Faites briller l’étoile
Des gouttes de sueur perlent à mes tempes ; par contre, par un curieux équilibre de température, j’ai la moelle épinière plus froide qu’un nez de chien. J’ai déjà un goût de mort dans la bouche et mon cerveau bloqué se refuse à toute réflexion. Très souvent, au cours de mon aventureuse carrière, j’ai murmuré in petto: « Cette fois ça y est ! » Mais au fond je n’y croyais pas, et la preuve, c’est que je m’en suis tiré.
Pourquoi me suis-je sorti de toutes les plus moches situations ? Parce que je m’appelais San Antonio et que pour les réflexes personne ne pouvait me damer le pion.
Les réflexes !
J’ai un sursaut d’énergie. Je me dis que si je flanche un millième de seconde, je suis perdu.
Un jour, en Amérique, du côté de Los Angeles, au temps où j’appartenais à une agence de police privée, je me suis vu avec le canon d’une mitraillette dûment chargée sur la poitrine et le type qui était de l’autre côté de la mitraillette appuyait à fond sur la détente, je vous l’assure. Eh bien, le coup n’est pas parti, parce que ce croquant-là avait oublié, dans sa hâte de me transformer en engrais azoté, de lever le système de sûreté. A priori, on pourrait croire que ce genre de truc n’existe que dans les films de Gary Cooper ou de Laurel et Hardy, mais vous voyez qu’il n’en est rien.
Le Martinet sectionne l’extrémité d’une ampoule de verre et plonge sa seringue dedans. Donc, si je veux que mon étoile se remette à briller, je dois commencer illico à la passer à la peau de chamois. Il n’y a plus une minute à perdre.
Si au moins ma veste n’avait pas été brûlée dans l’incendie de ma chambre… J’ai dans mes fringues toutes sortes de poches ultra-secrètes qui contiennent des petites choses intéressantes…
Ça y est ! Je la tiens, l’idée, car je viens de penser qu’il me reste le pantalon, or, dans ce pantalon, à la hauteur du genou, la couture n’est pas cousue sur une longueur de quatre centimètres environ, mais simplement ajustée par des pressions. Je dispose donc, à cet endroit d’une sorte de petite poche qui contient du poivre moulu. Je croise les jambes et récupère mon poivre en douce. Pour détourner l’attention, je fais le mirliflore.
— Ainsi, dis-je à Elsa, il va falloir que nous nous séparions, ma beauté ?
— Que veux-tu, me répond-elle. Il arrive toujours des sales histoires aux petits garçons trop curieux.
— C’est rudement rageant de se faire expédier dans le grand cirage, sous les yeux d’une jolie fille à laquelle on voudrait raconter des tas de bobards.
— Bast, console-t-elle, un peu plus tôt, un peu plus tard, il faut tout de même y passer…
Je souris.
— C’est pas tellement bête ce que tu dis là, Elsa.
— Allons, déclare Früger, finissons-en.
Il m’empoigne le bras gauche et remonte ma manche. Le faux journaliste se place de l’autre côté avec son pétard ; enfin Martinet s’approche avec sa petite panoplie de vétérinaire.
Ça fait en moi comme au cirque, au moment où le trapéziste va faire le saut de la mort.
Je me dis : « Mon petit San Antonio, c’est à toi de jouer ! »
Et je m’obéis avec une extraordinaire docilité.
De toutes mes forces je balance mes pieds dans le ventre du faux Martinet qui pousse un ululement de locomotive sous un tunnel et s’affaisse sur le tapis. En même temps, je balance mon poivre dans les mirettes du journaliste et, de mon autre main, je saisis Früger et le tire devant moi. Je suis l’homme-orchestre de la place Blanche : tout l’individu fonctionne.
Inutile de vous dire que le désordre est indescriptible.
Pour commencer, le journaliste, fou de rage et de douleur, fait donner son artillerie au petit bonheur, des balles traversent mes fringues sans me toucher, heureusement. Früger a moins de chance car il en bloque une dans le citron, et rend son âme au diable.
Je le lâche et pique un plongeon derrière le piano. Ça tiraille dans tous les coins. Les animaux sont ivres de rage et jouent à la bataille de Verdun. Les balles s’enfoncent dans le piano et composent une curieuse mélodie en ré mineur. Peut-être bien que c’est une marche funèbre qu’ils exécutent à mon intention.
Tout à coup, Elsa hurle :
— Le patron est mort !
Comme par enchantement, il se fait un silence.
— C’est Schultz qui l’a tué, dit un type.
Schultz, c’est le faux journaliste. Il se met à pleurer. Le poivre que je lui ai offert doit l’aider dans cet exercice lacrymal.
— C’est pas ma faute, gémit ce crocodile, il m’a aveuglé.
— Ne tirez plus ! ordonne Martinet. Il nous le faut vivant.
Il précise aussitôt ses intentions.
— Nous lui arracherons les ongles, décide-t-il, puis nous lui ferons le truc de la baignoire, à ce salopard !
Vous vous en doutez, moi, derrière mon piano, je n’en mène pas trop large ; c’est un programme qui ne me séduit pas énormément et j’aimerais encore mieux assister à une pièce de Paul Claudel qu’à la petite cérémonie dont mon marchand de mort aux rats vient de parler.
D’un effort de reins je renverse le piano, ce qui me donne un plus large paravent. S’ils ne me canardent plus, comme je suis dans un angle de la pièce, ils en auront pour un moment avant de me sortir de là.
Tout à coup, ma main touche quelque chose de rond sur le parquet. Je précise mon toucher et je découvre qu’il s’agit de la seringue que Martinet a laissé choir et, qui, par bonheur, ne s’est pas cassée en tombant.
Je m’en empare.
À peine l’ai-je en main qu’un gorille apparaît par-dessus le piano : c’est mon copain Tom, le zigoto auquel j’ai cassé deux ou trois dents le jour où j’ai sonné chez Batavia.
Il s’apprête à enjamber l’obstacle et j’admire son postère.
Je ne peux résister à l’envie de lui planter l’aiguille dans le gras des fesses.
Il paraît ne rien sentir, mais soudain il devient tout chose, son visage se convulse, ses lèvres se vident et il bascule de mon côté. Je manque attraper ses deux cent trente livres sur la nuque. Heureusement, je fais un bond de côté et le gros Tom s’abat sur le tapis, tout flasque, comme une vache morte.
Je le regarde.
La drogue du faux Martinet est de première qualité, car je n’ai pas injecté le quart de la seringue et voilà pourtant cette grosse brute rayée de la société — où, soit dit entre nous, elle n’aurait jamais dû se présenter.
Je remarque que la poche de Tom fait une bosse significative. J’y plonge ma main et j’en sors un pistolet à barillet dont le magasin est plein… Avec ce jouet en ma possession, je me sens aussi fortiche que Mathurin après qu’il a avalé sa boîte de spinage.
Et si je faisais un carton ? histoire de me rendre compte si je suis toujours un as en la matière…
Je rampe de côté et glisse un œil prudent dans la pièce. Tous mes zèbres sont agenouillés en demi-cercle, face au piano renversé. Tous, à l’exception de la môme Elsa qui essaie en vain de ranimer Früger. J’en choisis un et le couche en joue. Pan ! Il tombe, la figure en avant.
— Il est armé ! hurle quelqu’un.
— On ne peut rien te cacher, dis-je en éclatant de rire.