Ne vous montez jamais « la tête »
Je n’ai toujours pas vu la douce Isabelle… J’ignore où elle se trouve et je vois le coup que je vais me tailler à Chicago sans avoir fait sa connaissance, si toutefois sa connaissance est à faire et si ça n’est pas un morceau d’elle que j’ai en poche.
Mon premier soin, en débarquant à Paname, c’est de me précipiter au 120 du boulevard de Courcelles, afin de voir Jo. Si Jo est visible, il y a de fortes chances pour que ma douce Isabelle ait passé l’armé à gauche.
La concierge pachyderme est devant sa loge, appuyée sur un balai qui ne lui a jamais servi que de support.
Elle me regarde entrer avec un air bovin qui m’attendrit.
— Alors, maman, je lui dis, on est d’attaque à ce que je vois.
— Humf ! fait-elle.
Traduisez ça comme vous voudrez.
— Jo est-il là-haut ?
— Oui…
J’ai un petit pincement au palpitant. Donc je ne connaîtrai jamais Isabelle.
— Dites-moi, je parie qu’il a découché, cette nuit, hein ?
La grosse vache secoue la calcombe.
— Pas vrai, fait-elle. Sort plus… C’est moi que j’luis fais ses c’mission…
— Vous êtes bien certaine qu’il n’est pas sorti dans la nuit ?
— Certaine… J’dors rien… P’r’sonne a ouvert la porte…
Je fais la grimace.
Voilà que je suis obligé d’agrandir le cercle de famille. Si Jo n’est pas sorti, qui a brûlé Isabelle ? Son vieux ?…
Faudra voir à vérifier l’emploi du temps du toubib.
— C’est bon, dis-je, je monte dire bonjour à cette nave…
— Hé ! éructe la pipelette.
Je me retourne.
— J’ai l’courrier…
— Ah ! oui, j’avais oublié…
Elle pénètre dans sa tanière et ressort avec une enveloppe jaune et une carte postale.
L’enveloppe jaune est celle des Postaux… Je l’ouvre. Elle contient le second talon d’un chèque de un million cent dix mille francs établi au nom du possesseur du compte, c’est-à-dire de Ludovic Balmin. Et une fiche jointe donne la nouvelle position du compte ; celle-ci est de cent vingt francs.
Voilà qui est étrange. Cela ressemble moins à une note payée qu’à un retrait total des espèces en compte… Jusqu’ici il était question d’un chèque d’une brique, et non d’un million cent dix !
La carte postale montre l’église de Goussenville. Au verso quelques lignes disent :
« Le temps me dure affreusement. Fais vite. Ton : Jo . »
Elle est postée du vendredi.
Donc, le vendredi, Jo était encore dans la propriété du doc…
La grosse pochetée a dû lire la cartouze, car elle ne sourcille pas.
— Jo était en voyage, la semaine passée ? je demande.
— Il est resté une quinzaine parti.
— Quand est-il rentré ?
— Sam’di a’pr’midi…
« Une fois Balmin mort », songé-je.
J’enfouis le courrier du défunt dans ma fouille et je m’engage dans l’escadrin.
Pourquoi ce « fais vite » ? Comme si le retour du gars était subordonné à une décision ou à un acte de Balmin ?…
La carte a été postée le vendredi. Logiquement elle devait parvenir à destination samedi matin, c’est-à-dire avant que Balmin ne retire tout son fric des Postaux… Seul un retard des PTT…
Me voici devant la lourde.
Coup de sonnette sur un petit air convenu.
Jo, la gosse d’amour, vient ouvrir, la croupe onduleuse. Elle s’est fardée, la chérie ! Elle n’a pas pu résister… Sa peau est fraîche… Elle porte son éternel pantalon violet, son foulard jaune…
— Oh ! bonjour, cher monsieur le commissaire. Quel bon vent ?
Je lui donne une petite tape sur la joue.
— Je passais, dis-je platement, alors je n’ai pu résister à venir vous voir, mon petit bonhomme.
— C’est gentil, entrez.
Je pénètre dans la strass.
Cette fois, je choisis la bergère du salon dont les pieds m’inspirent davantage confiance.
— Jo, attaqué-je, vous connaissez Isabelle Bougeon ?
Un battement de cils, un quart de poil d’hésitation.
— Bien sûr, répond-il avec vivacité, j’ai même passé quelques jours chez elle, récemment.
— À Goussenville ?
Il tique.
— Vous savez ?
— Tout savoir, n’est-ce pas là le devoir d’un flic ?
J’enchaîne :
— Comment se fait-il que vous soyez allé chez elle, c’est une amie ?
— C’est l’amie de Parieux… Ils venaient souvent nous voir… Dernièrement j’ai fait un peu de bronchite… Pour me remettre, je suis allé à la campagne…
— Ah ! voilà…
Je cherche mes cigarettes. Mes doigts tombent sur le paquet de turques.
J’en propose à la nave.
— Non, merci, dit-elle, je ne fume pas.
Sans insister, je remets le paquet en place et je pêche une sèche à moi, je l’allume au moyen du briquet plaqué or sans que le zig sursaute le moins du monde. Je pose le briquet bien en vue sur l’accoudoir de la bergère, Jo le contemple d’un œil distrait.
— Vous vous êtes bien amusé, là-bas ?
— Amusé ? Non… J’ai horreur de la campagne.
— La compagnie d’Isabelle vous suffisait ?
Il hausse les épaules.
— Qu’allez-vous imaginer, commissaire… Je suis sérieux, et puis les femmes, moi…
Je me marre.
— Évidemment…
Je me lève et j’arpente le salon, comptant machinalement les losanges du tapis persan.
— Dites-moi, Jo… Vous savez que Parieux est mort ?
Il se dresse, tout pâlot.
— Vous dites ?
— Que Parieux est mort… Il s’est asphyxié au gaz… Ou on l’a asphyxié, enfin le résultat est le même.
— Pas possible !
Il paraît aussi surpris que, ce matin, le docteur Bougeon.
— Mais si, hélas !.. C’est moi qui l’ai découvert en allant lui demander certaines explications.
— Mort ! répète Jo.
— Oui. Tu n’es pas sorti d’ici, cette nuit ?
— Moi ? Non, depuis mon retour de Goussenville, samedi, je n’ai pas mis le nez dehors.
— Malade ?
— Patraque… Maussade… La campagne m’a détraqué…
— Pauvre amour !
« Sais-tu où se trouve Isabelle ?
— Mais… Elle doit être chez Parieux, s’il est mort… À moins qu’elle ne sache rien… Il faudrait la prévenir, à Goussenville !
— Elle ne s’y trouve pas.
— Vous croyez ?
— J’en viens…
Il me regarde.
— Vous en venez ?
— Tout droit ! Ce qui est une façon de parler, car les virages sont nombreux.
— Elle est peut-être chez son père ?
— Non plus : ils sont brouillés.
— Oui, je sais… Mais je pensais que…
— Que Parieux étant canné, la réconciliation est possible ?
— Oui.
— Tu es au courant de cette histoire de chantage qui opposa Parieux à ton vieux, avant la guerre ?
— Vaguement…
— De quoi s’agissait-il ?
— Des bêtises, je crois…
— On ne condamne pas un homme à trois mois de prison pour des bêtises… À moins qu’elles ne soient sérieuses, ces bêtises, tu piges ?
— Balmin m’avait parlé de ça… C’est au sujet de ses mœurs… Parieux voulait qu’il lui cède un tableau de maître ou une pièce rare… Balmin ne voulait pas… L’autre l’a menacé de le discréditer auprès d’une riche cliente un peu cinglée ; une Américaine… Et il l’a fait… C’est l’Américaine qui a porté plainte… Bref, c’était très embrouillé et Balmin en a été le premier ennuyé… Ils se sont réconciliés peu après et c’est à partir de là qu’ils sont devenus amis…
Je ricane.
— Comment naissent les grandes amours, pour dire !
Un silence gênant s’établit entre nous.
— J’ai dans l’idée que nous avons des tas de trucs à nous dire, annoncé-je enfin. Un de ces quatre matins, je te convoquerai à la police…
Je me dirige vers la porte.
— Commissaire, dit l’autre de sa petite voix de femelle, vous oubliez votre briquet.
Je le regarde. Il paraît très sincère. Conclusion : le briquet n’est pas à lui. Ce qui n’a rien d’étonnant puisqu’il ne fume pas.
J’empoche l’objet.
— À bientôt, Jo !
— À bientôt, monsieur le commissaire.
Je renchéris, histoire d’avoir le dernier mot :
— À très bientôt !
Après avoir quitté l’immeuble, je me dirige du côté des Ternes. J’entre dans un troquet, je commande un double Cinzano, plus deux jetons de téléphone. J’avale le glass et je cours introduire les jetons dans la fente de l’appareil à jactage.
J’appelle tout d’abord l’inspecteur Chardon.
— Salut, commissaire, me dit-il.
Pour une fois, il n’a pas la bouche pleine.
— Écoute, zigoto, lui dis-je, je t’annonce que ton affaire Balmin que tu crois si simple va rebondir comme une balle en caoutchouc mousse…
— Pas possible ?
— Si… C’est tout de même malheureux que je sois obligé de faire ton boulot… Faut vraiment que je n’aie rien de mieux à fiche…
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Commence par t’occuper de la petite frappe qui vivait avec le défunt. Fais-le surveiller… Pour le reste, attends de mes nouvelles…
— Bien, commissaire…
J’appelle ensuite mon légiste, le docteur André.
— San-Antonio ! annoncé-je.
— Ah ! bonjour, mon bon, vous avez une nouvelle théorie quant au décès de notre homme ?
— Non, mais j’ai un autre mort à vous soumettre…
— Non ?
— Enfin, un morceau de mort…
— Et vous l’avez trouvé où, celui-là ?
— Dans des cendres !
— Vous faites les poubelles, à ces heures ?
— Presque ; je peux vous rendre visite ?
— Je vous attends…
*
Je déplie ma feuille de journal sur le bureau du praticien.
— Voilà, dis-je, un morceau de mâchoire. Je voudrais savoir s’il s’agit d’une mâchoire d’homme ou bien d’une mâchoire de femme, c’est très important… Pouvez-vous me renseigner immédiatement ?
— Sans aucun doute…
Il saisit le fragment d’os auquel adhèrent encore deux dents.
— Vous avez une minute ? Le temps de passer dans mon laboratoire et je suis à vous…
— Mais faites donc, je vous en prie… Et pardonnez-moi de vous harceler de cette façon, mais je m’envole après-demain pour les États-Unis et je tiens à liquider cette enquête afin de partir l’âme en paix.
— Tout le mérite vous revient !
Il sort du bureau.
Je chope une revue, mais je ne peux la lire ; du reste, c’est une revue scientifique dans laquelle on n’appelle pas un chat un chat !
Je me fais l’effet d’être un « heureux père » attendant dans les couloirs de la clinique les résultats de l’accouchement.
Enfin, la porte s’ouvre.
Je bondis. Tout à mon personnage, je questionne d’une voix pleurarde :
— Alors, docteur, c’est un garçon ou une fille ?
Il sourit gentiment.
— Ni l’un ni l’autre, assure-t-il : c’est un mouton !