il faut agir, conclus-je, Excellence, voulez-vous téléphoner au chef de la Surveillance du territoire et lui demander de rappliquer ici avec son indicateur le signore Sorrenti ?
L’ambassadeur dit qu’il va le faire, mais qu’auparavant il faut s’occuper de Jeannine. Il nous entraîne dans son appartement.
— Mon épouse est sortie, dit-il, c’est une guigne, la présence d’une femme serait précieuse à Mlle Pival de Roubille.
Il se goure encore mais je n’ose le lui faire remarquer.
— Excusez-moi un instant, murmure-t-il, je vais faire le nécessaire.
Je m’assieds sur un divan aux côtés de Jeannine, je lui prends les mains et je baisse la tête pour ne plus voir couler cette paire de larmes qui me ravage le palpitant.
— C’est ma faute, tout ça, dis-je sourdement. Si je n’étais pas allé frapper à votre porte, cette nuit, rien ne serait arrivé.
Elle secoue la tête en manière de protestation.
— Mon frère a toujours été un impulsif, un risque-tout, malgré ses manières graves.
— Je regrette tellement, si vous saviez.
— Ce n’est pas votre faute, mon pauvre ami, vous avez fait votre métier, c’est tout.
Comme vous êtes tous un tas de pieds-plats, vous ne devez pas rater les films de Laurel et Hardy. Il y a un gag dont ils se servent fréquemment et que vous avez certainement remarqué. Lorsque le type qui veut toujours leur flanquer une correction arrive par un côté qu’ils ne surveillent pas, ils le saluent distraitement et puis, brusquement, l’un des deux réalise et il a un sursaut d’une grosse portée comique. Vous vous souvenez ? Eh bien, c’est quelque chose d’analogue qui se produit pour soi. Soudain je bondis.
— Vous avez dit : « mon frère » !
Jeannine laisse percer de la surprise à travers sa douleur.
— Pourquoi cet étonnement ? Vous ne saviez pas que Gaétan était mon frère ?
— Votre frère ?
Je suis plus abruti que le gars qui en se réveillant se rappelle qu’il était rond la veille et qu’il a échangé, pour épater la galerie, sa Viva grand sport contre un chat siamois.
— Mais… mais… bégayé-je, je croyais… il m’a semblé que vous étiez sa femme.
— Pas du tout.
— Ça alors…
Je me remémore les présentations du matin et je me rappelle qu’en effet, le consul n’a pas précisé, en me nommant Jeannine, qu’il s’agissait de sa sœur si bien que la pensée qu’il puisse s’agir de quelqu’un d’autre que de sa femme ne m’a pas effleuré.
Nous en sommes là lorsque l’ambassadeur revient.
— Ils seront ici dans un quart d’heure, prévient-il, en les attendant, je vais vous offrir un alcool, ça vous remontera, ma chère enfant, ajoute-t-il pour Jeannine.
Nous nous laissons faire une douce violence et je me hâte de plonger mon grand pif dans le verre que vient de me présenter un larbin. C’est du cognac, du baveau.
*
Il n’y a pas d’erreur, avec dix centilitres de cette drogue dans le buffet, on se sent quelqu’un.
Sorrenti allonge ses longues jambes sur le tapis. Il n’est pas du tout impressionné de se trouver chez un ambassadeur. On dirait que les réceptions officielles, c’est son sport favori. Il examine ses chaussures de daim à triple semelle avec une très grande satisfaction, par instants, il coule dans ma direction son regard sombre, prompt et ironique.
Le chef de la police secrète, par contre, semble solennel, il a des mouvements harmonieux pour m’écouter parler. Quand j’ai terminé pour la énième fois la relation de mes aventures, je me tourne vers Sorrenti.
— À vous le crachoir, mon bon ami.
Il ne se fait pas prier.
— L’autre après-midi, signore, je m’apprêtais à sortir de chez moi lorsqu’un bambino est arrivé, porteur du mot que vous lui aviez remis. Obéissant à vos instructions, je me suis hâté d’aller vous rejoindre au café Florida, suivi par le gamin qui voulait récupérer, m’expliqua-t-il, une moitié du billet que vous déteniez.
— Je l’ai toujours, fais-je en souriant.
— J’ai été fort surpris de ne trouver personne.
— Personne !
— Personne, signore, l’établissement était vide comme la poche d’un pauvre homme.
— Vous n’avez pas trouvé le cadavre ?
— Non, signore, les bandits ont dû l’emmener en voiture en même temps que vous.
— Dans quelle intention, croyez-vous ?
— Peut-être se sont-ils dit qu’en faisant disparaître le corps, la police serait désorientée et même qu’elle ne serait pas prévenue…
— En plein jour, c’est un peu culotté.
— Pas tellement, car l’arrière du café donne sur une impasse déserte.
— All right.
— En somme, dit le comte Sforza, vous avez obtenu satisfaction, puisque les documents sont retrouvés.
— Pas complètement.
Je leur parle de l’histoire du code.
— À mon avis, déclaré-je à mon auditoire, c’est lui que la belle Else venait chercher dans le tiroir-caisse, et je suis presque persuadé que c’est à cause de lui que le tôlier a été descendu.
— Vous croyez ? questionne l’ambassadeur.
— Il me semble que c’est une explication plausible. Non ?
— Ma foi…
— Ce que j’aimerais connaître, c’est le rapport existant entre le patron assassiné et la bande, et surtout comment un simple tenancier de bistrot pouvait détenir une partie des documents.
Le comte Sforza caresse sa barbiche amoureusement. L’ambassadeur bouffe avec appétit les petites peaux mortes qu’il a autour des ongles.
— Est-il indiscret, murmure-t-il, de vous demander si vous avez un programme ?
— Un programme, Monsieur l’Ambassadeur ! Mais j’en ai deux : le premier, essayer de retrouver cette saloperie de code, je suis payé pour cela. Le second, c’est de mettre la main sur l’enfant de vipère qui a poignardé le consul de Naples, et, aussi vrai que Paris se trouve dans le département de la Seine, je lui ferai payer son meurtre. Je vous donne ma parole que lorsque je remettrai ce rascal à la police, il sera tellement en compote que les flics le rentreront dans sa cellule avec une pelle et un seau.
— L’enquête, elle suivra son cours normal, prévient Sforza, cependanté, si indépendamenté del recherches effectuées par la police officielle vous avez besoin d’aide, dités-le.
Je réfléchis un petit peu, histoire d’aérer ma vaste intelligence.
— Je ne vais pas demander une éclipse de lune, dis-je, mais un renseignement. Il faut que dans les deux heures qui suivent, on ait retrouvé le yacht d’Else. Je ne sais ni le nom du bateau, ni sa couleur, ni sa forme, l’ayant fréquenté dans des conditions très particulières. Mais ça ne doit pas être difficile de repérer un bateau de plaisance qui, la nuit dernière, se trouvait à quelques milles de Naples, hein ?
Le chef de la police se lève.
— Jé vais m’occupate dé cetté question immédiatementé. Jé téléphonerai les résultats à Son Excellence, dès que jé les aurai.
On se serre les pognes à qui mieux mieux.
— Signore Sorrenti, dis-je au grand brun, pouvez-vous m’accorder cette soirée ?
— J’en serais ravi, commissaire. Qu’attendez-vous de moi ?
— Que vous me pilotiez dans tous les endroits louches de la ville. Logiquement, la bande a dû revenir à Rome, puisque c’est son centre ; eh bien, je suis décidé à perquisitionner jusqu’au Vatican, s’il le faut, pour retrouver leur trace.
— À votre service, vous êtes toujours au même hôtel ?
— Oui, ils doivent se demander ce que je suis devenu, j’espère qu’ils n’auront pas vendu mes bagages.
— Huit heures, ça vous convient ?
— Au poil.
Une fois seuls, l’Excellence et moi nous retournons auprès de Jeannine. Cette fille est de plus en plus formidable à mon sens, maintenant, ses yeux sont secs. Son immense peine ne se traduit plus que par la pâleur excessive de son visage. Ses yeux luisent drôlement.
— Alors ? fait-elle.
Je comprends qu’elle met toute son incertitude, tout son chagrin, dans ce mot.
— En attendant que l’on amène ici le… la… enfin votre malheureux frère, vous allez vous installer à l’ambassade, ma chère enfant. Ma femme sera là dans un instant et prendra soin de vous.
— Oui, approuvé-je, et moi, Jeannine, je fonce dans le tas, je ne souhaite pas à Else et à sa clique de me tomber dans les pattes parce que les mecs de l’Inquisition et les chefs de camps nazis passeraient pour les plus douces des Petites Sœurs des Pauvres à côté de moi en ce moment.
— Je vous accompagne, décide-t-elle.
Le diplomate et moi, nous nous récrions bien fort, mais elle insiste.
— Si je reste assise dans un fauteuil, à remuer des idées noires, cela n’avancera à rien, n’est-ce pas, tandis que si je suis avec vous, commissaire, avec la certitude de pourchasser les brutes qui ont tué Gaétan, je serai fortifiée par l’action. Vous me comprenez ?
Nous objectons que ce n’est pas prudent et que l’exemple de son frère devrait lui suffire. Mais nos adjurations sont sans résultat. Elle est butée, et c’est une femme qui sait ce qu’elle veut. Il ne me faut pas cent dix ans pour comprendre que sa décision est arrêtée et qu’on aurait plus de chances de faire faire les pieds au mur à une tortue que de lui faire abandonner son projet.
— Soyez certain, ajoute-t-elle, que je ne vous mettrai pas de bâtons dans les roues. J’ai au contraire l’impression que je peux vous être utile ; ils ne me connaissent pas, donc je suis moins repérable que vous qui avez eu maille à partir avec eux.
Je proteste encore pour la forme, puis je cède. Et nous prenons congé de l’ambassadeur, après que je lui ai remis les documents.