Une jolie nièce

Une aube maussade blanchit les vitres dépolies. Je viens de m’éveiller. L’hôpital est silencieux. Par l’imposte de la porte, je me rends compte que les lampes veilleuses du couloir sont toujours allumées.

Je réfléchis. En ce moment, les voitures des messageries sillonnent les rues à toute vitesse pour livrer les journaux. D’ici une heure, les canards de la cité phocéenne seront sur tous les loquets de porte. J’ai le temps.

Je me mets en boule dans mon dodo et je m’offre un petit supplément de sommeil. Dormir ! C’est la meilleure façon de passer le temps agréablement. À moins, évidemment, d’avoir à côté de soi un beau brin de pouliche comme Julia.

Ah ! la belle gosse. Il faudra que j’aille lui rendre visite à Nice, avant de regagner Paris. Lorsque, bien entendu, mon enquête sera terminée.

En attendant, je me mets à rêver à elle… Elle est dans un grand jardin, aussi grand que le Luxembourg. Elle ramasse des fleurs, elle en a déjà plein les bras, et elle rit et elle chante. J’en profite pour arriver. Julia laisse tomber ses fleurs et me passe ses bras autour du cou.

C’est rudement agréable de rêver ça, moi je vous le garantis ; vous vous rendez compte à quel point je possède une nature poétique ?

Un infirmier entre dans ma chambre. Après que je me suis frotté les yeux, je constate que ce garçon ressemble autant à un infirmier que moi au bey de Tunis. S’il n’est pas flic et si ses ascendants n’ont pas été flics depuis les croisades, je ne m’appelle plus San Antonio.

— Monsieur le commissaire, chuchote-t-il, quelqu’un demande à vous voir. Enfin, pas vous, mais le pseudo-blessé.

Je me mets sur mon séant.

— Quelle heure est-il ?

— Dix heures.

Bigre, mon doux rêve s’est rudement prolongé.

Je questionne :

— Qui demande à me voir ?

— Une jeune fille, elle prétend être votre nièce.

— Ma niè… Ah oui ! À quoi ressemble-t-elle ?

— Elle est très belle.

— Blonde ?

— Non, brune.

Il ajoute gourmand :

— Et les yeux bleus. Nous lui avons dit qu’elle ne pourrait peut-être pas vous voir parce que vous êtes très mal. Mais elle insiste. Elle pleure à fendre l’âme. Que faut-il faire ?

C’est précisément la question que je me pose avec acuité. De deux choses l’une, ou bien il s’agit réellement de la nièce du zigouillé et j’aurai bonne mine lorsqu’elle s’apercevra que je ne suis pas son oncle, ou bien la jeune pleureuse est envoyée par le gang pour tâter le terrain. En ce cas, il n’est pas très sain de la recevoir.

Je me décide néanmoins.

— Écoutez-moi, jeune homme. Vous allez l’amener ici. Vous lui direz que je commence à peine à reprendre connaissance. Et surtout ne la perdez pas de vue.

— D’ac…

Je tire les rideaux et asperge mon lit d’éther. Puis je m’allonge et prends une attitude ad hoc. J’ai les paupières mi-closes — ce qui est très pratique pour reluquer en douce — et le souffle court.

La porte s’ouvre. Dans l’encadrement, j’aperçois une mince silhouette. La silhouette fait quelques pas, flanquée de l’infirmier. Elle a un petit visage doux et chaviré. C’est une très belle poupée, en effet, l’infirmier-poulet s’y connaît. Pour créer l’ambiance, je me mets à prononcer des mots inintelligibles entrecoupés de râles très réussis.

Je m’attends à ce que la visiteuse proteste et clame bien haut qu’il y a maldonne et que je ne suis pas son cher vieux tonton. Mais elle se tait un long moment et semble réprimer ses sanglots. Elle s’approche du lit. Sans cesser de geindre et de bavocher je surveille ses mains… On ne sait jamais ce dont une femme est capable… Vous ne voyez pas qu’elle ait un petit stylet dans sa manche…

Puis elle ouvre les grandes eaux. Et là, j’avoue que j’admire sa technique.

— Mon oncle, gémit-elle, mon cher tati, mon bon tati.

Je ne sais pas ce qui me retient de sauter du lit et d’administrer une fessée à cette vipère. Tout ce que je pense d’elle à cet instant ne pourrait être récité pendant une cession entière de l’ONU.

En tout cas l’expérience est concluante. L’infirmier le comprend et dit à la jeune fille que c’est assez pour une première visite et qu’elle doit se tailler. Elle reviendra si ça lui chante, dans l’après-midi. Elle s’incline et part après une dernière tirade.

Dès qu’elle est au bout du couloir, je saute du lit et je bondis au téléphone.

— Passez-moi la guichetterie !

— Allô ! Le portier ! Appelez immédiatement un des messieurs qui doivent vous tenir compagnie !

— J’en suis un, répond une voix du Cantal, avec un certain orgueil bien légitime.

— O.K. Ici San Antonio. Suivez la donzelle qui est venue me voir, et ne la perdez pas de l’œil une seule seconde si vous ne tenez pas à ce qu’on vous envoie à la pêche jusqu’à ce qu’il n’y ait plus un seul poisson en Méditerranée. Compris ?

— Compris, patron !

Je pousse un soupir et fouille les poches de ma veste à la recherche d’une gitane. J’ai la nette impression qu’il y aura du nouveau d’ici peu de temps. Parce que ça ne fait pas l’ombre d’un doute que nos gaillards cherchent à s’occuper du pseudo-jardinier que je réincarne si obligeamment. Et, croyez-moi, s’ils s’en occupent, ça n’est pas pour lui procurer une situation au parc Borelli, mais bien plutôt pour lui offrir un voyage dans un patelin où les marchands de canons et les marchands de mouron sont tous copains.

Pour l’instant, il ne me reste qu’à attendre les résultats de la filature. Il y a des moments dans l’existence où il faut apprendre la patience, because c’est encore plus utile bien souvent que l’étude de la géologie.

Je dis à mon infirmier à la graisse d’oie d’aller m’acheter des magazines illustrés, malgré que je n’apprécie pas beaucoup d’ordinaire ce genre de lecture, mais enfin ces journaux-là sont remplis de belles pin-up et j’aime autant regarder leurs photos que celle d’André Gide.

Une heure passe.

Si vous n’avez pas une savonnette à la place du cerveau, vous devez vous souvenir que je suis claustrophobe, ce qui veut dire, je le répète, que je crains d’être longtemps bouclé dans un endroit exigu. Ça me flanque des picotements dans la moelle épinière. Je me tourne et me retourne dans ce lit trop moelleux. À la fin, je n’y tiens plus, j’enfile mon pantalon et je sors dans le couloir pour me dégourdir les jambes. De toute façon, s’il vient encore quelqu’un pour moi, j’en serai informé à temps.

Tout à coup, il se produit un fracas épouvantable. L’étage tremblote comme le ferait la tour Eiffel si elle était déboulonnée. Une avalanche de plâtras me dégringole sur le râble. Cette explosion provient de ma chambre. J’entre. Quel spectacle ! À la place de mon lit, il y a un paquet de ferrailles et des guenilles qui flambent. Les vitres de la croisée sont descendues dans la cour ; on se croirait en week-end chez Hitler au moment de la prise de Berlin.

Bien entendu, ça hurle à qui mieux mieux dans l’établissement. Les malades s’imaginent qu’ils sont à bord d’un croiseur de bataille japonais repéré par une escadrille américaine. Le personnel rapplique en courant, mon infirmier en tête.

On me questionne. On me palpe.

Alors j’envoie promener tout le monde.

Ce qui s’est passé ? je le sais bien. Tout à l’heure, la pépée brune, en jouant sa comédie du désespoir, a glissé un morceau de plastic au pied de mon lit.

Comme quoi, si je n’avais pas été claustrophobe, je serais probablement assis sur un nuage à l’heure actuelle.

En attendant, ma veste, ma chemise, ma montre, mon portefeuille et mon insigne sont restés dans l’aventure.

Je commence à en avoir plein le dos de ce roman policier.