Ne vous faites jamais « des idées ! »
Un quart d’heure plus tard une ambulance s’annonce. On charge le mort sur une civière et fouette cocher !
Je dis à Marinette de grimper dans ma tire et j’accroche les wagons derrière la voiture à croix rouge…
— Que lui est-il arrivé, à ce pauvre homme ? demande la bonniche.
Je la regarde comme si elle m’arrachait d’un rêve. M’est avis que la partie de marrade est dans la flotte. Vous me connaissez ? Avec une histoire pareille sur les bras, je n’ai plus la moindre envie de jouer les Casanova !
— Je ne sais pas encore, je lui réponds… Il a avalé sa vie de travers, probable…
— C’est affreux !
— Appelez ça comme vous voudrez…
— Et maintenant, où allons-nous ?
— À la morgue…
Elle frissonne.
— À la…
— Oui, mais vous m’attendrez dans la voiture, je ne veux pas vous infliger un spectacle pareil…
— Oh ! je n’ai pas peur, fait la donzelle, au contraire, ça m’intéressera de voir la morgue !
Que voulez-vous que j’y fasse ? Toutes les souris sont morbides. Elles se consolent d’une partie de fesse manquée pourvu qu’on leur montre de la viande froide.
La moutarde me monte au pif.
Non, je vous le demande, de quoi j’aurais l’air si je trimbalais au cours de mon service cette radeuse pour noces et banquets !
— Écoutez, trognon, je fais en m’efforçant au calme. Je ne peux pas vous emmener avec moi…
— Oh ! Pourquoi ?
— Parce que, pour entrer à la morgue, il faut être de la police… ou mort ! Vous n’appartenez, Dieu soit loué, à aucune de ces deux catégories, n’est-ce pas ?…
Elle l’admet et se renfrogne…
Je stoppe derrière l’ambulance et je suis la civière. Un gardien réceptionne le macchabée… À ce moment je me manifeste :
— Commissaire San-Antonio.
Il me fait un salut dont le moins qu’on puisse en dire est qu’il est déférent.
— Salutations, monsieur le commissaire. Vous ne me reconnaissez pas ?
Je bigle les moustaches en guidon de course du zig, son nez torturé par le beaujolais…
Effectivement, j’ai aperçu ce pignouf au cours de précédentes enquêtes car, dans mon turbin, on est conduit à la morgue plus souvent qu’au Lido.
— Appelez illico un toubib ! ordonné-je… Et passez-moi le téléphone.
Il me conduit à un bureau ripoliné qui sent le cadavre comme le reste de la tôle, avec, par-dessus, des relents de gros rouge.
J’alerte la P.J… Je résume l’affaire.
— Le type avait retiré une brique sur son compte, dis-je à mon interlocuteur invisible. Quatre minutes plus tard il gisait mort dans sa tire ; l’homme au manteau de cuir qui l’accompagnait avait disparu et le million aussi. Le mort est à la morgue, et il ne reste plus qu’à foutre la pogne sur l’homme au manteau de cuir…
Là-dessus je ricane un bon coup pour montrer que j’ai le côté futé de tout bon policier qui se respecte et je raccroche.
Le gardien m’informe que le professeur Montazel va radiner. Il me propose un coup de rouge.
Je refuse, alléguant que ce breuvage m’est interdit avant midi sonné. J’ajoute que si le cœur lui en dit je ne veux pas être une entrave à son mouillage de meule.
Il attrape un kil de chez Nicolas (publicité non payante) et se fait un lavage d’estomac. En attendant je pénètre dans la salle de dissection. Le mort est étalé sur une table de pierre devant des gradins. Un énorme réflecteur est suspendu au-dessus de lui.
— Je m’en vais le déshabiller, dit le gardien en s’essuyant les bacchantes.
Il se met au boulot.
— C’est plus facile pendant qu’il est encore mollasson, ajoute-t-il.
Je ne me propose pas comme auxiliaire… Les morts ne me font pas peur — ce serait gentil ! — mais je n’aime pas les tripoter outre mesure. Lui, il fait ça comme votre bonne femme prépare une sauce Béchamel. Il se mouille même le pouce pour déboutonner le gilet du petit vieux.
Au fur et à mesure qu’il lui ôte ses fringues, je fouille les poches de celles-ci. Elles ne contiennent qu’un portefeuille bourré de papiers au nom de Ludovic Balmin. Ces papelards m’apprennent que le vieillard est antiquaire boulevard de Courcelles, au 120… Il est célibataire, il a soixante-six ans…
Je mets le portefeuille de côté.
À part ça, il y a encore de la monnaie dans ses poches, un trousseau de clés, un cure-dents en argent, un carnet de chèques postaux à son nom, un stylo plaqué or…
Rien d’anormal…
— Voilà, dit le préposé de la morgue.
Il en a terminé avec Balmin.
Maintenant le petit vieux est nu comme une arête de sole ! Pas excitant du tout, fatalement.
Je fais le tour de sa géographie.
— Pas trace de blessures ? je murmure.
— Non, dit le gardien.
Sur ce, la porte s’ouvre et un homme au visage pâle paraît. Il est vêtu de noir ; il a la rosette, et son visage est aussi joyeux qu’une pierre tombale.
— Monsieur le professeur, fait le gardien avec déférence…
Je salue l’arrivant. Il me fait un signe de tête… Mais il ne s’intéresse pas au vivant. Lui, on le comprend tout de suite, ses vrais copains, ce sont les horizontaux définitifs… Il ouvre une petite valoche de cuir, en retire quelques instruments et se met à bigler le père Balmin de la cave au grenier.
Son examen dure un petit bout de moment. Il est vachement consciencieux, le frangin !
Enfin il se redresse et me regarde.
— Cet homme a succombé à une crise cardiaque, dit-il…
Je crois rêver…
— Vous en êtes certain, professeur ?
Une seconde, je crois qu’il va me bouffer la rate, mais décidément il ne doit pas aimer les abats.
— Absolument certain, dit-il… L’autopsie nous donnera la preuve formelle.
Un bref salut, il met les adjas.
— S’il le dit, c’est que c’est vrai, assure le gardien. Ce gars-là, je l’ai jamais vu se gourrer une seule fois. Vous lui donneriez un os de gigot qu’il vous dirait de quoi le mouton est mort !
— Crise cardiaque ! je balbutie.
Franchement, les potes, je suis siphonné. Penser que ce mec est canné de mort naturelle dans de pareilles circonstances, c’est râlant… Ça manque de logique, à mon avis. Et un bon flic a horreur de ce qui manque de logique…
De toute façon, moi je n’ai rien à voir avec l’affaire. Je fais partie des services secrets et ce genre de délit n’est pas de mon ressort.
Je quitte donc la maison frigo, conscient d’avoir fait mon devoir au-delà de toute expression.
En sortant, je me casse le nez sur Chardon, inspecteur à la P.J. Chardon, c’est le genre bon gros pas bileux…
— Ah ! c’est toi qui es chargé de l’enquête ? fais-je.
— Oui, dit-il…
Il écrase des cacahuètes dans sa fouille et les bouffe. Un vrai singe !
Il a la brioche épanouie, le visage rayonnant d’un contentement intime…
Je le rancarde sur ce que je sais…
— Et le plus bath, dis-je, c’est qu’il est mort de mort naturelle.
— Non ?
— C’est du moins ce qu’affirme le toubib de l’établissement !
Je lui flanque une bourrade.
— Bonne chance, fiston !
*
Marinette commençait à prendre des champignons dans la cervelle.
En m’apercevant son visage s’éclaire comme une vitrine de Noël.
— Ah ! Vous voilà… Je commençais à croire que vous m’aviez oubliée !
— Comment pouvez-vous penser une chose pareille, radieuse Marinette ? Pour que je vous oublie, il faudrait qu’on m’enfonçât (et je le dis au subjonctif !) un pieu dans le crâne.
« Allons, il est midi, l’heure où les estomacs présentent leurs revendications syndicales. Je connais dans les parages un restaurant chinois où l’on ne sait pas ce que l’on mange mais où ce qu’on mange est fameux ! Come with me, darling !
Le subjonctif, les chinoiseries, l’anglais ! C’en est trop. Elle s’abat sur mon épaule et je n’ai plus qu’à lui rouler mon patin de cérémonie. Celui subventionné par la maison Colgate : dents blanches, haleine fraîche !
Avec ce genre de poulette, un gueuleton doit suffire à vaincre sa pudeur. C’est ce que je gamberge tout en bouffant un canard à l’ananas qui pourra servir de dessert. Quelquefois il faut ajouter le cinéma pour vaincre leurs dernières objections. Mais ça, c’est dans les cas exceptionnels, pour les filles vraiment vertueuses. Avec Marinette pas besoin d’intercaler Martine Carol entre la poire et le dodo… Un verre de Cointreau et elle est prête à envisager le don de sa personne !
Sur les trois heures de l’après-midi — heure française —, je lui donne un aperçu de mes capacités extraprofessionnelles. Elle en est tellement satisfaite qu’elle me demande si je prends des abonnements.
*
Rien de tel qu’un bon apéritif pour vous remettre d’aplomb après un après-midi aussi tumultueux.
Nous avalons notre deuxième Cinzano dans un troquet de Saint-Germain-des-Prés. La môme Marinette a les yeux larges comme des pavillons de clairons. Son rouge à lèvres, remis en hâte, ne suit pas très bien le contour de sa bouche. On dirait une affiche mal imprimée.
Elle me tient le bras d’une façon godiche qui me fait un peu honte. J’ai l’air de quoi, avec cette gerce enamourée suspendue après moi ? Je fais terreux en voyage de noces !
Un marchand de journaux entre dans le bistro. Je lui adresse un signe. Un journal. Voilà qui va me donner une contenance.
Je sursaute en constant que l’affaire du matin occupe la première page. Je lis l’article et j’en apprends de chouettes !
L’homme au manteau de cuir s’est présenté spontanément à la police en apprenant la mort de l’antiquaire. C’est un certain Jean Parieux qui est courtier en vieilleries. Le matin même il a vendu un lot de pièces anciennes à Balmin et Balmin lui a demandé de l’accompagner aux Chèques postaux afin de lui régler le million représenté par cet achat.
Balmin se sentait fatigué. En sortant du bureau des Chèques il s’est installé dans la voiture de Parieux tandis que celui-ci allait téléphoner dans un café. Il y a succombé. Lorsque Parieux a été de retour, il a appris l’incident et s’est mis en rapport avec le commissariat du quartier qui l’a branché sur la P.J…
Voilà toute l’histoire…
Ce que c’est que d’avoir l’idée tournée sur le mystère, comme dit Félicie ! Je voyais déjà des trucs, des machins, des choses. Et tout bêtement c’était ça : une affaire honnête, un vieux au cœur fatigué…
— Allez, rentrons ! fais-je brusquement…
La petite se lève.
Au moment où elle franchit la porte je stoppe.
D’accord, tout est terriblement simple et logique, mais alors, pourquoi Balmin a-t-il écrit « au secours » sur son talon de chèque ?