Ne vous découragez jamais !
Un coup d’œil à ma tocante : cinq heures quarante ! Cette fois c’est la course contre la montre…
Plus que quelques heures et ce sera l’abandon…
J’entre au troquet d’en face…
— Du nouveau ? me demande le gros patron…
— Couci-couça…
Il voit que je suis dans une rogne noire et il n’insiste pas. Lui c’est le genre boa discret…
Il pousse un ahanement de lutteur gréco-romain et attrape sa bouteille de blanc…
— Comme d’habitude ? demande-t-il…
— Chez vous, les habitudes sont vite prises…
Deux grands blancs. Nous choquons nos verres.
— Dites voir, patron, vous n’avez pas revu Mlle Bougeon, depuis hier ?
— La poule de Parieux ?
— Oui…
— Non…
Beau dialogue de clowns… Je piaffe d’impatience…
— Vous n’avez pas remarqué non plus si cette fille avait des dents en or ?
La question s’enfonce lentement dans les profondeurs de son intellect, comme le bouchon de votre ligne lorsque vous avez une touche avec une tanche…
Il l’examine, la soupèse, puis déclare enfin :
— Jamais remarqué…
Il ajoute :
— Peut-être que la patronne a remarqué…
Et il beugle : « Germaine ! » à plein drapeau…
Sa moitié est aussi conséquente que lui. C’est une vraie moitié… Charmante femme au sourire avenant.
— C’est pourquoi ? s’informe-t-elle.
Le patron va pour traduire ma question, mais il la juge décidément par trop saugrenue et il y renonce.
J’interviens.
— Je suis de la police et j’aimerais savoir si mademoiselle Bougeon, l’amie de Parieux, avait une ou des dents en or ?
Elle est moins siphonnée que son jules. Les bonnes dames comprennent le saugrenu…
Elle réfléchit :
— Non, dit-elle, je ne crois pas…
— Une molaire… On ne distingue pas très bien les molaires…
— Lorsqu’elles sont en or et que la personne rit, on les distingue aussi bien que les autres… Elle n’en a pas !
— O.K.
Donc, malgré les dires de Bougeon, ce ne serait pas sa fille qu’on aurait passée à la casserole… Qui alors ?
— Vous avez un jeton de téléphone ?
— Deux, si vous voulez, dit finement le patron.
— C’est ça, donnez m’en deux.
Je vais à la cabine et je commence par appeler Muller.
— Ah ! c’est toi, dit-il, sans la moindre note d’enthousiasme dans la voix.
— Oui… Tu as eu des nouvelles de ton boy-scout ?
— De Chardon ?
— Oui…
Je grince entre mes dents :
— Tous les ânes ont droit à leur chardon…
— Siouplaît ? hurle-t-il…
— Rien, je me parlais.
— Bravo !
Il est sur le point de manger son écouteur.
— Du nouveau au sujet du petit gars en fuite ?
— Non…
— Et au sujet de Mlle Isabelle Bougeon ?
— Non plus… Je croyais qu’elle était morte, d’après le docteur André auquel je viens de parler…
— Il se pourrait que non…
— Je ne comprends rien de rien à ton affaire…
— Confidence pour confidence : moi non plus ! Tout ce que je sais, c’est que c’est Isabelle qui a trimbalé un mouton à Goussenville…
— Un quoi ?
— Un mouton… Ce qui m’engagerait à penser qu’elle est plus du côté de l’assassin que du côté de la victime…
— Ah ! oui… Bon, j’ai perquisitionné chez le docteur… C’est plein de stupéfiants… Il paraît qu’il avait laissé choir son cabinet. Il était à la débine, le gars…
— Je m’en doute.
— On sait pourquoi il s’est suicidé ?
Cette carne de Muller n’ose pas me questionner de face… Il emploie le truchement de ce « on » indéfini.
— On se doute seulement qu’il était mouillé dans l’histoire et qu’il a été surpris de trouver la police dans sa bicoque de campagne… Autre chose : Jo se drogue aussi. Ça peut être une indication, ça, pour le retrouver… Autre chose encore, il doit avoir un méchant paquet de flouze : au moins le million du père Balmin, plus une gentille collection de monnaies anciennes qu’il a récupérées dans l’aventure… Il nageait dans les collections, ce chéri… Et ça, c’est comme la pneumonie, ça vous laisse toujours quelque chose…
« Des collections, pour un type comme ce petit combinard, ça n’a d’intérêt que lorsqu’on les vend… Diffuse son signalement chez tous les numismates de la place de Paris… et d’ailleurs.
— Entendu…
— Je ne te reverrai pas avant mon départ, mais je pense que tu arriveras à un résultat, non ?
— Merci de ta confiance…
Je lui sors encore deux ou trois vacheries bien saignantes, et je raccroche…
Mais je ne quitte pas la cabine. Mon second jeton m’offre un petit entretien avec ma vieille mère.
— Je suis contente de t’entendre, me dit l’excellente femme. Rentres-tu dîner ?
— Je ne crois pas, M’man…
— Ah ! c’est dommage, à tout hasard j’avais fait des pieds paquets.
— Je regrette encore davantage, M’man…
« Tu as préparé ma valise ?
— Évidemment.
— Veux-tu y mettre le gros revolver à canon scié qui se trouve dans le tiroir du haut de ma commode ?
Elle soupire :
— Qu’est-ce que tu vas faire, encore ?…
— Tu y joindras les quatre chargeurs qui se trouvent sous ma pile de mouchoirs…
— Bon… Tout ça n’est pas raisonnable, murmure Félicie… Quand je pense que ton pauvre papa voulait faire de toi un horloger !
Moi qui ne suis pas fichu de remonter la pendule du salon !
— T’inquiète pas, M’man… Et à tout à l’heure, n’oublie pas, onze heures, gare des Invalides…
— Oui…
— Je t’embrasse…
— Moi aussi, allô ! Allô !
— Oui ?
— J’oubliais de te dire : un monsieur a téléphoné tout à l’heure, il voulait te parler.
— Il a dit son nom ?
— Oui, et il a laissé son adresse… 18, rue Joubert… M. Audran, il travaille aux Chèques postaux, à ce qu’il m’a dit… Il sera chez lui à partir de dix-neuf heures…
Les Chèques postaux !
Voilà qui me fait dresser l’oreille…
— Merci, M’man…
*
À ces heures, ça n’est pas commode de se garer place des Ternes… Comme j’en ai marre de tourner en rond et que les aiguilles de ma tocante tournent encore plus vite que moi, je prends un parti héroïque : celui de laisser ma tire en double file…
Puis, sans gaffer les gestes de sémaphore que m’adresse un agent, je bondis dans l’immeuble du défunt docteur Bougeon…
Je sonne à sa lourde, mais personne ne répond… Comme ça n’est pas à l’appartement que j’en ai, mais à la femme de ménage qui le fait reluire — ou qui est censée le faire reluire — je redescends chez la concierge… Ma troisième concierge dans cette enquête !
C’est une concierge très sobre, très classique… Une concierge pour quartier douillet.
Elle a les cheveux teints en bleu horizon, peut-être en souvenir de son mari tué à la guerre de 14, dont j’aperçois le portrait dans un cadre doré.
— Police…
— Troisième à gauche, me répond-elle…
J’en ouvre la gargane et les quinquets…
Alors je m’aperçois qu’elle est sourdingue comme une tablette de chocolat.
Comme cette infirmité lui laisse l’usage de ses guetteurs, je lui expose ma cartoche. Elle la gaffe d’un air prudent.
— Police ! je tonitrue…
— Oh ! pardon, s’excuse la digne cerbère, j’avais compris Coldy, mon locataire du troisième, le violoniste !
— Je voudrais parler à la femme de ménage du docteur Bougeon.
— Mais il est veuf ! objecte-t-elle.
Décidément, c’est plus grave que je ne pensais…
— À sa femme de ménage !
Elle se met la main devant les oreilles et paraît offensée.
— Pas la peine de hurler si fort, dit-elle sèchement…
Puis elle reprend, de ce ton neutre des sourdingues :
— C’est la concierge d’à côté… Mme Bichette.
— Nom d’une m… arabe ! Est-ce que je vais en sortir, de ces concierges, moi ?
— Merci, grincé-je.
Elle a mal suivi le mouvement de mes lèvres.
— Soyez poli, éclate cette digne personne…
Renonçant à me justifier, je tire ma révérence. En voilà une de plus qui se fera une idée péjorative de la police.
*
Si vous voyiez la mère Bichette, vous voudriez l’emmener chez vous pour la mettre sur votre cheminée. C’est une toute petite vioque proprette comme son nom à l’œil malicieux…
Illico, je pige qu’on va devenir une paire de potes.
— Mande pardon, mémère, je fais en la saluant gentiment. Je suis flic et je m’intéresse à votre ex-patron.
Je la guette, ne sachant si Muller l’a mise au parfum pour Bougeon.
— J’ai appris l’affreuse chose, dit-elle… Ce pauvre docteur… Ça ne pouvait pas se terminer autrement !
Là, elle me fait plaisir, la mère Bichette.
Son petit œil brille. Elle est aussi rigolote que son blaze.
— Asseyez-vous donc, propose-t-elle.
Puis, si cordialement que je n’ose lui refuser :
— Vous prendrez bien une petite lichette d’eau-de-vie avec moi ?
— D’accord…
Elle ouvre un vieux buffet noirci par la fumée, j’aperçois des boîtes à biscuits peintes, des assiettes, des bibelots de verre. Le tout est soigneusement rangé…
— À moins que vous ne préfériez une petite verveine de ma fabrication ?
— Comme vous voudrez, mémère.
Elle sort un bout de nappe grand comme un mouchoir, l’étale soigneusement sur la toile cirée en prenant garde que le motif de la broderie soit tourné de mon côté…
Elle place deux verres teintés de mauve, une bouteille carrée dans laquelle macère une branche de verveine…
— Alors ? me demande-t-elle… Qu’est-ce que vous allez me demander ?
Je me poile.
— Vous alors, vous êtes de bonne composition…
— Dame, dit-elle, votre métier, c’est de poser des questions, et le mien d’y répondre, pas vrai ? Alors pourquoi faire des salamalecs ?
— Il y a longtemps que vous faisiez le ménage chez Bougeon ?
— Depuis la mort de sa femme.
— C’est-à-dire ?
— Une dizaine d’années… À cette époque, ce pauvre docteur avait une bonne clientèle… Il était actif, jeune, sérieux… Et puis peu à peu il s’est mis à boire. D’abord du bourgogne. Il y avait des bouteilles partout… son foie n’a pas tenu le coup, alors il s’est drogué…
— Le chagrin ?
— C’est ça… Celui d’avoir perdu une bonne épouse, d’abord, et puis celui de voir sa fille mal tourner…
— Comment ça, mal tourner ?
— Isabelle est une voyouse…
Le néologisme me séduit.
— Qu’entendez-vous par « voyouse » ?
— Depuis qu’elle était étudiante, elle faisait la vie avec des hommes plus âgés qu’elle… Et c’étaient des histoires… Une nuit elle était au poste pour tapage nocturne, une autre, elle passait au tribunal pour insultes à agents… Vous voyez le genre ? Le mauvais genre…
— Je vois. Du reste je me l’imagine bien dans ce style-là…
— Faut dire aussi que Bougeon ne s’est jamais occupé d’elle…
— Évidemment… Un homme seul, drogué…
— N’est-ce pas ?…
— Alors ?
— Elle a pratiquement ruiné son père… Chaque jour c’étaient des scènes pour de l’argent… Elle le semait à pleines mains… Lorsque le pauvre docteur a été sur la paille, elle s’est mise avec ce grand escogriffe au manteau de cuir…
— Parieux ?
— C’est ça, je crois… Oui, c’est bien ce nom. Alors le docteur s’est fâché, il l’a renvoyée… Il lui a lancé les clés de Goussenville à la figure en lui disant qu’il ne voulait pas la jeter à la rue complètement, mais qu’il ne voulait plus entendre causer d’elle ! Moi, j’étais dans la salle à manger pendant ce temps… J’ai tout entendu… Elle a ramassé le trousseau en lui disant merci sur un ton de moquerie…
— Et puis ?
— Le docteur pleurait. Alors elle lui a dit qu’elle comprenait son chagrin, qu’elle n’y pouvait rien, que c’était sa génération qui voulait ça… Qu’elle n’était qu’une saloperie… C’est son mot, mon bon monsieur… Mais que, quand on avait choisi le mal, il fallait aller jusqu’au bout pour que ça en vaille la peine… Des idées pareilles ! Moi, j’en ai eu les larmes aux yeux. Elle a continué un bon moment encore, elle lui a dit qu’elle mettait sur pied un coup qui lui rapporterait beaucoup d’argent…
« — Avec ta crapule de Parieux ? a demandé le docteur…
« — Tout juste… Mais n’aie pas peur, je ne resterai pas longtemps avec lui… Lorsque j’aurai de la galette, je quitterai la France, j’irai faire peau neuve ailleurs et peut-être que, l’âge venant, je redeviendrai une bonne petite bourgeoise, fille de bourgeois, et… qui sait ? mère de bourgeois…
« Elle a voulu l’embrasser.
« — Pars ! a-t-il crié ! Pars, tu me fais horreur !
« Et elle est partie. Encore une lichette de verveine, monsieur ?
Je ne lui réponds rien…
Qui ne dit rien consent… Elle verse une nouvelle tournanche de sa mixture. Moi, je suis abîmé dans mes réflexions…
Mon petit lutin profite de mon silence pour la ramener…
— Tu vois, San-Antonio, bonnit-il, la fille… La femme, toujours la femme… Une dévergondée, une ratée… une névrosée qui a voulu jouer les Al Capone en jupon… Elle a mis sur pied des trucs terriblement compliqués pour sa satisfaction personnelle… Elle a fabriqué de la série noire… La combine du fil électrique branché dans la voiture, c’est une idée romanesque, dans le fond… Et celle du mouton brûlé par-dessus un cadavre… aussi !
Je reviens à ma vieille biche…
— Avez-vous remarqué si Isabelle avait des dents en or ?
— Oh ! pas du tout ! Elle avait des dents de louve.
— Qui a téléphoné au docteur ce matin ?
Elle réfléchit…
— Écoutez, fait-elle, à un autre j’oserais pas le dire, mais vous, vous m’avez l’air intelligent.
Je la remercie d’un sourire pour cette opinion flatteuse.
— La personne qui a téléphoné changeait sa voix…
— C’est vous qui avez pris la communication ?
— Oui. Toujours, lorsque j’étais là. Elle m’a demandé après le docteur, j’ai répondu ce que je répondais toujours en pareil cas : que le docteur était absent. Il ne voulait plus faire de visites ! Alors la personne a eu un petit ricanement.
« — Mais si, il est là, a-t-elle dit… Allez lui dire que Jo veut lui parler, au sujet de sa fille…
« Je suis allé le dire au docteur. Il est arrivé. Il a fait “Allô ?” Il n’a plus rien dit jusqu’à la fin. Puis il a raccroché en murmurant : “Seigneur !”
« Et il m’a dit qu’il filait à Goussenville.
Elle se verse un petit coup de gnole.
— Voilà, conclut-elle…
— Et la personne qui a téléphoné, cette personne qui changeait sa voix, mémère, c’était un homme ou une femme ?
— C’était un homme, dit-elle, du moins ça voulait en être un. Mais j’ai eu l’idée qu’en vérité c’était la petite qui faisait sa grosse voix en tenant un mouchoir devant la bouche…
— Et pourquoi avez-vous eu cette idée ?
— C’est lorsque la personne a ricané quand j’ai dit que le docteur n’était pas là…
— C’était signé Isabelle, pas vrai, mémère ?
— Vous comprenez tout sans qu’on ait besoin d’appuyer, dit la vieille.
— Encore une lichette de verveine ?
— La dernière alors !