DES VERTES ET DES PAS MÛRES

CHAPITRE PREMIER

Ça recommence !

Ah ! mes enfants ! Vous parlez d’un roupillon… Je crois que si ma blessure ne m’avait pas fait des misères, j’aurais dormi jusqu’à ce qu’on ait transformé le pont transbordeur en épingles de nourrice. Lorsque je reprends conscience, avant même d’avoir ouvert les yeux, j’ai l’impression d’une présence dans ma chambre. Je tourne la tête, et qui est-ce que j’aperçois, assise dans un fauteuil ? Ma gosse blonde, Julia.

La mignonne s’est assoupie. Je regarde son corps abandonné dans le sommeil et je me sens tout chose. Sa poitrine se soulève régulièrement. Croyez-moi, cette petite a tout ce qu’il faut pour s’embaucher comme mannequin rue de la Paix. Il faudra que je lui en touche deux mots. Je suis tout attendri par ses cheveux blonds. Ne riez pas, mais je vous assure qu’elle a l’air d’un ange.

De se sentir examinée, ça la réveille. Elle bat des paupières à son tour et me sourit.

— Jour, gazouille-t-elle.

— Bonjour, ma chère fée, pouvez-vous me dire ce que vous fabriquez dans ce fauteuil au lieu d’être dans votre chambre ?

— C’est à cause de votre blessure…

— Quoi, ma blessure ?

— Vous savez que j’ai la chambre voisine de la vôtre. Vers cinq heures, j’ai cru vous entendre gémir et je suis venue. Vous rêviez seulement. La fièvre sans doute. J’ai remarqué que votre blessure saignait beaucoup, alors je suis allée à la pharmacie de nuit d’à côté pour acheter de la gaze.

Je regarde mon bras, et je vois qu’en effet, il est aussi volumineux qu’un traversin. Julia, sans que je m’en rende compte, a entortillé de la gaze autour.

Tout est O.K. Le pansement a fait tampon.

Un élan de gratitude me chatouille l’aorte.

— Vous êtes une fille épatante, Julia !

Elle hausse les épaules.

— Ça va, commissaire, ne parlons plus de ça.

— Ne m’appelez pas commissaire !

— Vous préférez San Antonio ?

Je ne réponds rien, je la regarde, et c’est un spectacle aussi saisissant que le mont Blanc !

J’allonge mon bras valide en direction du fauteuil, en priant les Dieux qu’il soit assez long pour attraper celui de Julia. Les Dieux m’exaucent. Je saisis une manche à l’intérieur de laquelle se trouve le plus beau bras du monde. Je le tire à moi, le reste suit.

Je ne sais comment la chose se produit, mais en moins de temps qu’il n’en faut pour dire bonjour à sa belle-mère, je sens deux lèvres tièdes sur les miennes.

Je vous le répète : des gosselines, j’en ai connu des paquets, et si toutes celles à qui j’ai fait le grand jeu venaient se faire offrir l’apéritif, il faudrait mobiliser tous les garçons de café de Paris pour les servir ; mais pour celle-ci, c’est différent. Je reçois la grande secousse et je comprends enfin ce que c’est que le coup de foudre.

Nous échangeons quelques phrases immortelles, après quoi le bon sens reprend le dessus et nous décidons d’aller déjeuner dans un des salons de l’hôtel. Je réclame du café bien noir avec des toasts et un jus d’orange. Croyez-moi, buvez des jus d’orange à jeun si vous voulez conserver l’estomac à la hauteur de votre cerveau. Car vous n’ignorez pas que tout se tient dans cette fichue machine à deux pattes qu’on appelle l’individu.

Exemple, voyez le cas d’un pauvre diable qui souffre de l’estomac. Il fait une tête épouvantable, il est triste, amer, méchant, il ne s’intéresse à rien d’autre qu’à son mal. Il est tout juste bon à faire un croque-mort. Pour mener la vie qui est la mienne, il faut éviter ces troubles idiots qui ont cependant leur importance.

*

Nous sommes dans une petite pièce discrète et nous faisons la dînette. Je suis joyeux comme un gosse, tout me ravit : les grandes tasses bleues, le papier jaune de la tapisserie, les bas pain-brûlé de Julia.

Ce café est extra. Le gérant de l’hôtel doit s’approvisionner directement au Brésil.

Tout en mangeant et en débitant des madrigaux, je réfléchis. C’est une vieille habitude chez moi. Quelles que soient les circonstances, il ne faut jamais s’écarter de son sujet. Le mien c’est le Colorado-Bar et son propriétaire. Tant que le mystérieux Früger sera en liberté, je ne me sentirai pas l’âme en paix.

— Qu’avez-vous donc, cher ? Vous semblez rêveur, remarque Julia.

— C’est l’amour, lui dis-je effrontément.

Elle fronce les sourcils.

— Ne vous moquez pas de moi.

Je vais pour protester de ma bonne foi, mais à cet instant le larbin vient m’annoncer que quelqu’un me demande au téléphone. Je m’excuse et emboîte le pas au garçon d’étage.

Je saisis l’écouteur qui pend au bout de son fil.

— Allô !

— San Antonio ?

— Tout juste.

— Ici, le chef de la Sûreté. Comment va votre blessure ?

— Elle va.

— Félicitations pour votre célérité. Vous avez bien travaillé.

Ici, je toussote modestement.

Le chef tartine encore pendant quelques minutes sur mes mérites. Comme ce n’est pas la première fois que je m’entends déclarer que je suis un type pas comme les autres, je me fais les ongles pendant ce temps.

— Pouvez-vous rappliquer immédiatement ?

— Chez vous, chef ?

— Oui, à mon bureau, il vient de se passer quelque chose. Je ne peux rien vous dire par téléphone. Je crois que vous n’en avez pas encore terminé avec cette affaire.

Je fais une grimace irrespectueuse à la passoire d’ébonite.

— Très bien, chef. Le temps d’achever mon café !

Allons bon… Toujours des complications surgissent au moment où l’on aimerait se laisser vivre, le ventre au soleil.

Je rejoins Julia.

— Ça ne va pas ? me demande-t-elle.

— Pas bien, non. Il faut que je coure à la Sûreté.

— Du nouveau ?

— Sans doute, je n’ai pas de précisions.

Devant sa mine dépitée je ne peux m’empêcher d’éclater de rire.

— Je n’en ai pas pour longtemps. Je vais vous envoyer chercher le dernier bouquin de Max du Veuzit, vous m’attendrez ici, bien gentiment. À midi, nous irons casser une petite croûte par là à travers et nous causerons…

— Exception faite pour le bouquin, je vous obéis, répond-elle. J’ai horreur de la littérature pour jeunes filles lymphatiques.

Je me penche sur elle et je lui offre un baiser grand format. Elle me rend honnêtement la monnaie.

Nous sommes quittes.