Changement de décors
Le chef a une mine curieuse qui exprime à la fois le souci et la cordialité. Comme la veille, il me désigne son fauteuil pour mammouth adulte et il s’accoude à son bureau.
— Maintenant, racontez-moi vos aventures de cette nuit.
— Baudron ne vous a pas fait son rapport ?
Il esquisse un geste impatient.
— Baudron ! Baudron ! Que voulez-vous qu’il me raconte… Vous avez mené cette affaire tout seul !
J’allume une cigarette.
— Dans ces conditions, monsieur le directeur, je vais commencer par le commencement.
Très succinctement, je lui relate mes faits et gestes depuis que je suis sorti de son cabinet hier matin. Il se marre lorsque je fais allusion aux cognacs que je me suis expédiés ; fronce les sourcils et m’examine curieusement quand je lui raconte la mitraillade et tressaille d’aise au moment où je retrace mon plongeon de la falaise.
— Extraordinaire, murmure-t-il, vous êtes un homme de légende. Vous feriez la fortune d’un romancier populaire.
— Peut-être bien que j’écrirai tout ça un jour.
— Je vous le conseille, et l’éditeur qui vous signera un contrat ne s’embêtera pas. Maintenant, à mon tour de prendre la parole. Savez-vous ce qui est arrivé à Batavia ?
— Il lui est arrivé quelque chose ?
— Ce matin, pendant qu’on le transférait à la prison, il a été abattu d’une rafale de mitraillette. Ça s’est passé au moment où on le faisait descendre du panier à salade. Une traction noire est arrivée en trombe et a ralenti. Un type au visage dissimulé par un foulard a sorti son outil par la portière. Il a tiré en l’air pour faire comprendre aux gardiens qu’ils devaient se planquer et il a fichu seize balles dans la carcasse de Batavia. Un as !
Je pousse un sifflement admiratif.
— Alors, questionne mon interlocuteur, que pensez-vous de cela ?
— Ce que vous en pensez vous-même. Le réseau d’espionnage paraît bien organisé. Et le type qui le dirige n’est pas un des Petits Chanteurs à la Croix de Bois. Il est déjà au courant de l’algarade de la nuit et, sachant Batavia entre nos mains, il a jugé plus prudent de le supprimer.
— Comme je vous l’ai déclaré au fil : votre travail continue. Maintenant la piste est décelée, il faut lever le lièvre, mon cher San Antonio.
— Avez-vous des nouvelles des complices ?
— Aucune. Malgré toutes les dispositions que nous avons prises, ils n’ont pu être appréhendés.
Je me lève d’un bond.
— Renforcez les barrages ! Faites perquisitionner dans les hôtels, dans les bars… Doublez les guetteurs aux environs du Colorado et de la villa de Batavia. Mettez Marseille en état de siège si vous voulez, mais attrapez-moi un des types. Je ne vous en demande qu’un, c’est très important.
— Évidemment, mais puis-je vous demander si vous attachez à ces captures un intérêt particulier ?
— Tout ce qu’il y a de particulier.
— Le fond de votre pensée ?
J’ai un mouvement agacé dont le directeur ne s’offusque pas trop.
— Elle n’a pas de fond. Je vous expliquerai mon plan en temps utile.
Il se frotte les joues.
— Ah ! parce que vous avez un plan ?
— Et comment !
— Eh bien, bonne chance !
Je quitte la Sûreté et me rends au bar-tabac le plus proche. Là, je choisis une belle vue de la mer et je l’envoie à Félicie avec quelques mots gentils dessus. Ensuite de quoi, je rédige un rapport très bref à l’intention de mes chefs de Paris.
Je vais poster tout ça et je regagne mon hôtel.
*
Je trouve la môme Julia derrière un hebdomadaire. Elle me dit qu’elle vient de lire que Jean Marais va peut-être se marier. Et moi je ne me gêne pas pour lui avouer que cette nouvelle me laisse aussi froid qu’une couleuvre qui serait enfermée dans un Frigidaire depuis l’Armistice.
— Bon, déclare-t-elle. Je vois que vous n’êtes pas mondain. Pourquoi, darling, avez-vous ce regard de renard naturalisé ?
En deux mots, je lui apprends le décès mouvementé de Batavia. Elle semble médusée.
— Est-ce croyable ! murmure-t-elle en secouant ses boucles blondes… Dans quel guêpier avais-je porté mes pieds ?
Je la questionne sur ses relations avec la bande.
— Oh ! Relations est un gros mot ! À mon arrivée à Marseille, une amie m’a emmenée au Colorado et m’a présentée à Batavia. Celui-ci a été très gentil.
Je fronce les sourcils.
— Allons, gros méchant loup, sourit-elle, ne faites pas cette tête. Je vous jure qu’il s’agissait d’un simple ami. Quelques cocktails, quelques tangos… Des blagues à la graisse d’oie… c’est tout. Quand il a su que je cherchais un appartement en sous-location, il m’a dit qu’il avait mon affaire car, justement, un ami à lui séjournant à l’étranger lui avait demandé de sous-louer sa villa pendant son absence, afin d’éviter qu’elle soit réquisitionnée…
— Je saisis, lui dis-je, c’était plus prudent à cause des pigeons.
— Les pigeons ?
— Vous ne savez pas, peut-être pas, qu’il y a un colombier dans la propriété que vous habitez ?
— Si !
— Et vous ignorez qu’il s’agit de pigeons voyageurs ?
Elle ouvre la bouche tant son étonnement est vaste.
— Des pigeons voyageurs ! s’exclame-t-elle.
— Yes, darling ! Et qui est-ce qui s’en occupait ?
— Le jardinier. Vous le savez, j’étais en sous-location provisoire, je ne m’occupais pas de l’entretien de la baraque.
Je lui demande l’adresse du jardinier et je note celle-ci sur mon agenda de poche en me promettant d’aller demander des conseils au bonhomme en ce qui concerne le repiquage des épinards.
J’attrape Julia par un bras et je l’entraîne jusqu’au restaurant le plus proche où je nous commande des steaks aussi larges que le postérieur d’une couturière.
Ma compagne se met à manger d’aussi bon appétit que moi. Comme mon bras me fait un peu souffrir, c’est elle qui découpe ma viande. Pour un peu elle me donnerait la becquée. Je lui souris, mais tout en lui souriant et tout en dégustant mon steak je pense à elle, ou plutôt à nous.
Je me dis que les choses ont changé d’aspect. Tant que je croyais l’affaire terminée, je pouvais m’offrir une escapade avec une poulette. D’autant que j’estimais ce genre de divertissement mérité ; mais maintenant, il y a fausse donne. L’enquête continue et, dans ce genre d’exercice, la belle Julia m’est à peu près aussi utile qu’un motoculteur. Il s’agit de lui expliquer la chose avec tact. Pour le tact, on peut se fier à moi. J’y vais de ma petite romance. Heureusement, cette gamine a plus de jugeote que tout un Conseil d’État ; elle se rend à mon raisonnement sans discussion.
— Oui, murmure-t-elle, tristement. Je comprends bien qu’une femme ne puisse partager les occupations d’un garçon comme vous. Je serais un poids mort pour vous, en restant ici. Je vais retourner quelque temps à Nice, chez mes parents. Si vous avez envie de me voir, vous n’aurez qu’un geste à faire.
Je saute sur sa décision à pieds joints.
Pour la récompenser, je me penche en avant, par-dessus la table. Comme elle n’est pas paresseuse, elle se penche aussi, si bien que nous nous rencontrons juste à l’endroit qu’il faut.