Comme une tête de mouton

Je redescends quatre à quatre l’escalier et je saute sur mon chauffeur.

— Allez téléphoner au plus proche café, mon ami. Faites le numéro de la Sûreté et demandez le commissaire Favelli ou à défaut son adjoint et dites-leur de rappliquer dare-dare ici avec une ambulance. De la part de San Antonio, n’oubliez pas.

— Que se passe-t-il ? s’inquiète l’homme.

— Il ne se passe plus rien, dis-je.

— Mais…

— Dépêchez-vous !

Il s’exécute et trotte vers le haut de la rue où l’on aperçoit une enseigne de café.

En attendant mon monde, je m’assieds devant la porte, sur les marches d’escalier, et j’allume une cigarette. Je ne fume pas énormément, mais lorsque j’en grille une, vous pouvez croire que mon cerveau fait des heures supplémentaires.

Favelli et Baudron ne prennent pas des chaussures de scaphandrier pour arriver. Dix minutes ne se sont pas écoulées que j’entends le claquement d’une portière. Mes deux collègues apparaissent.

— Alors ? fait Favelli.

Je souris gentiment et leur donne quelques mots d’explication. Je leur révèle de quelle façon j’ai eu l’adresse du type qui s’occupait de l’entretien de la baraque et des pigeons voyageurs.

— Quelqu’un m’a devancé, conclus-je. Ce quelqu’un avait de l’artillerie plein ses mains. Il a sonné. Le jardinier ne devait pas appartenir au gang ; comme il avait lu les journaux du matin il se méfiait et a demandé l’identité de son visiteur. Alors ce dernier lui a répondu à coups de.38. Voilà l’histoire.

— Sapristi ! s’exclame Favelli. À ce train-là, il ne restera bientôt plus personne à Marseille.

Nous achevons d’ouvrir la porte et nous examinons le locataire. Le pauvre colombophile est allongé sur le carrelage de son vestibule et il est plein de trous, comme un fromage de gruyère.

Mon type de la morgue va démissionner ou embaucher du personnel si on continue à lui expédier des cadavres.

— Avec vous, au moins, on est sûr d’obtenir de l’imprévu, affirme Baudron.

Nous appelons les deux gardes qui sont sur le palier avec leur civière. Ils chargent le défunt et l’emportent. Nous les suivons. Parvenu dans la rue, je règle mon taxi en le remerciant pour ses bons et loyaux services. Puis je cligne de l’œil à l’intention des collègues.

— Laissons monter les gardes devant, leur dis-je, et installons-nous à l’arrière.

Ils obéissent, assez éberlués je dois l’avouer.

Quand nous sommes accroupis à côté de la victime, je leur fais part de mon projet, car je ne vous en ai pas encore parlé, mais j’ai une idée, et elle me paraît excellente.

Je les initie rapidement.

— Pour attraper les écrevisses, leur expliqué-je, on met dans les « balances » des têtes de mouton ; j’ai bien envie de jouer à la tête de mouton.

— Apprenez-nous, fait Favelli, nous pourrons faire une partie.

Je poursuis :

— Ça se joue tout seul, comme le bilboquet.

Je me penche sur le cadavre. Malgré ma répugnance, je lui ôte sa veste perforée et je la revêts après avoir quitté la mienne. Le hasard est gentil puisqu’il a permis que nous soyons de la même taille tous les deux.

Je regarde mes voisins et je m’aperçois qu’ils ouvrent des yeux… mais des yeux, comme si un crocodile se mettait à leur réciter les fables de La Fontaine.

— Maintenant, dis-je, c’est moi la victime. Nous allons mettre ce type par terre et le dissimuler sous cette bâche qui doit, du reste, ne servir qu’à ça. Ensuite, je prendrai sa place et vous me débarquerez à l’hosto. Auparavant Favelli ira affranchir le médecin-chef. Vous saisissez ?

— Heu… Non…

Ils ont répondu avec un ensemble parfait.

— C’est cependant très simple.

Je frappe pour avertir les gardes. L’un d’eux fait coulisser la vitre.

— À l’hôpital, ordonné-je.

Le moment est venu de discuter sérieusement. Je dévoile mes batteries à mes collègues de la Sûreté.

— Vous allez annoncer à la presse que le gang des espions a essayé de buter le jardinier. Vous m’entendez : a essayé. Vous ajouterez qu’ils ne l’ont pas eu complètement et que, bien qu’il ne puisse parler tout de suite, les jours du bonhomme ne sont pas en danger. Nos gaillards auront la frousse.

— Vous en êtes certain ? interroge Baudron.

— Dame, réfléchissez un peu : s’ils l’ont abattu, c’est qu’ils le jugeaient dangereux pour leur sécurité.

— En effet.

Je continue :

— Ils ne peuvent être absolument certains qu’il soit mort puisqu’ils lui ont tiré dessus à travers la porte. Donc votre déclaration ne sera pas mise en doute. Ils n’auront à ce moment-là qu’une idée : achever le jardinier avant qu’il ait repris connaissance. Pour cela, ils se manifesteront d’une manière ou d’une autre et ce sera à nous de sauter sur l’occasion.

— Magnifique ! trépigne Baudron.

— Mais très dangereux, souligne Favelli.

Je le rassure.

— Croyez-moi, collègue, j’en ai vu d’autres… Et je suis toujours là.

— Il faut une fin à tout, soupire le commissaire.

Je ricane :

— Vous allez me faire pleurer.

*

Tout se passe comme je l’ai décidé. Arrivé dans la cour de l’hôpital. Favelli s’éclipse. Pendant son absence je parfais ma petite mise en scène. Pour cela je défais mon pansement et me macule le visage avec mon sang. Comme, avec ces péripéties à la Nick Carter, je n’ai pas eu le temps de me raser, je donne exactement l’impression que je veux donner. Pour parfaire l’illusion, j’ébouriffe mes cheveux et me convulse le visage. Tant et si bien que lorsque Favelli revient, il a un haut-le-corps en m’apercevant.

Deux infirmiers me coltinent dans les étages, on m’allonge dans un bon lit chouettement rembourré.

Le médecin-chef soigne ma blessure du bras. Je lui souffle quelques mots pour achever son éducation et il incline la tête en guise de réponse. Cet homme-là saisit rapidement ce qu’on attend de lui.

Enfin on me laisse.

Avant de quitter la chambre, Favelli me donne un aperçu des précautions qu’il va prendre pour garantir ma sécurité. Il y aura tout d’abord une demi-douzaine de poulets chez le concierge, afin de surveiller les entrées, puis deux autres, déguisés en infirmiers, dans le service.

Il me semble que c’est O.K.

Je me dis que j’ai la nuit devant moi, puisque les journaux ne paraîtront que demain matin. Je peux donc me laisser dorloter jusqu’à l’aurore.

Une bonne sœur m’apporte une raie au beurre et des endives en salade. Je me tape le tout et je lui demande si, des fois, il n’y a pas, dans cet hôpital, d’autres alcools que ceux qui servent à nettoyer les bistouris. La petite sœur sourit et revient avec un flacon de Cointreau. C’est un peu faiblard comme digestif, mais je m’en introduis tout de même une vingtaine de centilitres dans l’estomac.

Et maintenant, je pourrais peut-être en écraser, non ?