Ne mangez pas d’œufs le soir
— Hector est parti, me dit Félicie…
— Tant mieux, fais-je…
— Tu as passé une bonne journée ?
— Très bonne, merci, M’man !
Elle n’insiste pas. Félicie, c’est la discrétion personnifiée.
— Il reste de la quiche et des petits pois, avec du fromage, ça ira pour ce soir, tu ne crois pas ? Si tu as très faim, je peux te faire des œufs bourguignon…
— Je n’ai pas très faim, M’man.
— Tu n’es pas malade ?
— On peut ne pas avoir très faim sans pour cela être malade, M’man… Mets-toi ça dans la tête une fois pour toutes, sans quoi tu mourras d’inquiétude…
Ce terme me fait l’effet d’une décharge électrique.
« Mourir d’inquiétude… »
Au fait, de quoi est mort Balmin ?
De peur.
Oui, plus ça va, plus je me souviens de son visage lorsqu’il est sorti de derrière le paravent de fer. C’était le visage d’un gars malade de peur… Le visage de la peur elle-même…
Qui lui faisait peur ? Parieux ?
Pourquoi alors ce dernier a-t-il écrit cet appel sur le talon de chèque ?
Est-ce l’agresseur qui crie au secours ? Non !
Alors il faudrait conclure que Parieux était aussi victime, qu’il était menacé… Il était menacé mais il ne pouvait pas le dire ! Il ne pouvait que l’écrire… C’est donc que quelqu’un était là, tout près, à les guetter ?…
— À quoi penses-tu ? me demande Félicie…
J’atterris !
— À… À des choses, fais-je… À des choses bizarres…
— Si bizarres que cela ?
— M’man, c’est l’histoire d’un type qui est mort de peur… Et j’ai l’impression idiote que c’est le type qui lui faisait peur qui a crié « au secours »… Du reste il ne l’a pas crié mais l’a écrit, ce qui tendrait à prouver qu’il avait peur aussi… Et pourtant cet homme je l’ai vu tantôt ; s’il avait eu quelque chose à me dire, il avait l’occasion de le faire… Au contraire il m’a jeté de la poudre aux yeux…
Je lève les bras et les laisse retomber gracieusement de chaque côté de mon individu.
— Tu vois, c’est d’un compliqué…
Félicie médite un instant.
— Je vais te faire des œufs bourguignon, décide-t-elle, la quiche c’est trop lourd pour le soir !
*
Dans le noir mes pensées font du vol plané au-dessus de mon lit. Ces pensées-là sont voraces et acharnées comme des corbeaux.
Je voudrais pourtant bien lâcher la rampe un instant et en écraser histoire de laisser refroidir mon cigare.
Mais obstinées, mes pensées lourdes et noires tournent, tournent. Le petit vieux est mort de peur… Je revois sa gueule livide, ses yeux égarés, son nez pincé, la sueur perlant à ses tempes. Il se sentait mal. Il commençait de canner au milieu de la foule indifférente, sous les yeux du flic… Et l’autre, le Parieux, avec sa tête de Montherlant, son manteau de cuir, sa maîtrise ?… Quel rôle jouait-il ? Celui du bourreau ? Celui du compagnon d’infortune ?…
Il est l’ami du vieux Balmin ; ils travaillent ensemble depuis plus de dix ans…
Le million est pour lui, il ne s’en cache pas… Il court le dire à la police… Il n’hésite pas à se mouiller…
Tout me porterait à croire que c’est un champion ! Qu’il est calculateur, qu’il a manigancé un coup maison… Mais cet « au secours » fout tout par terre !
Voyons, derrière le paravent de tôle, les deux hommes ne pouvaient être vus que de dos, et encore à condition que celui qui — peut-être — les surveillait, se soit tenu devant l’entrée. Or, moi qui attendais devant le guichet, je n’ai rien remarqué…
Un homme qui crie « au secours » c’est un homme qui implore de l’aide. De l’aide, il pouvait en demander à l’agent en faction, à l’employé auquel il a bien fallu parler… Au milieu de la populace, ils ne craignaient rien, voyons !
Et pourtant !
Je revois le petit pédoque en Technicolor qui joue au chat de luxe dans l’appartement douillet du boulevard de Courcelles.
Curieux personnage aussi. Il est savonneux, il vous glisse des doigts… Il se réfugie derrière la façade de son vice. Il attend…
Il attend l’héritage du vieux. Du chagrin ? Non… Il est assez franc ou inconscient pour ne pas interpréter la comédie du désespoir. Il a joué les intrigantes, les coureuses d’héritage…
Qu’est-ce que Parieux venait foutre, cet après-midi, chez le défunt antiquaire ?
La lopette, ça n’est pas son genre, là-dessus je n’ai pas d’hésitations…
Tout ça est propulsé dans mon cervelet comme par un mixer. La force centrifuge… ou centripète !
Balmin, Parieux, Jo, la grosse concierge, le petit docteur, le boxer, le talon de chèque ! Au secours ! Au secours ! Un litre de rouge. Mélangez le tout, agitez, servez très chaud ! Le mystère se sert toujours très chaud !
Je m’endors, je reviens à la surface du sommeil, je tourne dans mon lit dont les ressorts protestent avec véhémence…
La voix de Félicie :
— Tu ne peux pas t’endormir ?
— Non, M’man…
— Ça doit venir des œufs bourguignon, j’ai trop épicé la sauce !
Parce que Félicie, vous savez, en brave vieille mother, ramène tout à des considérations stomacales lorsqu’il s’agit de son fils unique et bien-aimé.
Je finis pourtant par y aller de mon voyage au pays des rêves et il fait grand jour lorsque je m’éveille.
Après tout, c’étaient peut-être bien les œufs bourguignon qui me tourmentaient, cette nuit ! Vu au soleil, tout me paraît plus simple… Pas exactement plus simple, mais plus susceptible d’être éclairci…
Le Bon Dieu a fait le mystère pour que le flic le perce et c’est très bien ainsi…
Je passe ma robe de chambre et je descends à la salle à manger où m’attendent des toasts bien à point. Cette fée ménagère de Félicie se débrouille toujours pour que mon petit déjeuner m’attende, bien chaud, bien parfumé, à l’instant précis où je pousse la porte.
— Du courrier, M’man ?
— Une facture et ton relevé de compte postal…
Exactement ce qu’il ne fallait pas dire !
Le petit air d’accordéon guilleret qui jouait en moi se tait brutalement.
Je regarde, posée sur la table, la petite enveloppe jaune de toute dernière qualité des Chèques postaux…
Je bondis au téléphone… Chez nous, dans notre banlieue, il est encore mural comme dans les bistros de campagne.
— Tu ne déjeunes pas ? se lamente Félicie…
— Une seconde, M’man…
La voix du chef ! Nette comme une poignée de main…
— Bonjour, San-Antonio.
Pas besoin de se présenter, lorsqu’il décroche, son pifomètre lui dit le nom de son interlocuteur.
— Salut, patron, du nouveau ?
Tous les jours de la semaine dernière je priais le ciel pour qu’il me réponde par l’affirmative, et voilà que ce matin ma prière est orientée dans l’autre sens.
— Oui, dit-il. J’allais vous appeler.
J’en ai un frémissement dans le calbard !
— Ah !..
— Vous partez pour Chicago, dit-il…
Du coup j’en ouvre une bouche grande comme le tunnel de l’autoroute !
— Pour Chicago !
— Oui… Je fais préparer vos papiers, vous partirez après-demain, venez demain après-midi à mon bureau, je vous mettrai au courant de la situation.
Il raccroche…
— Pour Chicago…
— Du nouveau ? demande par ricochet Félicie qui radine de sa cuistance.
— Je pars après-demain pour les États-Unis !
— Seigneur ! se lamente-t-elle, si loin !
Je fais claquer mes doigts.
— Ça me laisse quarante-huit heures pour m’occuper de mes petits copains, décidai-je.
— Quels petits copains ?
Je la regarde.
— Oh ! des gens…
Elle n’insiste pas. Moi je suis en train de potasser l’annuaire du téléphone. Je compose fiévreusement un numéro…
Une sonnerie lancinante. Enfin on décroche. Une voix ressemblant à une baignoire qui se vide demande :
— C’qu’ c’est ?
— Je le suis le policier d’hier, vous vous souvenez, chère madame ?
— Hummf !
Je prends ce bruit pour une affirmation et je continue.
— S’il arrive du courrier au nom de Balmin, soyez gentille, ne le montez pas à la petite lope, mettez-le moi de côté, compris ?
— Hummf !
Je raccroche.
Félicie me guette avec des yeux d’épagneul.
— Dépêche-toi de déjeuner, ça va être froid…
— Une seconde, M’man.
Je compose un troisième numéro. Celui de la maison poulaga.
— Passez-moi l’inspecteur Chardon.
J’attends un bout de moment. Félicie, ulcérée, remporte mon bol de café à la cuisine pour le faire chauffer.
Enfin, Chardon mugit « allô ? » en essayant d’avaler d’un seul coup les quinze cacahuètes qui lui emplissent la gueule. Il manque d’étouffer et il tousse comme un perdu.
— Prends ton temps, boulimique ! je rigole… Si tu t’étouffes ça ne fera jamais qu’une bourrique de moins dans les rues de Paris…
Il vient à bout de son tube digestif.
— Je m’excuse, m’sieur le commissaire… Vous allez bien ?
— Oui, et ton enquête, comment va-t-elle ?
— Mon enquête ?
— Au sujet de mon macchab.
— Ah ! Oh ! l’affaire est classée… Le type, vous le savez, est mort de sa bonne mort !
J’ai toujours aimé cette expression : « sa bonne mort ! », comme si la mort pouvait être bonne !
Je ricane :
— Et l’histoire du talon de chèque sur lequel il a écrit « au secours », malin ?
— Il a eu un malaise, comme il n’a pu parler, il a écrit ça…
Je n’insiste pas.
— Bon, je voulais tout simplement savoir où en était l’affaire…
Une inquiétude le saisit :
— Vous avez une idée ?
— Tu as déjà vu un flic avoir des idées, toi ?
— Vous pensez que ?…
— Tu as déjà vu un flic penser, toi ?
Découragé, il balbutie :
— Non, m’sieur le commissaire !