Ne criez jamais en téléphonant !
Une nuit douce comme une cuisse de femme tombe sur Paris. Cette nuit sent le bourgeon, le mouillé, la femme.
Délaissant ma voiture, j’arpente les boulevards en marmonnant des phrases sans suite.
Cette fois, les potes, je suis sérieusement sonné.
Une tête de mouton !
Et pour moi, ce sera une tête de lard ; si vous le permettez !
Le toubib s’est excusé de ne m’avoir pas affranchi illico.
— Comme elle était noircie et à demi carbonisée, a-t-il dit, j’ai préféré l’examiner attentivement.
— Vous êtes bien certain, docteur, de ce que vous avancez ?
Il a eu un mouvement d’épaules.
— Parbleu ! Demandez à n’importe qui…
Et je m’en vais, ballotté par la foule, en répétant :
— Une tête de mouton… Une tête de mouton !
Décidément, je mets les pouces. Voilà que tout redevient naturel. Non, ça n’est pas un crime ! C’est un mouton ! Aucune loi n’interdit de tuer les moutons, à condition qu’ils vous appartiennent.
Mais tonnerre de Dieu ! pourquoi Isabelle est-elle allée en pleine nuit, à plus de cent bornes de Paris, pour brûler un mouton ?
Sont-ce des idées ! Elle est pinchecornée, cette poule, ou quoi ? Et puis, d’abord, je veux la voir ! La voir tout de suite ! Faut qu’on me la déniche. Qu’on me la déniche rapidos.
Je tube à nouveau à Chardon.
— Tu as installé une planque devant le 120 ?
— Oui, monsieur le commissaire. À ce propos, mon patron aimerait bien que vous lui téléphoniez ; il trouve que…
— Je sais : le boss à Chardon il trouve que je flouze dans la colle ! Il trouve que les hommes de son service n’ont pas d’ordres à recevoir d’un zig qui appartient à une toute autre branche de la police…
« Passe-le-moi !
Il est soulagé, Chardon.
— Voilà, monsieur le commissaire.
Une zone de silence et une voix rogue lâche un « allô » qui ressemble à un pet.
— C’est Muller ? je demande.
— Lui-même…
— Ici, San-Antonio…
— Très bien…
Cette pourriture ne l’ouvre pas. Il est vicieux, Muller, il a le beau rôle et il m’attend. Il jouit à l’avance des excuses que je vais lui présenter ; ça le fait goder, il devient humide.
Tout seul, dans ma petite cabine, je me monte le bourrichon.
À toute vapeur, je gonfle, je gonfle…
— Alors ? dit sèchement Muller.
C’en est trop. J’explose ! Je hurle, je trépigne. La bombe d’Hiroshima, le champignon atomique de Bikini, tout ça c’est de la vessie pétomane à côté de ma colère.
— Écoute, Muller, je dégoise, t’attends que je me transforme en paillasson, que je te sorte la romance des excuses parce que je me suis mêlé d’une chose qui ne me regardait pas, c’est bien ça, hein ? Eh ben ! non, petit gars, tu peux toujours t’abonner au Chasseur français pour te faire prendre patience ! Tes hommes sont des manches, des flics d’opérette, et toi, le seigneur, tu ressembles à ce qui se fait de mieux comme cornichon…
— Suffit ! crie-t-il.
— Non, ça suffit pas, hé ! tordu… Faut que je fasse mon petit Sherlock tout seulâbre, parce que tes boy-scouts classent les affaires qui viennent perturber leurs parties de belote. Râle pas ou on va s’expliquer chez le Vieux !
Là, il met un frein Westinghouse à ses protestations.
— Voyons, voyons, que se passe-t-il ?
— Il se passe que le mort que j’ai trouvé est claqué d’une façon louche ; que le gars qui l’accompagnait est claqué d’une façon plus louche encore ! Il se passe que la poule du deuxième est la fille du médecin du premier ; qu’elle est invisible et qu’elle va à minuit brûler des têtes de moutons dans la chaudière de sa campagne. Si tu trouves tout ça très bien, bravo !..
Il se ferait cueillir par Halimi en pleine bourre qu’il ne serait pas plus groggy.
— Qu’est-ce… qu’est-ce que tu dis ? balbutie-t-il.
— La vérité, hé ! patate.
— Je n’y comprends rien…
— Et alors ? Tu ne t’occupes que de ce que tu comprends ?
— Mais…
— La ferme ! Je cause !
Il doit être mauvais, Muller. Un zig, si vous le connaissiez, qui ressemble à une lame de couteau, il est tranchant, froid et pâle comme une lame.
— Tout ce que je te demande de faire, dis-je, c’est de lancer tous tes pompiers à la recherche d’une certaine Isabelle Bougeon, fille du docteur Bougeon, place des Ternes… Et puis itou de faire surveiller étroitement un petit futé répondant au doux nom de Georges Denis, lequel créchait avec le vieux Balmin et lui faisait des fantaisies exotiques… Moi, je continue à m’occuper de ça jusqu’à demain soir… Demain, en fin d’après-midi, je te dirai où j’en suis et je te passerai mes billes, car le Vieux m’envoie au tapin de l’autre côté de la mare aux harengs, d’accord ?
Il grince : « D’accord. »
Et quand je vous dis qu’il le grince, il le grince. Parole ! on croirait une girouette un soir de grand vent.
J’ai dû pousser une vache beuglante, moi je vous le dis, car lorsque je quitte le bigophone, tous les clients me reluquent comme si j’étais le sultan du Maroc.
Pour me donner une contenance, je demande au barman de me remettre ça. Puis je palpe ma vague, à la recherche de la cigarette des familles qui calmera ma nervosité.
Il ne me reste que les sèches trouvées dans la turne de Goussenville. Comme je n’aime pas les cigarettes de gonzesse, je demande au garçon un paquet de Gauloises.
Il s’excuse : il ne lui en reste plus.
Je soupire et me décide à enflammer une turque.
Tout en tirant des goulées qui manquent de volupté, je gamberge un peu. Si je pense, c’est donc que je suis, comme dirait l’autre. Or, il se produit un phénomène peu ordinaire, ce qui constitue, je vous le fais remarquer, un pléonasme de la première catégorie, un phénomène ne pouvant être ordinaire.
Voilà que, soudain, bien que pensant, je n’ai plus l’impression d’être. Mon individu devient léger, aérien. Je me mets à flotter à dix centimètres du sol. Mes pensées s’illuminent, flamboient.
L’enquête à laquelle je me livre me semble n’être qu’une aimable plaisanterie sans importance dont les fils emmêlés se dénoueront d’eux-mêmes !
En même temps, un mal de cœur sournois me chatouille les entrailles.
Je m’accoude au zinc, tout cela avec des mouvements supra-terrestres.
J’entends des voix qui disent :
— Mais il se trouve mal.
Les voix s’irradient. Elles se muent en sonneries de cloches cristallines.
Et j’ai encore la force de faire de l’esprit.
Je songe : « Dans la vie, on est entouré de cloches… »
Je titube.
Je resonge : « Il t’arrive quelque chose. Il te faut un toubib… »
Un visage se penche au-dessus de moi ; des paluches m’agrippent, on m’étend sur du mou.
Et toujours, sans s’affoler, mon caberlot continue à me donner d’utiles conseils : « Tu vas crever si on ne fait rien… Un toubib… Le légiste ! »
Oui, la mort, quand le Bon Dieu est bien luné, ça doit être ça ; cette espèce de torpeur ouatée, ce grand flamboiement intérieur ; cette intense facilité ; ce total renoncement…
— Il parle ! fait une voix.
— Taisez-vous ! dit une autre, qu’est-ce qu’il dit ?…
Une troisième voix, pâle et molle, murmure :
— Docteur André, police…
Cette troisième voix, c’est la mienne. Mais je ne la reconnais que de justesse et il me semble n’avoir rien de commun avec elle. Du reste, je n’ai plus rien de commun avec personne, plus rien de commun avec l’existence.
— Il vient de dire : « Docteur André, police » !
— Ma foi, il n’y a qu’à prévenir Police-Secours. On leur répétera ses paroles.
— Vous ne croyez pas qu’il est saoul ?
— Non, il était très normal en entrant et ici il n’a presque rien bu.
C’est vrai, j’étais normal en entrant.
— C’est une attaque ?
— Sans doute…
Une attaque ! Une attaque de quoi ? C’est ça, une attaque ?
Toujours cette paix bienheureuse conjuguée à ce mal de cœur tenace.
Du temps s’écoule. Du temps creux, du temps sans importance. Je sombre… Je coule… Mais quel magnifique naufrage !
Je perds les pédales… Je…
Terminé !
*
Une musique, un ronron, du rose : la vie !
Je rouvre les châsses.
Je vois des uniformes de matuches dont les boutons brillent. Je regarde encore et je découvre une banquette ravagée. Je suis au car. Pas d’erreur sur ce point ! L’endroit sent le flic, la sueur, la poussière, le tabac.
J’essaie de me dresser sur mon séant. Des gars m’aident.
— Ça va mieux, monsieur le commissaire ? dit un sergent.
Je le regarde.
— Mieux ?
Tu parles, Charles ! Ça allait tellement bien que c’est maintenant que je me sens mal. Du sortilège, il ne subsiste que le mal de cœur, aggravé d’un mal de gadin carabiné.
Les bourdilles me considèrent d’un air tout chose. Pour eux, c’est bien simple, je me suis poivré la gueule. Un commissaire spécial, rond à tomber, ils n’ont pas voulu l’emmener à l’hosto, because le scandale. On a le sens de l’entraide chez les vaches à roulettes !
— Je vous ai reconnu, heureusement, reprend le sergent.
Son « heureusement » me prouve que je ne me gourre pas et qu’il croit fermement en ma biture.
— Merci, dis-je. Je ne sais pas ce qui m’est arrivé.
Les mecs se regardent gravement. Ils ont suffisamment le sens de la hiérarchie pour ne pas me dire ce qu’ils pensent.
La porte s’ouvre, le docteur André entre dans le car.
Il s’approche rapidement de moi.
— Ah ! on vous a prévenu, je murmure.
Il m’examine.
— Vous êtes tout pâle, que vous est-il arrivé ?
— Il était dans un café, il a pris un malaise, explique le sergot sur un ton qui en dit long.
— C’est ça, approuvé-je, mais je n’étais pas blindé, doc… Si je vous le dis, vous pouvez me croire ; du reste, je venais de vous quitter, vous avez pu vous en rendre compte. Je suis entré dans un café, j’ai bu un Cinzano et j’ai téléphoné à un de mes collègues… En revenant de la cabine, j’ai allumé une cigarette et…
Je m’interromps.
— Bon Dieu ! toubib, regardez le paquet qui est dans ma poche… Ce sont des cigarettes que j’ai trouvées dans une maison peu catholique, des turques ! J’en ai grillé une parce qu’il ne m’en restait pas d’autres…
Le temps que je finisse ma phrase et il s’est emparé du paquet. Il sort une cigarette, il l’éventre, pose le tabac dans le creux de sa main gauche, le touille avec son index droit, le renifle.
— Pas étonnant, murmure-t-il.
Toute l’assistance est suspendue à ses lèvres.
— C’est de la marijuana, dit-il. Un stupéfiant d’origine mexicaine. La quantité est énorme, ces cigarettes sont des cigarettes de drogué qui en est aux fortes doses.
— Pas possible ?
— Si…
— Enfin, un vrai délit, dis-je. Ça, au moins, c’est du solide, pas du tout comme la tête de mouton… Que faut-il faire, doc ?
— Rien, dit-il. L’effet commence à se dissiper ; je vais vous faire une piqûre afin de calmer les spasmes nerveux que cette cigarette vous cause.
Il fait ce qu’il dit. Les bourdilles, satisfaits par cette explication, me restituent toute leur considération, agrémentée d’un brin d’admiration.
Cinq minutes plus tard, me revoilà sur mes flûtes, un peu flageolant, il est vrai.
— Maintenant, dit le docteur André, vous allez rentrer chez vous et vous coucher. Demain, il n’y paraîtra plus !