N’oubliez jamais d’« oublier » vos gants lorsque vous allez en visite
La voix monocorde d’Hector me parvient comme si elle tombait d’une autre planète. Ce qu’il dit, du reste, m’indiffère autant que sa personne. Il raconte ses varices, son ulcère du pylore, son chef de bureau, sa maison en viager… Cinquante ans de médiocrité défilent dans nos oreilles.
J’en ai tellement classe que je chope le premier prétexte venu pour m’esbigner.
— J’ai une enquête en cours, vous m’excusez, Hector ?
Il m’excuse d’autant mieux que lui non plus ne peut pas me renifler : l’antipathie c’est comme l’amour, ça implique une certaine réciprocité.
— Toujours par monts et par vaux ! remarque-t-il avec aigreur…
— Eh oui ! fais-je, tout le monde ne peut pas passer sa vie sur un rond de cuir.
Ceci constitue une allusion très précise aux fonctions qu’occupe Hector dans un bureau oublié d’un ministère confidentiel.
Il avale le lion et boit un coup de bordeaux pour le faire glisser.
— Au revoir, dis-je à Félicie et à Hector.
J’ajoute, histoire de faire rougir ma brave mère :
— Soyez sages !
Hector a un sourire niais et veule.
Je franchis la porte avec soulagement. Y a pas, je ne peux pas renifler les minus !
Un pâle soleil essaie d’égayer ce dimanche de fin d’hiver. Mais pour égayer un dimanche de Paris il faudrait autre chose que le soleil.
Je roule en direction de Pantruche en me demandant ce que je pourrais bien maquiller pour tromper le temps. En ce moment c’est le calme plat dans les services.
Voilà quinze jours que je n’ai à peu près rien à fiche et l’inaction pèse sur moi comme une crème au chocolat sur le foie d’un hépatique…
Je parviens au bois de Boulogne où je roule en seconde. C’est plein de braves gens qui promènent leurs chiards et de tapineuses qui me font des sourires discrets.
Dans les petites allées, il y a des bagnoles arrêtées à l’intérieur desquelles des couples se comportent en personnes qui se témoignent une certaine sympathie…
Je refilerais bien une demi-jambe au zigoto qui pourrait me soumettre une idée potable… Le théâtre ? Il est trop tard, tous les spectacles sont commencés… Le ciné ?… Tout seul ça n’est pas poilant !
La chasse à la souris ? J’en ai marre. La séance d’hier m’a calmé les nerfs. Et puis, il ne faut pas que ça devienne une habitude…
Je traverse le bois sans avoir trouvé rien de valable. Je tourne autour de l’Étoile, je cramponne l’avenue de Wagram, je traverse la place des Ternes et tout bêtement je me retrouve boulevard de Courcelles.
Comme dit la chanson : « Nous avons fait ça simplement, sans presque y penser ! »
Boulevard de Courcelles, si vous avez un tant soit peu de mémoire, vous vous souvenez que feu M. Balmin y avait un magasin d’antiquités.
Pourquoi est-ce à ce petit vieux que je songe en ce morne dimanche d’avant-printemps ?
À lui, oui, avec ses yeux éperdus, sa moustache blanche lamentable, ses joues livides…
À lui, tout seul, tout mort dans cette voiture…
120 !
C’est là.
Je range ma tire en bordure du parc Monceau ; je traverse le boulevard et je vais rôdailler devant le magasin dont le rideau de fer est baissé.
Après une courte hésitation j’entre dans l’allée la plus proche… Une loge de concierge d’où s’échappent des odeurs de mangeaille comme de toutes les loges de concierge.
Je frappe à la vitre. Une grosse bonne femme qui ressemble à Fréhel lève son mufle de sur un bol de vin sucré.
— C’qu’ v’lez ? questionne-t-elle.
Après quoi elle reprend sa respiration. Il est probable que cette brève question constituera l’exercice physique de sa journée.
— L’appartement de M. Balmin.
Elle lève sur ma personne un regard lourd comme un drapeau mouillé.
— L’est mortibus, dit-elle irrévérencieusement.
— Je sais, mais ça n’empêche pas qu’il a habité ici ?
Elle plonge sa face bouffie dans le bol, la relève et je constate que le récipient est vide. Chapeau bas ! comme descente, elle vaut les pistes de Chamonix et du Revard réunies.
Elle prend son appel d’air.
— Troisième à gauche, dit-elle comme un pneu qui se dégonfle.
C’est fou ce que certains renseignements apparemment anodins nécessitent comme efforts.
— Merci ! fais-je. Et à votre santé…
Je grimpe l’escalier. Trois étages, c’est une ascension ! Je stoppe devant la porte de gauche et j’appuie sur le bouton de cuivre de la sonnette.
J’agis au petit bonheur, ignorant s’il y a quelqu’un dans l’appartement. Balmin étant célibataire, il se pourrait qu’il n’y eût personne.
Un bruit de pas vient me prouver le contraire. La porte s’ouvre et un petit pédé aux boucles blondes se tient devant moi.
Il peut avoir vingt-cinq ans, peut-être plus, peut-être moins. Le genre tubard… Il est de taille moyenne, mince et flexible ; il y a des traces de poudre sur ses joues, poudre ocre bien entendu, des traces de rouge à ses lèvres. Mais aujourd’hui, jour de deuil, il ne s’est pas fait de beauté. Il a ces yeux de gazelle, doux, humides et inhumains de tous ses semblables… Ses mains sont effilées et frémissantes.
Sa voix est rauque comme la voix de Marlène Dietrich… Il bat des cils en parlant.
— Monsieur ?…
— Bonjour, fais-je. Je suis bien ici chez M. Balmin ?
— Oui…
— Police…
Il a un petit geste effarouché.
— Mon Dieu !
— Vous êtes un parent de M. Balmin ?
Il secoue sa tête bouclée.
— Non, dit-elle, je suis un ami…
Il faut de tout pour faire un monde, d’après Félicie. Ça, je l’admets volontiers… Pour que l’univers continue de tourner rond, il doit y avoir des flics, des p…… des braves gens, des cousins Hector, des vieux antiquaires et des poupées comme celle-ci, n’empêche que j’ai une sainte horreur des messieurs-dames. Une horreur physique…
— Un ami ou sa femme ? je questionne à brûle-pourpoint.
Nouveau petit geste effarouché de la gonzesse.
Mais les fiottes aiment qu’on les secoue un peu.
— Oh ! Monsieur l’inspecteur ! minaude-t-il.
— Commissaire, je rectifie… Je suis mégalomane à mes heures…
Ces quelques phrases ont été échangées sur le paillasson. Je pousse le gamin et j’entre dans un confortable appartement.
— On peut bavarder, oui ?… je demande.
— Bien sûr, entrez !
Il me guide à un petit salon meublé en pur Louis quelque chose. Je prends place dans un fauteuil aux pieds tellement fragiles que je doute qu’il résiste à mes cent quatre-vingts livres. L’autre endofé se vautre dans une bergère où il se met à jouer les Juliette Récamier.
Il a une chemise saumon fumé, un pantalon violet, un foulard de soie jaune… Curieuse façon de porter le deuil…
— Quel est votre blaze ? je questionne.
— Mon quoi ?
— Votre nom ?
— Ah ! Oh ! que c’est drôle ! Comment avez-vous dit ? Blaze ? C’est chou tout plein…
Mon regard furibond calme sa frénésie.
— Je m’appelle Jo, dit-il.
— Très joli dans l’intimité, apprécié-je… Mais le secrétaire de police qui vous a établi votre carte d’identité s’est-il contenté de ça ?
Il minaude.
— Vous êtes un humoriste, monsieur le commissaire.
— Voilà vingt ans qu’on me le dit. Alors, cette identité ?
— Je m’appelle Jo Denis…
— Âge ?
— Trente-trois ans ! Mais ne le dites pas… N’est-ce pas qu’on me donne moins ?
Moi, je lui donnerais bien une tarte sur la pomme, histoire de me soulager les nerfs.
— Alors, comme ça, il était de la pédale, le vieux ? fais-je, autant pour moi que pour lui.
J’essaie de retrouver son allure, au Balmin… Après tout, il faisait assez vieille tante.
L’autre ne répond pas à cette demi-question.
— Ça fait combien de temps que vous étiez ensemble ?
— Quatre ans, soupire-t-il.
— C’est vous qui héritez ?
— Je ne sais pas…
Mais au petit pétillement de son regard, je comprends qu’il sait parfaitement à quoi s’en tenir à ce sujet. Pas folle, la guêpe ! Il devait lui faire faire son testament au vieux, tout en lui illustrant le Kamasoutra …
— Il était cardiaque ?
— Oui… Une lésion au cœur…
— Ses affaires marchaient bien ?
— Je crois… Il est installé ici depuis très longtemps, il a sa clientèle…
— D’accord… Mettons qu’il l’avait… Qu’on le veuille ou non, nous devons parler de lui à l’imparfait, n’est-ce pas ?
— Hélas ! soupire-t-il.
— Du chagrin ?
— Beaucoup…
— Ça se tassera, vous trouverez un honnête homme pour refaire votre vie, je ricane… Un veuf sans enfants… Ou même avec enfants, ça ne gâte rien… Je suis certain que vous feriez une bonne mère de famille.
Il ne bronche pas.
— Vous travailliez avec Balmin ?
— Comment ça ?
— Enfin, je veux dire dans son magasin ?
— Rarement… En période de fêtes, lorsqu’il avait beaucoup de travail…
— T’es le gars des heures de pointe, rigolé-je…
Que voulez-vous, une essence de nave pareille, je peux pas me retenir de la tutoyer.
Le biglant soudainement entre les châsses, je demande :
— Tu connais Jean Parieux ?
Il secoue la tête…
— Qui ?
— Jean Parieux : le revendeur en compagnie de qui se trouvait ton vieux lorsqu’il est canné ?
— Non, assure le tournedos Rossini.
— Un grand avec un manteau de cuir.
— Non…
Il a l’air aussi franc qu’une douzaine de tigres. Je n’insiste pas.
— Bon… Tu es au courant des pièces anciennes achetées hier ?
— Pas du tout…
— Eh bien ! mon gars, il ne me reste plus qu’à te souhaiter le bonsoir… Il n’a pas de famille, Balmin ? Enfin, pas d’autre famille que la grande ?
— La grande quoi ?
— La grande famille, naïf !
— Non, il n’a personne…
— Tu vas te régaler avec les antiquités, mon petit Jojo…
Il réprime un sourire de contentement.
— À un de ces jours, petit homme !
Il me tend la pogne, mais ça m’écœurerait de serrer cette espèce de limace à cinq branches…
Je gagne la porte et je descends l’escalier. Je repasse devant la loge du sosie de Fréhel ; je traverse le boulevard, je monte dans mon bahut, je démarre et, juste comme je tourne le coin du carrefour, je m’aperçois que j’ai oublié mes gants chez Balmin.
Exactement comme dans les romans…
Je fais demi-tour, je joue au retour de don Camillo dans la strass et qui vois-je s’engager dans l’escalier ? Devinez ? Ce brave Jean Parieux, autrement dit l’homme au manteau de cuir…
Mine de rien, je lui file le train.
Il stoppe au troisième étage et, sur la porte de gauche, joue sur la sonnette J’ai mes godasses qui pompent l’eau.
La mazette vient ouvrir…
— Salut, Jeannot, glousse-t-il… Eh bien ! on peut dire que j’ai eu chaud… Figure-toi que…
La lourde s’est refermée. Je reste debout contre la rampe à un demi-étage plus bas.
Ainsi la petite lope m’a mené en bateau en m’affirmant qu’elle ne connaissait pas l’homme au manteau de cuir !
Je serre les poings…
Ça va se payer, et se payer très cher, cette petite fantaisie. En quatre enjambées, je parviens devant la porte. Je colle mon oreille à la serrure, mais ils ont dû entrer dans le salon, car le murmure qui me parvient est indistinct.
Alors je sonne, moi aussi, sur l’air de J’ai mes godasses. Silence total… Ils doivent vachement dresser l’oreille, les deux compères.
Je reprends mon petit solo de sonnette. Enfin, un glissement se fait entendre. Une voix étouffée, celle de Jo, vaguement angoissée, demande :
— Qu’est-ce que c’est ?
— Un ami qui vous veut du bien, je rigole.
Il reconnaît ma voix altière et se décide à déverrouiller.
Il est un peu pâlichon, le frère.
— J’ai oublié mes gants, dis-je…
Il bigle mes paluches.
— Vos gants ? bafouille-t-il d’un air sombrement hébété.
— Oui, repris-je, tu sais, ces machins en peau qui ressemblent à des tétines vides et qu’on se colle aux mains pour se les tenir au chaud ou pour faire le crâneur ?…
— Vous êtes certain de les avoir laissés ici ? Je… j’ai bien regardé…
— Comment, tu as regardé ? Tu craignais que je les oublie ?
— Non, mais… je… je suis sûr que vous n’avez rien oublié !
— On peut toujours vérifier, non, ça ne coûte rien…
Je l’écarte d’une bourrade et je m’avance vers le salon. Parieux s’y trouve, comme prévu.
À mon arrivée, il se dresse et me regarde calmement. Il est plus grand encore que je ne le pensais. Il a d’épais sourcils qui accentuent la proéminence du front. Son nez est crochu, ses pommettes saillantes, ses mâchoires très marquées.
Ce qui domine chez cet individu, c’est un sentiment de force morale. Il a quelque chose d’obstiné, de farouche… On sent qu’il conserverait son calme même si vous mettiez le feu à son slip.
— Monsieur Parieux ? je demande gentiment.
— Lui-même ; à qui ai-je l’honneur ?
— Commissaire San-Antonio, c’est moi qui ai découvert hier matin le cadavre de Balmin dans votre voiture…
— Oh ! très bien, dit-il.
— Je croyais que vous ne vous connaissiez pas, dis-je en désignant Jo du pouce.
Parieux hausse les épaules.
— C’est, bien entendu, lui qui vous aura affirmé ça ?
Sa question qui sert de réponse à la mienne me désarme.
— Oui, fais-je, furax.
Il hausse les épaules avec mépris :
— Cela ne m’étonne pas de toi ! déclare-t-il.
Jo fait sa jeune fille de bonne famille que le colonel en retraite a surprise en train de rajuster sa jarretelle. Il rougit.
— Cet idiot est farouche comme une fille, poursuit Parieux.
Et il force le côté méprisant de son personnage pour bien me faire comprendre qu’il n’est pas de la pédale, lui.
— Il ne sort jamais d’ici, ajoute Parieux. Un vrai chien d’intérieur, je vous assure…
« Pourquoi n’as-tu pas dit à monsieur le commissaire que nous nous connaissons ?
Mes aminches, j’assiste en ce moment à un joli numéro de repêchage. Le Parieux est en train de remonter la situation à la force du poignet. Et il le fait avec un brio époustouflant.
— J’ai pas osé, bêle le naveton limoneux.
Un haussement d’épaules et la question est classée par l’homme au manteau de cuir.
— Il y a longtemps que vous connaissez Balmin ? lui demandé-je.
— Une dizaine d’années… Je suis dans la vieillerie, moi aussi, spécialisé dans la branche numismate… Balmin était un de mes meilleurs clients et un de mes meilleurs amis…
Il ajoute avec un regard significatif à la lopette :
— En tout bien, tout honneur.
— Hier, vous êtes allé aux Postaux avec lui, pour quelle raison ?
Il feint l’étonnement.
— Mais j’ai expliqué tout cela à la police…
— Ça vous contrarie de me le répéter ?
— Vous êtes chargé d’une enquête ?
Son ton reste courtois, mais je pige parfaitement le sous-entendu. Ce mec me fait comprendre à sa façon que je n’ai rien à foutre icigo et qu’il me répond uniquement parce qu’il a l’habitude de pratiquer la politesse, y compris avec les condés !
— Il n’est pas question d’enquête, assuré-je. Mort de mort naturelle ! Mettons que je sois intéressé par Balmin du fait que j’ai découvert son corps, c’est humain, non ?
Je ris sournoisement.
— En général, les flics ne découvrent jamais les cadavres, monsieur Parieux. Alors, forcément, je me pique au jeu…
— Forcément…
— Alors ? insisté-je, suave.
Il s’ébroue.
— Oh ! oui… Eh bien ! j’ai apporté un lot de monnaies d’or très important : plus d’un million… Pour faciliter ma trésorerie, j’ai demandé à Balmin de me régler ça immédiatement…
— En espèces ?
— Ça vous choque ?
— C’est une grosse somme…
— Voyons, monsieur le commissaire, réfléchissez. Dans mon commerce, on a besoin de liquide, que dis-je ! on ne travaille qu’avec le liquide… Les gens qui vendent des objets anciens sont des gens dans la gêne, n’est-ce pas ?…
— Exact…
— J’ai demandé à Balmin de retirer cette somme… Comme j’avais ma voiture, je lui ai proposé de l’emmener… Il a accepté… L’attente dans le hall des Postaux l’a fatigué… Il avait mal au cœur lorsque son numéro a été appelé et je l’ai accompagné au guichet.
Il dévide son histoire comme un funambule marche sur un fil. En calculant la portée de chacun des mots qu’il va proférer.
— Et après ? insisté-je impitoyablement.
— Après, nous avons regagné ma voiture, il m’a remis la somme… À ce moment, j’ai vu qu’il était près de midi et que j’avais raté un rendez-vous important avec un client de province… Je me suis excusé et suis allé au bureau de poste qui se trouve à l’autre extrémité du bâtiment des Postaux. J’ai attendu pour la communication, car je demandais la province… la banlieue de Rouen… pour être précis. J’ai parlé longtemps, puis je suis retourné à ma voiture… Il y avait un rassemblement autour… L’agent en faction m’a expliqué ce qui venait de se passer.
Il se tait et me regarde d’un air de me dire : « C’est tout ce qu’il y a pour votre service ? »
— Vous pouvez me donner votre adresse ?
Il se fouille, ouvre son portefeuille :
— Excusez-moi, monsieur le commissaire, je n’ai pas de cartes sur moi.
Il s’empare d’un petit coin d’enveloppe et écrit quelques lignes.
Je lis : « Parieux, 20, rue Chaptal. »
— Merci…
Je glisse le coin d’enveloppe dans mon portefeuille.
— Eh bien ! voilà, fais-je, dans mon style le plus rondouillard ; maintenant, cher monsieur, il ne me reste sans doute plus qu’une petite question à vous poser… pour aujourd’hui…
Ses sourcils se mettent en accent circonflexe.
Comme je tarde à cracher l’arête, il murmure :
— Je vous écoute.
Faites-lui confiance : pour m’écouter, il m’écoute en effet.
— Voyons, monsieur Parieux, comment se fait-il que Balmin ait fermé sa boutique et vous ait accompagné aux Chèques postaux alors qu’il pouvait vous faire un chèque au porteur ?
Ma question le prend entre les deux yeux. Il ouvre à demi la bouche. Ça tourne à plein régime dans sa calbombe… Il me semble qu’il lui sort de la fumée par les oreilles et les trous de nez… Si on mettait la main sur son front, on se brûlerait, parole !
— Eh bien ! fait-il…
De la même voix qu’il a pris tout à l’heure, je murmure :
— Je vous écoute ?
— Eh bien ! Balmin ignorait s’il est possible de délivrer un chèque à vue de cette importance. Dans le doute, il a préféré venir lui-même, car j’avais absolument besoin de cette somme.
Je lui souris : bien repêché ! Vous allez penser que je suis un vicelard, mais j’adore ces petites joutes. Surtout lorsque l’adversaire possède un pareil sang-froid.
J’avais marqué un point, il en a marqué un autre…
Avec un temps mort entre, mais officiellement il n’y a pas grand-chose à redire à sa riposte.
— Balmin a bien le téléphone ?
— Il l’avait, oui, rectifie Parieux.
Car il ne perd jamais une occasion de me mettre en échec.
— En ce cas, comment se fait-il qu’il n’ait pas téléphoné aux Postaux pour leur demander s’il était possible d’établir un chèque d’un million à vue ?
— Ça, dit Parieux avec une grimace, j’avoue que nous n’y avons pensé ni l’un ni l’autre…
— C’est pourtant très simple…
— C’est simple, considéré tranquillement avec le recul ; mais sur le moment, cela s’est déroulé très vite. D’autant que Balmin devait, au retour, profiter de ce qu’il allait à Montparnasse pour voir un de ses confrères rue de Rennes.
« Match nul », je me dis.
Pendant cet interrogatoire fort courtois, la lopette n’a pas bronché.
Il est adossé au mur, Jo, les pognes au dos, comme s’il voulait protéger sa vertu. Je le regarde et il bat des cils comme la jeune fille de la maison lorsque le fils des voisins vient proposer des billets pour la sauterie de la paroisse.
— Quelle gentille petite veuve, hein ? je rigole.
Parieux sourit, d’un sourire discret qui ne se livre pas.
J’avise mes gants sur le radiateur du chauffage central.
— Ah ! voilà ce que j’étais revenu chercher, dis-je.
Je les enfile lentement en regardant mes deux compagnons à tour de rôle.
Non, décidément, ça ne tourne pas rond dans le coin. D’où vient ce sentiment de malaise qui plane sur l’appartement ? De la petite frappe ? De l’homme au manteau de cuir ? Du fait que nous nous trouvons dans le logement d’un homme étendu en ce moment dans une bassine à la morgue ? Ou bien cela vient-il de cette enquête qui n’en est pas une ? De ces investigations arbitraires qui me vaudraient une engueulade Grande Maison si elles étaient connues du Vieux ?
Je renifle l’air sucré de ce salon… Un parfum fade et louche flotte ici.
Balmin y menait une existence que je crois paisible. Entre ses vieilleries et sa jeune fiotte, il devait être à peu près heureux… Du moins, autant qu’un homme puisse l’être ! Surtout un homme de cet âge…
Hier matin, quelque chose s’est produit. Quoi ?
C’est ce que j’aimerais découvrir…
Comme ça, pour le sport. Parce que je sens un mystère et qu’un mystère m’est intolérable.
— Messieurs-dames, dis-je en adressant aux deux personnages un petit signe ni cordial ni hostile.
Et je mets les adjas.