LES DERNIERS CINQ CENTS KILOS

CHAPITRE PREMIER

Bonne chance !!!

Un vent léger court au ras des flots, cependant, la mer est tiède et calme. Après mon séjour prolongé dans le placard, cette baignade nocturne ne me fait pas de mal. Au bout d’une demi-heure, j’atteins la rive. C’est plein de palmiers dans ce quartier ; l’air sent l’ambre et la terre chaude.

Je m’ébroue comme un clebs et je me repère ; à l’horizon monte un halo de lumière, il s’agit d’une ville. Celle-ci est immense. Elle décrit un croissant au bord de la mer ; je suis à peu près certain que c’est Napoli. Je me mets en route dans cette direction et je ne tarde pas à atteindre les premiers faubourgs. Deux coups sonnent quelque part, je croyais que la nuit était plus avancée que ça, il est vrai qu’on peut abattre pas mal de besogne — et de bonshommes — en un temps relativement court.

Je suis surpris d’apercevoir des silhouettes dans les ruelles, il y a en circulation des copains qui, malgré les médailles qu’on voit briller à leur cou, n’ont pas l’air tellement catholiques. Ce serait le bouquet si je me faisais assaillir par une bande de vauriens et si ceux-ci me piquaient les documents en même temps que mon blé. Ça vous surprend que je parle de mon fric, et vous croyez pouvoir me contrer en objectant que j’ai le tantôt balanstiqué ma veste au jus en même temps que l’aspirateur, mais apprenez une chose, c’est que je suis toujours prêt au pire, c’est pourquoi, d’une façon générale, je mets le plus intéressant de mes papelards et de mon osier dans les poches de mon bénard.

Décidément, je trouve que les indigènes du coin ne sont pas des ingénus. Comme j’en ai plein le bol de ramasser des gnons, je décide de prendre les devants. Je m’approche d’un groupe avec mon air le plus chou. Les types se taisent, ils me regardent venir en me surveillant d’un regard oblique. Ils ont l’air assez décontenancés. Je réunis toutes mes connaissances d’italien et je me lance :

— Prego, signori, parlate francese ?

Un des types murmure quelque chose aux autres et me dit :

— Si, monsieur.

Alors, je me mets à lui expliquer que je me baladais au bord de la mer en compagnie d’une bath pépée que j’avais levée à la terrasse d’une brasserie et que, parvenu dans un endroit désert, deux individus s’étaient jetés sur moi et, après m’avoir dépouillé de mon pognon et de ma veste, m’avaient poussé au bouillon. J’ajoute que s’il avait la bonté de m’emmener jusque chez le consul de France — qui est un ami — il serait largement récompensé.

Il dit gi-go, explique le code à ses acolytes et me fait signe de le suivre.

Comme cela, me voilà paré. Je ne risque pas de faire de mauvaises rencontres puisqu’un voyou me sert d’escorte.

*

Le consulat de France est en pleine ville. C’est une maison pépère, style Médicis. Au-dessus de la porte, j’aperçois la plaque ovale sur laquelle je lis ces mots qui me ravissent : République française. Je me mets à carillonner, ce qui a pour résultat de déclencher les aboiements d’un chien à l’intérieur.

Je recommence, bien décidé à jouer les cloches de Corneville jusqu’à ce qu’il me vienne de la corne dans les mains.

Enfin, une lumière s’éclaire au premier. Je vois une tête ébouriffée qui demande :

— Qu’est-ce que c’est ?

— Je veux voir le consul.

— À cette heure !

— Il n’y a pas d’heure pour un type en mission. Prévenez illico le consul que je suis envoyé par le gouvernement français et qu’il doit me recevoir sur-le-champ.

Je fouille mes poches et je tends un billet à mon guide.

Il le prend, complètement éberlué.

— Les bandits m’avaient laissé celui-ci pour toi, fais-en bon usage et apporte la monnaie à ta vieille mère. Maintenant, tu peux te barrer.

Il balbutie un vague remerciement et s’éloigne.

Pendant cette petite diversion, d’autres fenêtres se sont éclairées dans la baraque. Bientôt la porte s’entrebâille.

— Que désirez-vous ?

Je reconnais le pignoufle qui m’a parlé à la fenêtre. Énervé, je pousse la lourde d’un coup d’épaule et j’entre dans un hall rupinos.

— Vous faites de l’amnésie, mon vieux, dis-je au type en pyjama qui se tient devant moi. Je vous répète que je dois avoir un entretien avec le consul immédiatement, je sais que je n’ai pas une tenue adéquate, mais si rien d’extraordinaire ne se passait, je serais au dodo comme vous et je pioncerais tellement fort qu’une batterie de DCA ne parviendrait pas à me réveiller. Vous êtes le larbin, je suppose ?

— Oui.

— Alors, allez dire à votre patron que le commissaire San Antonio, des services secrets français, a quelque chose de chouette à lui raconter.

Ce crétin semble avoir une lueur d’intelligence. Il me fait un signe d’assentiment et grimpe un escalier de marbre. Quelques secondes plus tard, je vois rappliquer un type en robe de chambre bordeaux. Il est grand, mince, bronzé, entre deux âges, grisonnant, distingué et il n’a pas l’air d’un topinambour, je vous assure.

— Vous êtes le consul ?

— Parfaitement. Mon domestique m’a dit…

— Que j’étais un noyé repêché de justesse.

Il sourit.

— Il m’a aussi affirmé que vous apparteniez aux services secrets français.

— Il a dit la vérité.

Je tire mon insigne de ma poche.

— Voici ma plaque.

Je sors mon portefeuille ruisselant et cherche ma carte. Je la lui tends.

— Commissaire San Antonio. Elle est un peu humide, comme moi, mais j’espère qu’on peut encore lire ce qui est écrit dessus.

Il examine ces différentes pièces et me les rend.

Je vous le redis, ce type a de la classe, on sent qu’il n’a pas fait ses humanités au bistrot du coin.

— Parfait, je vous écoute.

Alors, aussi brièvement que possible, je lui fais le récit de mes avatars depuis le début. Je lui explique que j’ai pu mettre la main sur les documents, mais qu’il y a certainement toute une bande de pourris qui doivent me galoper au derrière avec suffisamment de flingues dans les poches pour s’emparer de la préfecture de police.

— Je viens, dis-je en guise de conclusion, me mettre sous votre protection. S’il ne s’agissait que de mes os, je ne vous aurais pas réveillé, car je suis assez grand garçon pour ramoner le caberlot de ces dégourdis, mais il y a ces plans. Et je vous assure que je préférerais avoir à convoyer une famille entière de serpents à lunettes plutôt que ces morceaux de papier. Alors, si vous le voulez bien, je vais câbler illico à mes chefs pour leur expliquer où en est mon enquête et leur demander des instructions pour faire rentrer les documents au bercail.

Le consul me dit que c’est d’accord. Nous enfermons ma blague à tabac dans son coffre, nous envoyons un message téléphoné en priorité diplomatique. Après quoi, il sonne son larbin et lui ordonne de me donner des fringues sèches, une chambre et de quoi fumer ; puis il ajoute qu’après cela le valeton devra dresser une table de deux couverts et servir un souper gentillet, sans oublier de mettre un pouilly-fuissé à la glace et deux bouteilles de châteauneuf à chambrer.

— J’aurais grand plaisir à grignoter en votre compagnie, me dit-il.

Tous ces détails pour vous donner un aperçu sur les manières d’un gars qui sait vivre.

*

Après avoir cassé la croûte, nous nous installons dans des fauteuils, sous la véranda. J’ai à la main droite un verre ballon à moitié rempli de cognac et je vois la vie exactement comme on devrait toujours la voir : du bon côté de la lorgnette.

Le consul me parle de Naples qu’il juge épatante.

— La plus curieuse ville du monde, m’assure-t-il. On y mène une existence très différente de chez nous, et même de celle de l’Italie du Nord. Demain, je vous piloterai dans les rues du bas quartier et vous verrez les étals en plein air, les artisans qui œuvrent dans la rue, les marchands de fruits qui hurlent leur marchandise, et les petits autels illuminés dans chaque boutique avec des gravures religieuses, des espèces d’icônes. Inouï, mon cher commissaire.

C’est son dada. Je le soupçonne d’être un idéaliste. Enfin, c’est son blaud à lui…

Je liche mon verre et je réprime un bâillement.

Le consul aussitôt se lève et me conduit à ma chambre. On se dit bon matin en se marrant, on se serre la pince et je me catapulte entre une paire de draps.

*

Ce sont les oiseaux qui me réveillent. Ils font un foin de tous les diables. Lorsqu’on en entend gazouiller un, on trouve ça charmant, mais lorsqu’ils sont des centaines à discutailler, on préférerait être assis au milieu d’une station de métro. Je m’étire et je m’assieds sur ma couche. Par la baie vitrée, je découvre un paysage de rêve : Naples, flamboyante sous le soleil, paresseusement allongée en arc de cercle. La mer dans laquelle on a dû laisser dégringoler quelque chose comme bleu à lessive… Et le Vésuve dans le fond, couronné d’une vapeur ténue. Sapristi, ce que je m’exprime bien ce matin !.. Je dois encore me trouver sous l’influence de mon consul.

Je saute du pieu et passe dans le cabinet de toilette. Une bonne douche et me voilà tout neuf. Je m’habille en sifflotant Rhapsody in Blue, mon hôte m’a procuré un costume gandinus. C’est un vêtement croisé en gabardine gris-bleu, avec ça il a mis une chemise grise à col italien, une cravate bleutée, des pompes à semelles de crêpe et des chaussettes à rayures bleues et grises. Lorsque je me suis sapé, je pousse une exclamation, je ne reconnais pas le beau mec qui fait des effets dans la glace et j’ai envie de me présenter à lui. Sûrement que si Félicie me voyait, elle croirait que je suis tombé en digue-digue pour une poulette.

Satisfait de ma carrosserie, je descends à la salle à manger. Il y a là mon hôte et sa femme. Je réprime un sifflement d’admiration car la personne qui me tend la main avec grâce ne s’est pas planquée dans un abri-refuge le jour où on a distribué la beauté. Elle est brune avec des yeux bleu clair et le plus chouette sourire qui ait jamais paré une paire de lèvres.

— Ainsi, commissaire, fait-elle, grâce à vous, nous vivons un roman d’aventures.

J’esquisse une petite moue modeste, dans le genre de « c’est la moindre des choses ».

Elle me fait asseoir et me prépare elle-même mon café et des toasts. Entre parenthèses, je préférerais plutôt un coup de raide, mais puisque je suis dans le monde, je joue à l’incroyable. Si je restais longtemps chez ce diplomate, j’acquerrais tellement de belles manières qu’à mon retour à Pantruche on me prendrait pour le chef du protocole.

Comme j’achève ma tasse, un petit doigt levé et la bouche en chemin d’œuf, le larbin de la nuit, astiqué comme une selle de jockey, apporte la réponse à mon câble. Je demande la permission d’en prendre connaissance et je me dégrouille de traduire les phrases, apparemment incohérentes, en clair.

Je lis l’ensemble et ne peux retenir un petit sifflement.

Voici la teneur du télégramme :

Félicitations à commissaire San Antonio pour diligence et succès — stop — Prière remettre documents à ambassadeur de France à Rome qui fera rentrer par valise diplomatique — stop — Continuer investigations pour récupérer code — stop — Très important parce que code peut fournir indications sur travaux — stop — Bonne chance — stop — Terminé .

Je me gratte le crâne d’un index rageur. Moi qui croyais pouvoir regagner Paris, je suis marron. Et non seulement je reste, mais il va falloir que je replonge la tête la première dans ce nid de serpents.

Bonne chance ! qu’ils disent, les chefs.

Je voudrais bien les y voir. C’est pas difficile de crier bonne chance au gars qui va sauter à motocyclette du haut de la tour Eiffel lorsqu’on est assis peinard, dans un fauteuil.

Repris par le souci des convenances, j’explique à mes hôtes de quoi il retourne.

— Grand Dieu, mais c’est épouvantable ! s’indigne la belle dame.

Son mari qui est bien regonflé avec les histoires de devoir avant tout, France d’abord, etc., n’a pas l’air de trouver cela tellement surprenant.

— Je vous aiderai de mon mieux, affirme-t-il simplement. Je connais à fond ce pays et j’y compte beaucoup d’amis, nous pouvons vous être utiles.

Vous pensez si ces paroles me mettent du baume sur la patate ; je saute sur la proposition comme une respectueuse sur le porte-monnaie d’un collégien.

— Entendu, vous êtes un type merveilleux.

— Merci. Alors, quels sont vos projets ?

Je réfléchis à toute allure.

— Eh bien, filer à Rome afin de me débarrasser du petit colibard que vous savez, et ensuite recommencer la lutte. À quelle heure y a-t-il un train ?

Il regarde sa montre.

— Dans une heure.

— Parfait.

Le consul hésite puis il me propose soudain :

— Voulez-vous que nous y allions en voiture ? J’ai une Talbot très honnête et un chauffeur à la page, en quatre heures nous y serions.

Je me mords la lèvre inférieure.

— C’est très gentil à vous, dis-je (comme le font les personnages des romanciers anglais), mais je ne voudrais pas qu’il vous arrive quelque chose… Nous n’avons pas affaire à des enfants de troupe et ces crapules vont tenter l’impossible pour récupérer les plans si ça leur paraît faisable.

« En ce moment, je vous parie le Vésuve contre un ouvre-boîte usagé qu’ils ont retrouvé ma trace — ça n’avait rien de duraille — et qu’il y a une sentinelle qui surveille votre crèche. Non, non, je ne peux accepter votre offre.

La femme du consul objecte :

— Mais dans ces conditions, vous risquez le pire.

Je la regarde d’un air amusé.

— Je passe ma vie à la risquer.

— Possible, renchérit mon hôte, néanmoins votre abnégation mise à part, il faut penser à sauver les documents.

— Faites-moi confiance, j’en ai vu d’autres.

Ma confiance n’est pas communicative car le couple paraît soucieux. Évidemment ces bons bourgeois ne sont pas habitués à vivre des drames de ce genre.

La femme surtout est plus excitée que par un bouquin de Louis-Charles Royer. Elle se trémousse comme si elle s’était assise sur une fourmilière.

— J’ai un plan, s’écrie-t-elle soudain.

Je fais le type intéressé, mais entre moi et moi, je me fais remarquer que des plans il y en a beaucoup trop dans cette histoire et si les petites femmes en mal d’aventures se mettent à en échafauder, alors je vais finir par démissionner, après quoi je me consacrerai à la vente du lapin sauteur devant la Samaritaine.

Pourtant, la petite dame est jolie à un point excessif, et si son mari n’avait pas été aussi chic avec le gars San Antonio, peut-être bien que je lui jouerais ma scène du II, vous savez bien, celle au cours de laquelle le héros tombe aux genoux de la belle poupette et lui dit de faire gaffe en marchant parce que son cœur est à ses pieds. Oui, cette femme est un beau lot et j’ai toujours tendance à ouvrir grandes mes targettes quand une belle gosse parle.

Voilà ce qu’elle dit, et si vous êtes moins bouchés que je le suppose, vous vous apercevrez que ce n’est pas tellement couillon.

— Les gangsters pensent que vous avez ce qu’ils cherchent sur vous et ils vont donc essayer de le récupérer. Pour cela ils vous suivront afin de trouver l’instant opportun pour vous assaillir. Votre seule chance est donc de tromper leur surveillance.

Je souris, amusé par la ride têtue qui sépare ses sourcils.

Elle poursuit :

— Je vois une tactique à adopter si vous voulez les duper à nouveau. Le chauffeur vous conduira à la gare, Gaétan et vous, avec la Simca. Vous y prendrez votre billet et monterez dans le train ; je suppose que ce sera pour vous l’enfance de l’art que d’en descendre sans vous faire remarquer, au moment où il partira. Vous quitterez la gare par une sortie de côté, tandis que, pour donner le change, Gaétan continuera sur Rome.

« Moi, je serai avec la Talbot dans les parages. Je crois que j’ai un joli coup de volant ; vous aussi, je suppose. En nous relayant, nous arriverons à Rome avant le train.

Avant de donner mon appréciation, je jette un coup d’œil à mon hôte. Il semble boire les paroles de sa femme. Il a l’œil fier du bonhomme qui se rend compte qu’il n’a pas épousé un camembert moisi.

— Supérieurement échafaudé ! déclare-t-il. Votre avis, commissaire ?

Je toussote.

— Je fais mes compliments à Madame pour son habileté à ourdir des complots (je reprends mon souffle et me décerne un accessit en locution) mais, j’en reviens à ma première objection et la renouvelle avec plus de fermeté encore, je ne puis accepter de vous embarquer, mon cher consul, vous, et surtout Madame, dans ce guêpier, le danger est trop grand.

Il se lève, l’air outragé. Je sens qu’il va me balanstiquer une phrase à la Cyrano et, en effet, il dit en cambrant la taille :

— Commissaire, nous sommes ici en service commandé nous aussi ; certes, il s’agit d’un poste plus honorifique que dangereux, mais un Français, surtout lorsqu’il se nomme Gaétan Pival de Roubille (tout s’explique) ne saurait trembler devant un ennemi, quel qu’il soit.

Il n’y a pas à ergoter. Mon interlocuteur est de la même race que l’autre dugland qui avait escaladé la barricade en bramant qu’il allait faire voir comment qu’on se fait dessouder pour quarante ronds.

Tirez les premiers, messieurs les Anglais ! La garde meurt mais ne se rend pas ! À moi, Auvergne, voilà l’ennemi ! et toute la lyre…

Vous entravez ?

Ma décision est adoptée.

— Soit, j’accepte.

J’ajoute, histoire de le galvaniser tout à fait :

— Dans mon rapport, je signalerai votre conduite exceptionnelle. J’espère que notre gouvernement sait récompenser les siens, quelquefois.

Il fait mine de ne pas avoir entendu et prend un air lointain. Tellement lointain qu’il doit déjà se voir sur l’esplanade des Invalides en train de se faire cloquer la Légion d’honneur par le papa Auriol.

Sa femme me regarde en souriant ironiquement. Je vois qu’on pense la même chose tous les deux.

Cette souris, je ne vous le dirai jamais assez, a un cerveau qui n’est pas bouffé des mites.

*

Sans blague, la proposition de Mme Gaétan Truquemuche-je-ne-sais-plus-quoi est tombée à pic car au moment où je quitte la crèche du consul dans sa Simca 8, j’aperçois une bagnole qui décolle du trottoir et se met dans notre sillage.

— Sapristi, dis-je, avez-vous un soufflant ?

— Un quoi ?

— Un revolver ! Ces crapules m’ont fauché mon Luger et je n’ai même pas un cure-dent pour me défendre s’il y a du grabuge.

Le consul interpelle son chauffeur :

— Y a-t-il une arme dans le tiroir du tableau de bord ?

D’une main, le larbin inspecte la niche qui contient des cartes routières. Il finit par en extraire un Walter boche de 7,65. Avec ça on ne peut pas s’attaquer à un régiment de panzers, mais, du moins, on se sent moins seul. Je vérifie si le chargeur est plein et je le fourre dans ma poche. Nous suivons une large artère très animée. Ici, les tramways roulent au ras des trottoirs, tandis que les bagnoles circulent au milieu de la rue. Je surveille l’auto suiveuse, c’est un grand toboggan noir ; je crois reconnaître, assis dans le fond, Bruno, le beau ténébreux de la môme Else. En voilà un qui n’a pas encore compris qu’il ne s’agit pas d’une partie de dames et que, d’ici la fin de mon boulot — s’il s’obstine à me chahuter — il sera tellement percé de trous qu’on pourra se rendre compte du temps qu’il fait en regardant à travers lui.

— Sommes-nous suivis ? me demande mon hôte.

Je le regarde en souriant. Le Gaétan est peut-être un as pour ce qui est de délivrer des passeports, mais question police, il n’a pas plus de jugeote qu’une pierre à briquet.

— Un petit peu, fais-je. Tout se passera bien si nous avons l’air naturel.

Parvenu à la gare, le consul empoigne sa valise et dit adieu au chauffeur. Comme il a fait retenir nos places, nous filons directement sur le quai de départ et nous grimpons dans notre compartiment de première qui est vide. Je me dis que c’est une chance que ce soit Bruno qui s’occupe de moi, car il ne peut, puisque je le connais, venir s’installer à nos côtés.

Le train va partir dans quatre minutes. Je baisse la vitre à contre-voie et examine les lieux. Il y a un autre train sur la voie voisine ; un vieux tacot rempli de gougnafiers de la parpagne. Peut-être bien que ça va marcher.

— Allez dans le couloir, dis-je à mon compagnon. Au moment où le train s’ébranlera, vous vous pencherez par la portière donnant sur le quai et vous appellerez très fort une personne imaginaire. Comme nos oiseaux sont quelque part dans le train à nous guetter, leur attention se portera sur vous et j’en profiterai pour m’évacuer en douceur.

— Fort bien.

Tout se passe comme je l’avais prévu. Dès que Gaétan se met à crier, j’enjambe la fenêtre et je me laisse glisser entre les deux trains. Puis, vivement, je me hisse dans le tortillard de banlieue, sans prendre garde aux vociférations de tous les branquignols auxquels j’écrase les nougats.

Après quoi, j’ôte ma veste et la tiens sous mon bras à la manière des Ritals, je me coiffe d’une casquette américaine en toile verte — dont je me suis muni —, ça se fait beaucoup dans les parages, vestiges de l’occupation yankee, évidemment. Ça n’a l’air de rien mais ça suffit à me rendre méconnaissable. Je sors de la gare et examine les environs. J’aperçois la femme de mon ami le consul, embusquée dans une petite rue du côté de la mer, au volant d’une Talbot crème et rouge. Je pense qu’on doit passer aussi inaperçu là-dedans qu’un diplodocus dans un couloir du métro. Enfin, nous verrons bien.

Elle hésite à me reconnaître.

— Ce que vous avez l’air canaille avec cette casquette, sourit-elle en ouvrant la portière.

Je cligne de l’œil.

— Je crois que je les ai eus.

— Alors, mon idée était bonne, monsieur San Antonio ?

— Magistrale, madame, heu… Pival de… heu… Excusez-moi, je n’ai pas l’habitude des noms à changement de vitesse, m’emporté-je.

Elle appuie sur le démarreur.

— Ne vous tracassez pas, fait-elle d’un air faussement innocent, mon prénom c’est Jeannine.

Ça me sèche un peu. Confidentiellement : j’ai une grosse touche avec cette petite baronne. On a beau être un solide républicain et avoir des aïeux qui ont braillé La Carmagnole, ça flatte. Des belles dames qui m’ont fait du gringue, j’en ai rencontré pas mal et j’ai toujours veillé à ne pas les décevoir. Si je ne trimbalais pas des documents d’une terrible importance, et si je n’avais pas le culte de la reconnaissance, je sens que la tête du consul ressemblerait d’ici peu à un trophée de chasse.