En chasse

L’après-midi, j’accompagne Julia à la gare Saint-Charles. Nous nous livrons la grande scène des adieux. Heureusement, Félicie met toujours une demi-douzaine de mouchoirs propres dans ma valise. J’en sors un de ma poche pour essuyer les larmes de ma douce amie et un autre pour agiter au moment où le train s’ébranle.

Dans l’existence, il faut toujours être correct.

Je profite de ce que je suis à la gare pour mobiliser un taxi, car je vais avoir pas mal de courses à faire dans un laps de temps assez court.

Pour commencer, je me fais conduire au Colorado. Comme je l’espérais, la boutique est fermée. J’aperçois, dans les parages, quelques bonshommes qui examinent les étalages avec une innocence qui sent son flic de très loin. Je m’approche de l’un d’eux et lui colle mon insigne devant le nez.

— Écoutez, dis-je, c’est moi qui suis sur l’affaire que vous savez. Avez-vous vu entrer ou rôder un quidam depuis votre faction ?

Il secoue la tête.

— Non, monsieur le commissaire.

— Eh bien, continuez à ouvrir l’œil.

Je passe par l’allée et me voici dans une cour obscure, sur laquelle s’ouvrent plusieurs portes. Je me repère. L’entrée de service du bar doit être la première à droite. Je sors un petit outil de ma poche et je me mets au boulot. Cet instrument, je ne l’ai pas inventé et celui qui l’a mis au point a oublié de le faire breveter. Maintenant c’est trop tard pour qu’il y pense, parce qu’à l’heure où je vous parle il habite une boîte en sapin dans un coin du cimetière des condamnés à mort. En tout cas, son outil est épatant ; en quelques secondes, la serrure Yale m’obéit et j’entre dans la forteresse.

Le silence et l’obscurité sont souverains. Je tâtonne pour trouver le commutateur. Je le trouve. La lumière jaillit. Je ne m’étais pas trompé : je suis dans les cuisines de l’établissement. Tout est en ordre. J’inspecte les lieux : il n’y a personne, comme vous le pensez. Je traverse le bar et je pousse une petite porte discrète qui s’ouvre dans un grand motif de tapisserie exotique. J’accède à un bureau exigu, meublé élégamment. Je me précipite sur les tiroirs comme un pickpocket sur le tronc des écoles laïques, et je fouille dans les papiers qui s’y trouvent avec une rare délectation. Mais mes recherches sont vaines. Je ne retrouve que des factures de marchands de spiritueux, des catalogues, des indices de prix, des notes de gaz et d’électricité, des feuilles de paie, des livres de comptes, en un mot toutes ces paperasses inhérentes à l’exploitation d’un commerce de ce genre. Rien qui soit une indication sur la personnalité du propriétaire. Je crois que si je visitais le musée de l’Armée j’en apprendrais aussi long que dans cet établissement fermé.

Je m’apprête à filer lorsqu’il me vient une idée qui vaut son pesant de cognac. Je vais à l’appareil téléphonique situé à côté du comptoir et je l’examine. J’ai mis dans le mille : c’est un simple appareil intérieur, sans cadran, qui dépend de celui du sous-sol. À ce moment-là un petit déclic se fait sous mon cuir chevelu. Je revois Batavia en train de téléphoner la veille au soir tandis que j’attendais Su-Chang. Puisqu’il est allé à cet appareil, c’est donc que quelqu’un lui téléphonait d’en bas. Or, comme il a quitté le bar aussitôt après, en compagnie de ses acolytes, pour organiser sa partie de mitraillette, tout me porte à croire que quelqu’un lui a donné, à cet instant-là, l’ordre de nous organiser une croisière pour le paradis, au Chinois et à moi. Je décroche et dépose l’appareil sur le comptoir. Après quoi, j’attache ma montre à l’émetteur.

Puis je descends à l’étage inférieur et je pénètre dans la cabine téléphonique. Je porte l’écouteur à mes oreilles en le saisissant délicatement, et j’écoute. Mon raisonnement s’avère exact car j’entends le faible tic-tac de ma breloque. Donc il suffit de décrocher les deux appareils pour être en contact.

Je prends mon canif et je tranche le fil téléphonique au ras de l’écouteur, après quoi j’enveloppe celui-ci dans mon mouchoir et l’enfouis dans ma poche.

*

Mon chauffeur est toujours là. Il bouquine Oh ! Un magazine rempli de choses passionnantes. Je lui tape sur l’épaule :

— À la morgue !

Il sursaute, parce que, justement, il lisait un conte policier.

— Hein !

— À la morgue !

Il démarre. Décidément, je passe ma vie dans ce Frigidaire. Le gardien me reconnaît aussitôt. Les flics ont dû l’affranchir.

— Alors, monsieur le commissaire, me dit-il, vous m’avez envoyé des clients… C’est gentil.

Je ne souris pas en entendant ces facéties de garçon de bain.

— Dites-moi, mon vieux, vous devez avoir les fringues du Chinois.

— Justement, approuve-t-il, on m’a téléphoné de la Sûreté de les tenir à votre disposition.

Il m’entraîne dans une salle qui sent le désinfectant et la crasse en conserve. Il saisit un paquet ficelé dans un casier et le défait sur une table. Je fouille les poches des pauvres nippes de Confucius.

— C’est déjà fait, me dit le gardien. Tous les objets qu’il portait sur lui se trouvent dans ce petit sac de toile.

Je vide la pochette sur la table. Elle contient un briquet, un paquet de Lucky, une chevalière en or, un crayon, un carnet de tramway, un mouchoir et un trousseau de clés. J’attrape les clés et les envoie rejoindre l’écouteur téléphonique dans ma poche. Je fais un petit salut de la main au gars du Frigidaire et je vais rejoindre mon chauffeur.

— Cette fois à la Sûreté !

Arrivé devant l’entrée de la grande maison, je me précipite dans le couloir. Je demande le bureau de Favelli, que je n’ai pas encore vu. Il s’y trouve en compagnie de Baudron. C’est un petit Corse à l’air pas commode et qui a les épaules aussi larges qu’un bahut normand. Baudron fait les présentations.

— Très heureux, me dit Favelli. Alors, où en êtes-vous ?

Je vide le contenu de ma poche droite, et tends l’écouteur téléphonique à mon collègue.

— Faites relever les empreintes qui se trouvent là-dessus et vérifiez aux dossiers si, par hasard, vous ne connaissez pas leur propriétaire.

Je m’assieds sur un coin du bureau.

— Entendu !

— Avez-vous du nouveau au sujet des trois loustics de la falaise ?

— Peut-être bien que oui, et peut-être bien que non, gouaille-t-il.

J’attends ses explications.

— À deux kilomètres de l’endroit où vous avez failli vous faire assaisonner, poursuit Favelli, se trouve un petit embarcadère appartenant à un club. Dans cet embarcadère se trouvent des hangars nautiques abritant des canots à moteur. Or, cette nuit, la porte de ces hangars a été fracturée et une des embarcations volée, vous pigez ?

— Très bien. Il y avait beaucoup d’essence à bord ?

— Suffisamment pour permettre à ces crapules de filer. Ils ont dû gagner un point de ralliement quelconque sur la côte et se planquer.

Nous échangeons quelques mots sur le boulot et je m’esquive.

— Vous en avez encore pour longtemps ? me demande le type du taxi.

— Ça vous fatigue de me trimbaler ?

— Pensez-vous, patron. C’est pour savoir si je dois faire mon plein d’essence.

— Faites-le, on ne sait jamais.

Maintenant je vais interviewer le jardinier de la maison de Julia. Il ne faut rien négliger. Mais je constate une fois de plus que cette organisation est de première et que ces carnes-là ne laissent rien au hasard. Vous allez voir pourquoi.

Au moment où je sonne chez le type, un certain Mérulant, je constate que sa porte est criblée de petits trous qui n’ont pas dû être pratiqués avec un vilebrequin. Pour la deuxième fois aujourd’hui, je me sers de l’outil dont je vous ai parlé plus haut et j’ouvre. Plus exactement, j’essaie d’ouvrir car quelque chose bloque la porte. Je pousse fortement et j’entrebâille l’huis. Juste assez pour me permettre de glisser un regard à l’intérieur.