CHAPITRE X

Ne faites jamais de feu au milieu de la nuit

En considérant la crèche de campagne du docteur Bougeon, je me dis deux choses : la première qu’elle est rupinos, la seconde qu’elle est vide.

Tout est rigoureusement bouclé : les lourdes, les volets, les vasistas…

La propriété est nettement en retrait de la route. Elle se situe au milieu d’un vaste jardin qu’un type prétentiard baptiserait « parc » sans que vous songiez à vous indigner.

J’interpelle un petit garçon qui essaie de faire du vélo sur celui de son père en passant sa jambe droite au travers du cadre.

— Dis-moi, gamin, il n’y a personne ici ?

— Non m’sieur, dit-il. La demoiselle est partie hier matin.

— En auto ?

— Oui, en auto…

— Dans la sienne ?

— Elle n’en a pas, Mlle Bougeon… Elle était avec un ami…

— Un ami portant un manteau de cuir ?

— Oui, c’est ça…

— Ça va…

Il me regarde avec intérêt, comme un train regarderait paître une vache.

— Le Pé a dit à la Mé qu’y sont revenus cette nuit, dit-il. Il a entendu l’auto. Y sont repartis du matin, avant le jour.

Je dresse une oreille plus vaste que celle de Mickey.

— Qu’est-ce que tu dis ?

— Y sont revenus et repartis, assure le gosse.

Mon petit lutin portatif me nasille dans les oreilles.

« Te voilà content ? L’auto de Parieux a fait une balade cette nuit… Pendant qu’il clamsait dans son lit… »

— Ton père n’a rien vu ?

— Non, mais il a entendu…

— Ça n’est peut-être pas la même auto ?

— Que si : c’est une voiture allemande, a fait pas le même bruit que les autres…

« Prends du feu, San-Antonio ! » me conseille ce salaud de lutin.

J’allonge une demi-jambe au gosse.

— Tu es un champion, lui dis-je, cours acheter des bonbons et offre-toi une indigestion…

Ce faisant, je cherche à lui être agréable, c’est vrai, mais aussi à l’éloigner, car ce que j’ai à faire n’a pas besoin de témoin.

Dès que le vieux vélo a tourné le coin de la haie en zigzaguant, je m’occupe de la serrure du portail. L’actionner est un jeu d’enfant.

Je repousse le vantail et je remonte le chemin dallé qui conduit à la cambuse.

Le perron est majestueux, un peu trop même à mon goût, il offre l’inconvénient de m’exposer aux regards comme un piédestal.

Cette porte-ci est plus récalcitrante que l’autre. Je dois fourrager un bout de temps dans le trou de la serrure avant de la convaincre que je suis le genre de mec à qui ni les femmes ni les lourdes ne résistent.

J’entre… Maison vide.

C’est agréablement arrangé, avec beaucoup de goût…

Je visite toutes les pièces, sans idée préconçue, tout bonnement parce que je ne veux pas avoir avalé des kilomètres pour rien.

L’ordre semble être la vertu dominante d’Isabelle.

Les meubles sont à leur place, les tapis ont leurs franges bien étalées, il n’y a pas de poussière sur les surfaces planes…

La gentille ménagère que chacun aimerait épouser, à condition toutefois que ce chacun ait des goûts bourgeois.

Dans le Frigidaire de la cuisine je trouve une bouteille de lait non entamée ; un restant de viande froide, des œufs…

Cela indiquerait un départ non prémédité.

Peut-être est-ce ce coup de téléphone de Parieux, samedi, qui a rappelé la môme à Pantruche… Il lui a annoncé qu’il venait la chercher le lendemain pour…

Je balance cinq lettres qui auraient fait la fortune de Cambronne s’il percevait des droits d’auteur.

La môme Isabelle possède-t-elle le don d’ubiquité ? Sinon, comment pouvait-elle séjourner ici et simultanément à Paris ?

La voisine de Parieux, sa concierge, le restaurateur d’en face n’affirment-ils pas qu’elle venait chaque jour chez son amant ?

Il faudrait donc conclure…

Et puis, non, il ne faut rien conclure… Ce serait vraiment prématuré…

Je monte au premier ; rayon des chambres. Je trouve celle de la grognace. Pas marle : il y a une coiffeuse chargée d’objets de toilette et une penderie pleine de robes.

Sur la coiffeuse je repère un paquet de cigarettes turques. À côté, il y a un briquet en plaqué or portant un G en initiale.

G n’ayant jamais été la première lettre d’Isabelle, ni celle de Bourgeon, ni celle d’Étienne prénom du docteur, je me dis qu’il appartient à une troisième personne et je l’empoche.

Par la même occasion, j’empoche itou le paquet de cigarettes turques.

J’en suis là de mes investigations lorsqu’on cogne à la porte. Je vais à la fenêtre et je découvre sur le perron un grand type de péquenot à la moustache rousse, coiffé d’une casquette et armé d’un fusil de chasse.

— Que voulez-vous ? demandé-je.

Il lève la tête. Il n’a pas l’air commode, le zig. Ses yeux sont farouches et ses lèvres plutôt mauvaises.

— Qui êtes-vous ? me demande-t-il rudement.

— Quelqu’un de bien, assuré-je.

Il n’a pas l’air de vouloir plaisanter.

— Comment êtes-vous rentré ici ?

— Par la porte, on n’a encore rien trouvé de plus simple pour pénétrer dans une maison, ces architectes n’ont pas d’imagination…

— Faudrait voir à pas me prendre pour un con ! déclare-t-il, toute moustache hérissée.

— Qui vous dit que je vous prends pour un c…, cher monsieur ?…

— Je ne vous ai jamais vu !

— Moi non plus…

— Vous ne seriez-t-y pas un voleur ?

— Vous avez vu des voleurs rappliquer en plein jour et laisser leur voiture au milieu du chemin ?

— Il y en a dans les journaux, s’obstine-t-il.

— Attendez, je descends.

Il est dans le vestibule, le fusil tout prêt.

Je lui montre ma carte, car cet enfoiré est tout à fait capable de me flinguer comme un garenne.

Il la déchiffre péniblement.

— Vous êtes de la police ? demande-t-il.

— C’est écrit là-dessus, non ?

À son expression, je réalise que, tout compte fait, il aimerait autant avoir affaire à un voleur.

— Mande pardon, balbutie-t-il en passant son fusil sur l’épaule. Quand le gamin m’a dit qu’un homme avec une drôle d’allure…

Il se tait, réalisant qu’il est en train de débloquer.

— Bref, je m’ai dit comme ça qu’il fallait aviser… On voit tant de choses dans les journaux…

— Ah ! fais-je, intéressé au plus haut point, c’est vous qui avez entendu la voiture, cette nuit ?

Il se renfrogne.

— Le petit gars vous a dit ?

Je comprends que « le petit gars » va dérouiller ferme tout à l’heure.

— Oui… Vers quelle heure avez-vous entendu la voiture ?

— Sur les minuit, la lune était juste au-dessus du clocher…

— Vous ne vous êtes pas levé ?

— Pour quoi faire ?

C’est la logique même.

— Je ne sais pas ; vous auriez pu avoir envie de vérifier si c’étaient bien les propriétaires.

— Oh ! c’était la demoiselle, j’ai reconnu le bruit de l’auto.

— Une vieille voiture allemande, je sais… Et elle est repartie sur le matin…

— Juste avant le jour. Je m’ai dit que le docteur allait vendre et que sa fille était venue brûler un tas de vieux papiers…

— Comment, un tas de vieux papiers ?

— Elle a fait du feu… De mon lit, par la fenêtre, j’ai la vue sur les toits… Çui d’ici fumait comme une usine…

— Ah ! oui ?

Il regrette d’avoir débloqué et se mord les lèvres.

— Vous ne dormez donc pas la nuit ? je demande.

— Je vais vous expliquer… Une de mes vaches va vêler, alors j’ai le sommeil léger… C’t’auto m’a réveillé, après, bernique pour me rendormir…

Toute l’obstination de la terre est là, sous mes yeux.

— Alors la demoiselle est revenue et a fait du feu ?…

— Oui…

— Dites-moi, il y a longtemps qu’elle s’était installée ici ?

— Quelques mois…

— Elle habitait seule ?

— Au début, oui… Son ami venait la voir souvent.

— Parieux ?

— Je sais pas si il s’appelait comme ça… La demoiselle est assez fière et cause pas beaucoup.

— Que faisait-elle ici ?

— Rien, elle se promenait… Elle l’attendait…

— Et puis ?

Il en a marre, le moustachu, il voudrait bien s’être mêlé de ses vaches.

— Et puis, la semaine passée, un jeune homme est venu habiter ici… Il avait un drôle de genre, on a cru que c’était fini, la demoiselle et son ami à la voiture, mais pas du tout, ils étaient d’accord tous les trois…

Un jeune homme ayant un drôle de genre !

— Il était blond, le jeune homme, et il se fardait, non ?

— C’est ça, vous le connaissez ?

— Plus ou moins…

Jo, pensé-je. Je pense au briquet d’or qui est dans ma poche. Le G est la première lettre de Georges, dont le diminutif le plus usité est Jo…

Qu’est-ce que la tantouze est venue foutre ici ? Décidément, on n’en sort pas de cette partie de quatre coins… J’ai beau avancer, me déplacer, c’est toujours sur l’un des cinq personnages que je me casse le pif !

— Et le docteur, dis-je, venait-il ?

Le moustachu secoue la tête.

— Non, plus depuis longtemps…

— Vous n’avez pas vu aussi un petit vieux à cheveux blancs, ces derniers temps ?

— Non…

Un silence, l’autre danse d’une tige sur l’autre, il aimerait bien se faire la paire… Mais il n’ose pas… Il ne parvient pas à trouver une formule idéale pour prendre congé.

Moi, je ne lui facilite pas la rupture… Je pense de toutes mes forces à ce qu’il vient de me dire. De toutes façons, mon enquête a progressé : je suis maintenant en mesure d’affirmer que c’est certainement Isabelle qui a chauffé la bagnole cette nuit et qui est revenue ici pour y brûler des papiers compromettants… De là à conclure qu’elle a agi de la sorte parce qu’elle savait que Parieux était mort, parce qu’elle l’avait aidé à avaler son extrait de naissance, il n’y a qu’un pas…

— Ça fumait beaucoup ? dis-je.

— Beaucoup, affirme le terreux.

— Et… longtemps ?

— Très longtemps… Même que je m’ai dit qu’elle allait foutre le feu à la cheminée.

— Vous vous appelez ?

Là, il se liquéfie, le mec.

— J’ai rien fait de mal, proteste-t-il doucement.

— Au contraire, affirmé-je, vous avez agi en bon citoyen et je tiens à connaître votre nom afin de pouvoir signaler cela…

À regret, il dit :

— Blanchon…

Je lui tends la main. Il la fixe d’un œil prudent comme s’il craignait que j’y dissimule un serpent-minute. Enfin il laisse tomber sa dextre dans la mienne.

Lorsqu’il a franchi la grille, je reviens à la maison.

Je bigle le système de chauffage afin de voir comment la môme Isabelle a pu brûler ses fameux papelards.

La carrée est chauffée au chauffage central, mais il y a des cheminées dans les chambres. Je vais les examiner. Pas besoin de s’esquinter les châsses pour comprendre qu’elles n’ont pas fonctionné depuis des temps immémoriaux.

Reste donc la chaudière. Ça me paraît bien costaud pour détruire des papezingues.

Enfin…

Je descends à la cave. Au fur et à mesure que je m’enfonce dans le sous-sol, je suis serré à la gargane par une odeur lourde et écœurante.

La chaudière trône au milieu d’un petit local cimenté. Je remarque, de chaque côté de la porte, des traces graisseuses. On dirait qu’on a fait brûler du suif là-dedans… Du reste, l’odeur qui m’incommode est une odeur de graisse brûlée.

J’ouvre la porte du foyer. Un tas de cendres tièdes. Je les fouille avec un long tisonnier. Elles puent atrocement.

Alors, surmontant ma répulsion, je me saisis d’une raclette et je les fais tomber sur le sol. Au bout d’une minute je recule, je gagne le fond de la pièce, j’appuie une main contre le mur riche en salpêtre et je me mets à dégueuler comme un brave homme.

Enfin, je reviens aux cendres, j’étale mon mouchoir par terre et, saisissant le morceau de mâchoire qui m’a noué les tripes, je le dépose dans le carré d’étoffe.

Je roule le tout en boule, je l’enveloppe dans une page de journal.

Mon petit paquet sous le bras, je quitte cette charmante propriété.

Cette fois, on en a terminé avec les morts soi-disant naturelles !

Il est rare, en effet, qu’un homme — ou une femme — se suicide en s’installant dans le foyer d’une chaudière de chauffage central.

Auquel de mes cinq personnages appartient le bout de mâchoire que je véhicule dans ma fouille ?

Voyons : procédons par élimination : il n’est pas question de Balmin, lequel gît à la morgue, non plus que de Parieux que j’ai vu ce matin, non plus que du toubib auquel j’ai fait la conversation il y a quelques heures. Alors ? Jo ? Isabelle ?

Quelle affaire ! Tonnerre de Zeus ? Quelle affaire !