N’omettez jamais certaines vérifications

Pendant une demi-heure j’ai oublié le dimanche et son fardeau de mélancolie… (Avouez que je m’exprime comme un académicien… comme un académicien qui aurait du talent !)

Mais en ouvrant la porte de la rue, je le retrouve, ce dimanche, bien gris, bien morne, bien parisien…

Je soupire et referme la porte sans la franchir. Une idée me titille les cellules grises.

Je m’approche de la loge, frappe un petit coup rapide au carreau et je pénètre dans la tanière de la vioque.

Elle est là, la pipelette, avachie, croulante, vidée de toute dignité humaine… Elle se fait des réussites dans une odeur pesante et triste de crasse chaude, de graisse rance, de vin aigre.

Elle lève sur moi un regard gélatineux.

— Salut, ma bonne dame, dis-je en m’asseyant.

— C’qu’v’vlez ? éructe-t-elle.

— J’aimerais que vous placiez ce dix de trèfle sous le valet, dis-je, ensuite cette dame de carreau sous son barbu de mari ; et puis que vous ouvriez grandes vos manettes et que vous m’écoutiez…

Elle brouille ses cartes. C’est sa façon à elle de manifester contre mon intrusion.

— Vous avez tort, dis-je. Une réussite, c’est un peu un accessoire du destin, et on n’a pas le droit de malmener le destin.

Mais le baratin intellectuel, ça n’est pas le genre de la maison. Elle pousse un grognement qui, en truie, doit vouloir exprimer des choses peu gentilles.

— Écoutez, mémé, je déclare, il faut de tout pour faire un monde ; vous êtes concierge, moi je suis flic… L’histoire nous apprend que nous sommes faits pour nous entendre.

Elle est pleine à craquer, la vioque… Il y a de la vinasse dans sa moustache et ses yeux chavirent.

— J’aime pas les flics, annonce-t-elle.

— Je ne tombe pas amoureux des concierges, riposté-je, mais le boulot commande. J’aimerais que vous me parliez un peu de Balmin. Il y a longtemps qu’il vit avec le petit endofé ?

— Oui…

— Quel genre de vie menaient-ils tous les deux ?

Elle me regarde sans comprendre.

— Ils s’entendaient bien ?

— Pardine, pisque y couchaient ensemble !

— Ça ne prouve rien, ils ne s’engueulaient jamais ?

— J’sais pas.

— Ils recevaient beaucoup de monde ?

— Pas en dehors du magasin…

— Vous connaissez un homme au manteau de cuir ?

— M’sieur Jeannot ?

— C’est ça, m’sieur Jeannot.

— Oui, je connais…

— C’est un ami ?

— Oui, c’t’un ami… Travaille avec eux, j’crois…

— Exact…

— L’est ici en ce moment…

— Je sais, je viens de le voir…

Elle tend son index format hot dog en direction d’un kil de rouquin qui est posé sur le placard.

— Faites passer ! ordonne-t-elle.

Je lui tends le chérubin. Elle le débouche avec les dents et verse une rasade terrible dans son bol.

— V’s’en v’lez ?

— Non, merci…

— Pas assez fin pour vot’ gueule ?

— C’est pas ça, mais je suis comme les animaux, moi, je ne bois que lorsque j’ai soif… Par exemple, comme je suis un homme, j’ai souvent soif… Mais pas en ce moment, vous me suivez ?

Non, elle ne me suit pas, elle ne pourrait même pas suivre un enterrement d’escargots.

— Dites, la mère, Balmin était malade, n’est-ce pas ?

— Ange d’p’trine…

— Une angine de poitrine ?

— Oui…

— Il prenait souvent des crises ?

— Quéquefois.

— Qui le soignait ?

— S’m’d’cin…

— Son médecin, oui. C’est ce que dirait M. de La Palice.

— J’l’connais pas ! assure cette cérébrale du balai.

— D’accord, vous ne connaissez pas M. de La Palice. Pour être franc, moi non plus… Mais vous connaissez bien le médecin de feu Balmin, non ?

— D’c’t’r Bougeon…

— Il crèche dans le quartier ?

— Place des Ternes.

— Merci du tuyau. C’est tout ce que vous voyez à me dire ?

— C’est tout !

Elle cramponne son litre de rouge et s’en téléphone un vieux coup. Il ne me reste plus qu’à me déguiser en courant d’air. Dans une loge de concierge, c’est un travesti facile à adopter.

Docteur Étienne Bougeon, ex-interne des Hôpitaux de Paris Ex-chef de clinique à l’Hôpital Laennec…

Un loustic a ajouté à la craie sous la plaque de cuivre :

Ex-abonné à la Compagnie du gaz…

Je grimpe un étage dans un immeuble cossu, avec tapis rouge et barres de cuivre encaustiquées. Je bigle sur le vantail d’une lourde à double battant la réplique de la plaque de cuivre. Je sonne.

Un clébard se met à aboyer quelque part dans l’appartement.

La porte s’ouvre sans que j’aie perçu d’autres bruits et je me trouve en face d’un petit homme de cinquante berges, aux cheveux en broussaille, vêtu d’une veste d’intérieur. Un boxer passe son museau écrasé entre ses cannes. L’un et l’autre me considèrent avec plutôt de la réprobation.

— Docteur Bougeon ? je questionne.

— C’est moi.

Il a une voix sèche comme un bruit d’allumette frottée, ses yeux sont noirs et froids. Il est pâle avec un air d’ennui peint en blanc sur le visage.

Une vraie gueule de dimanche après-midi !

— Je viens au sujet de M. Balmin, votre client…

— Ça ne va pas ?

— Ça ne va plus, dis-je.

— Voulez-vous dire que…

— Oui, il est mort. Vous ne lisez donc pas les journaux ?

— Très rarement…

Il ne paraît pas surpris outre mesure. Il est vrai qu’un toubib n’est jamais surpris par le clabotage d’un de ses clients. Ce serait plutôt le contraire qui les épaterait !

— Puis-je vous entretenir un instant ? demandé-je en produisant ma carte.

Il y jette un rapide coup d’œil et son expression d’ennui s’accentue.

— Entrez ! dit-il.

Nous nous installons dans son salon d’attente aux fauteuils ravagés.

— Ludovic Balmin est mort hier, un peu avant midi… Il est mort sur la voie publique, et ce dans des circonstances qui ne sont pas très claires, encore que le médecin légiste ait conclu à la mort naturelle…

— Eh bien ! alors ?

Pour un médecin, il n’y a pas trente-six vérités ! Du moment qu’un de ses confrères croit en la mort normale, il n’entrave pas le motif de ma visite.

— Balmin souffrait de quoi, au juste ?

— De troubles cardiaques graves. Il faisait de l’angine de poitrine, mais avec des complications. Je suppose qu’il est mort subitement ?

— C’est exact…

Il a un ricanement satisfait.

— Parbleu !.. Je lui avais formellement interdit tout effort, de quelque nature qu’il soit. Mais il menait une vie de barreau de chaise avec son godelureau…

— Jo ?

— C’est ça…

— Puis-je vous demander ce que vous entendez, docteur, par une vie de barreau de chaise ?

— Rien d’autre que ce que vous pensez. Balmin aurait dû, depuis des années, lâcher les affaires et… l’amour. Mais les hommes qui tiennent tant à leur peau aiment à la risquer.

— La Bruyère ! fais-je.

— Quoi ?

— La Bruyère a dit quelque chose de ce genre voici déjà un bout de temps…

— C’est juste ! Je ne savais pas qu’on avait des lettres dans la police !

Je lui décoche une courbette de gratitude.

— En somme, demande-t-il, pour quelle raison êtes-vous venu me trouver ?

— Je tenais à m’entendre dire par son médecin traitant que Balmin devait mourir subitement.

— Eh bien ! je vous le répète : il ne pouvait mourir autrement. La moindre émotion, le moindre effort physique et il était assuré d’y passer…

— La moindre émotion ?

— En théorie, du moins. Vous savez, dans notre métier, la théorie joue un rôle prépondérant.

— Sûrement. Dites-moi encore, docteur, puisque vous êtes l’homme connaissant le mieux l’état physique du vieillard, si Balmin avait été menacé d’un grand danger, donc s’il avait ressenti une grande peur, lui aurait-il été possible d’écrire ?

— D’écrire ?

Je sors mon larfouillet et j’en extrais le fameux talon de chèque sur lequel le vieux a écrit « Au secours ! ».

— Voyons, poursuis-je, lorsqu’on est menacé au point de crier au secours, on a la tremblote et il devient difficile, voire impossible, à l’homme le mieux trempé d’écrire quoi que ce soit, non ?

— Il me semble…

— Bon… Alors ce qui paraît difficile de la part d’un homme normal devient impossible de la part d’un grand malade du cœur… Or, voici les derniers mots que Balmin ait écrits, quelques minutes — on peut même dire quelques secondes ! — avant sa mort…

Il lit les deux mots.

— Étrange, en effet…

— L’écriture est nette, sans bavure, sans tremblotements… Un angineux affolé peut-il avoir assez de sûreté pour tracer ces mots ?

— Je ne le crois pas…

— Alors il faudrait admettre que Balmin n’était pas en proie à cette forte émotion que nous supposons. Mais le sens des deux mots est d’une telle éloquence qu’il contredit ce point de vue…

Le petit toubib hausse les épaules… Il avance la main, flatte la tranche du boxer…

— À moins que ce ne soit pas lui qui ait écrit cela…

— Oh ! c’est lui, affirmé-je… J’en suis absolument cer…

Je boucle ma grande gueule à double tour et je chope le coin d’enveloppe sur lequel Parieux, tout à l’heure, a noté son adresse.

Les mecs ! Si vous pouviez mater le gars San-Antonio ! Je dois valoir le déplacement. De quoi justifier un voyage organisé ! Ma hure vaut le mont Saint-Michel, la cathédrale de Chartres, Naples ou la pointe du Raz !

En comparant les deux morceaux de papelard, je constate que les deux portent la même écriture.

Conclusion : c’est Parieux qui a écrit cet « Au secours » sur le talon de chèque…

Alors là, que voulez-vous, je perds les pédales. Il me semble que ma raison fait le grand soleil… Je perds la boule… Si vous la retrouvez, prière d’en faire un paquet et de me la réexpédier à mon domicile contre remboursement.

Le toubib me regarde…

— Qu’y a-t-il ?

— Rien, fais-je… Merci… Je m’excuse, docteur, je…

En zigzaguant, je gagne la sortie tandis que le boxer me renifle les talons et regarde son maître avec l’air de lui demander si mes noix sont comestibles !