Ne laissez jamais les oiseaux en liberté

— Tu n’étais pas dans ton assiette, hier ! déclare Félicie au moment où je descends de ma chambre.

Je lui sors la seule explication qui puisse la satisfaire.

— J’étais un peu barbouillé, j’avais mangé dans un restaurant où la cuisine sentait l’huile.

— Ah ! triomphe-t-elle, je l’avais pensé…

Elle hoche la tête et murmure :

— Vois-tu, mon grand, je t’ai toujours dit qu’il valait mieux t’acheter une tranche de jambon dans une charcuterie et la manger sur un banc plutôt que d’aller dans des restaurants de second ordre : tu t’abîmes l’estomac !

— T’as raison, M’man…

Elle m’en sort long comme un discours de distribution de prix sur la nourriture d’aujourd’hui. Tous les fascicules de la revue Guérir à laquelle elle est abonnée lui remontent aux lèvres.

J’écoute le ronron de sa bonne voix. C’est une musique qui vaut pour moi toutes les symphonies. Vous allez dire que je fais du Jean Nohain, et pourtant c’est vrai. J’ai pas honte à le dire : j’adore ma vieille.

— Ton chef t’appelle au téléphone, dit Félicie, alors que je viens de m’introduire dans la gargane un toast large comme le rond-point des Champs-Élysées.

J’avale le blaud d’un coup sec et je trotte à l’appareil.

— Bonjour, boss.

— Alors, ça va mieux ?

Il sait tout, ce vieux renard. Vous pouvez pas aller pisser sans qu’il vous demande si vous avez des ennuis de prostate.

— Oui, fais-je.

— Et votre petite enquête privée ? demande-t-il.

— Je… Vous êtes au courant ?

— Vous pensez la conclure avant ce soir ?

— Je… Je ne sais pas, patron… Vous, vous ne voyez aucun inconvénient à ce que je m’occupe de ça ?…

— Aucun, à la condition toutefois que cela ne contrecarre pas nos projets.

À part ça, il n’est pas exclusif, le Vieux !

— Vous n’oubliez pas que vous partez demain ? Pour être précis, c’est cette nuit, à zéro heure trente.

— Bien, patron…

— Vous préparerez votre valise ?

— Oui, patron…

— Et vous passerez ici dans la journée pour y chercher vos papiers, vos devises et… vos instructions.

— Oui, patron…

— J’espère que vous serez en forme ?

— Je le suis, patron…

— Parfait, à tantôt.

Il raccroche sec.

— Rien de cassé ? questionne timidement Félicie.

— Non, rien… Écoute, M’man, tu sais que je pars cette nuit pour les États-Unis…

— Seigneur ! se lamente-t-elle. Il paraît que dans ce pays ils mangent comme des sauvages ! Fais attention, je suis certaine que tu n’as pas le foie solide.

Évoquant les bonbonnes de gnole que j’ai ingurgitées depuis que je suis au monde, je ne puis m’empêcher de sourire.

— Tu ne me crois pas ?

— Pas beaucoup, non, M’man.

— Tu as tort, je…

— Excuse-moi de t’interrompre, M’man, mais je suis pressé…

— Comme toujours, soupire-t-elle. Je ne te vois jamais… Tu viens, tu pars… Enfin, il est vrai que tu pourrais être marié, en ce cas je ne te verrais pratiquement plus.

— Chasse ton cafard, M’man ; lorsque je reviendrai de Chicago, je prendrai huit jours de campo et nous irons faire une virée en Bretagne, en amoureux, t’es d’accord ?

— Ne le suis-je pas toujours ?

Je l’embrasse.

— Bon, alors écoute, il se peut que je n’aie pas le temps de repasser ici avant mon départ. Prépare-moi ma valoche : chemises, etc. Mon costume bleu uni et mon autre en tweed, vu ? Si à onze plombes je ne suis pas là, appelle un taxi et amène-toi à la gare aérienne des Invalides avec la valise.

— Bon…

— Au revoir.

— Au revoir !

*

Pour la nième fois, je reprends les éléments de cette sombre histoire. Je bute toujours sur les mêmes mystères : pourquoi Parieux a-t-il écrit « Au secours » ? Pourquoi dans l’avant-dernière nuit quelqu’un est-il allé brûler un mouton dans la chaudière de Goussenville ?

Chose curieuse, ces deux points m’intriguent davantage que les deux morts. Les morts, ce sont les chiffres de l’opération, ces deux questions en sont les facteurs…

Il fait beau, je conduis doucement…

Qui fumait la marijuana ? Jo ou Isabelle ?

Isabelle ! Ce nom pour conte de fées commence à me briser les joyeuses. Je sens que si je ne lui mets pas la patte dessus avant de m’envoler, cette nuit, je ferai une crise d’urticaire avant de débarquer au pays du dollar.

Qui fumait la marijuana ? Jo ou Isabelle ?

Je chasse cette pensée, mais elle revient, obstinée. Hier, Jo a refusé la cigarette que je lui offrais… Avait-il remarqué le paquet ? Je parierais que non.

De même pour le briquet… Il ne lui appartient pas ! Étant donné qu’il admet fort bien avoir passé plusieurs jours chez Isabelle, il n’y avait aucune raison pour qu’il affecte de ne pas reconnaître le briquet…

Je stoppe devant le magasin toujours fermé de Balmin.

La première personne que je découvre, embusquée derrière un journal, c’est le gros Chardon, bouffant des cacahuètes…

Je sors le briquet de ma poche et je fous le feu à son journal ; il le lâche vivement et pousse un juron. Puis, voyant qu’il s’agit de moi, il me fait un sourire jaune. De toute évidence il me garde rancune pour la sortie que j’ai faite à Muller.

Autour de lui il y a un tapis de coques de cacahuètes…

— Tu les fais venir directement d’Afrique ? je demande, par bateaux, non ?

Il sourit…

— Que voulez-vous, j’aime ça…

— Rien à signaler ?

— Rien… L’oiseau est toujours au nid…

— Qui a fait le tapin cette nuit ?

— Burtin.

— Ça colle ! Burtin, c’est le superchampion de la planque. Il serait capable de suivre son ombre sans qu’elle s’en aperçoive !

Je m’engage dans l’immeuble.

Troisième étage ! Coup de sonnette ! Silence…

Il fait la grasse matinée, ce chérubin…

Nouveau coup de sonnette sur l’air convenu… Et nouveau silence côté appartement. Ailleurs la radio française sévit par la voix de M. Luis Mariano, premier chanteur de charme français à gauche en sortant !

Qu’est-ce qu’il lui arrive à Jo ? Il joue la Belle au bois dormant ? Ou bien se planque-t-il ? Ou bien est-il…

Tonnerre de Zeus !

Mon sésame… Je trifouille fiévreusement dans le trou de la serrure…

Pourvu qu’on ne me l’ait pas descendu, celui-là, encore ! Enfin je repousse la lourde…

Aucune odeur de gaz… L’appartement ne sent rien… Si, le vide ! Et vide il l’est autant qu’un article de tête du Figaro!

J’entre en coup de vent dans toutes les pièces. Personne ! Tout est en ordre…

Dans la chambre de Jo je découvre le pantalon violet et le foulard jaune… Allez savoir de quelle façon il s’est loqué !

Je fouille les tiroirs, non dans l’espoir d’y découvrir Jo, mais pour essayer de dégauchir un indice quelconque… Mes fesses ! Tout ce que je peux scrafer c’est un paquet de cigarettes turques vide, mais qui pue la marijuana… Donc c’était bien Jo qui s’expédiait au paradis !

C’est un faible indice… Un indice qui contribue à me faire perdre mon restant de latin.

Comme un fou je me lance dans l’escalier… Je débouche à zéro sur Chardon au moment où il va se coller dans la margoulette une poignée de cacahuètes. D’un geste violent j’envoie dinguer les cocons et je le cramponne par le colbak.

— Fumelard ! Incapable ! Extrait de cornichon !

— Qu’est-ce qui…

— L’oiseau s’est envolé, hé ! patate !

Il laisse tomber son journal…

— Mais monsieur le commissaire, je vous jure…

— Oh ! dis, passe la main avec les serments et les protestations, le mec a filé, il t’a passé sous le pif sans que tu le renifles… Peut-être même qu’il t’aura demandé du feu… Des flics à la noix comme toi on en trouve tout le long des trottoirs !

Ma rogne est telle que si je ne me retenais pas je lui défoncerais la devanture… Les passants se retournent…

Je suis à deux doigts de la crise d’apoplexie. Il ne me restait que deux personnages disponibles : Jo et le docteur Bougeon, et voilà que Jo les a mis…

C’est ma visite d’hier qui lui a collé les flubes. J’ai dû dire quelque chose qui lui a glissé les copeaux et il a préféré se faire la valoche… Probable que ce citoyen était loin d’avoir la conscience tranquille…

Mon petit lutin portatif me sermonne.

« Allons, San-Antonio, murmure-t-il au fond de mon esgourde, maîtrise-toi… Tu vas à droite et à gauche comme un jeune chien, un peu de retenue, que diantre ! »

Ma rogne tombe comme le lait qui bout.

— Fiche tout en branle ! ordonné-je, mais qu’on mette la main sur ce type, tu as compris ? Et ne me regarde pas comme ça !

— Bien, commissaire…

Il est de plus en plus pâle, Chardon… On a envie de le mornifler un brin pour lui donner des couleurs.

— Fais-moi plaisir, continuai-je, change de planque, qu’on surveille maintenant le docteur Bougeon, place des Ternes… Et cette fois si tu le laisses glisser, tu pourras te filer une bastos dans le bocal parce que tu ne mériteras plus d’exister…

— Bien, monsieur le commissaire.

Le voilà parti. Par acquit de conscience je vais demander à Fréhel si elle a vu sortir le mignon. Bien entendu elle n’a rien biglé…

— Et pourtant, dit-elle, j’ai l’œil…

Je me dis qu’elle l’a souvent au plafond : toutes les fois en tous cas qu’elle se met un goulot de bouteille sous le tarin !

*

La petite voix fluette du lutin la ramène.

— San-Antonio ?…

Je grommelle :

— Hmm ?

— Tu es un manche…

— Merci…

Ce lutin, s’il était pas barricadé dans mon subconscient, vous parlez d’une avoinée que j’y filerais !

— San-Antonio…

— Quoi encore ?

— Tu n’a pas plus de cervelle que l’idiot de ton village… Et j’insulte l’idiot de ton village !

— Vraiment ?

— San-Antonio ?…

— Oh ! ça suffit, oui ?

— Non, ça ne suffit pas… Tu conduis cette enquête comme le ferait un débutant : en dilettante, comme on dit dans le monde bien pourvu en vocabulaire. Tu cours de droite à gauche…

— On ne peut rien dire devant les enfants, fais-je, amer, en pensant que j’ai murmuré moi-même ces mots il y a un petit instant.

— Pourquoi ne prends-tu pas carrément l’un des nombreux fils qui se présentent et ne le remontes-tu pas posément ?…

— Parce que je n’ai pas le temps : on part demain, Toto… On se trisse chez les Ricains…

— Et alors ? C’est une raison pour cochonner le travail ?… Tu crois que ça t’avance de tourner en rond ?

— Non, ça ne m’avance pas…

— Ah ! voilà que tu deviens raisonnable. Un homme qui s’humilie devient toujours raisonnable… Toi, c’est l’orgueil qui te perdra…

— D’accord, ensuite ?

— Réfléchis, San-Antonio… Quelqu’un a brûlé une tête de mouton dans une chaudière, en pleine nuit… Ce quelqu’un a fait au total plus de deux cents kilomètres pour cela…

— Et puis ?

— Et puis ? Mais c’est tout, San-Antonio… Cet acte est-il raisonnable, oui, ou non ?

— Bien sûr que non…

— Alors…

— Alors quoi ?

— Si cet acte n’est pas raisonnable, c’est qu’il a été commis par un fou. Les faits qui précèdent te donnent-ils l’impression qu’ils sont animés par un fou ?

— Sûrement pas…

— Donc cet acte fou ne l’est qu’apparemment, il cache un motif secret, un motif puissant…

Le petit lutin la boucle… Mois je suis toujours planté sur le trottoir. Un soleil pour noces et banquets ruisselle sur les bourgeons du parc Monceau.

Et comme cela se produit d’ordinaire, la bonne vieille vérité m’apparaît… Du moins un morceau de vérité… Je comprends pourquoi le quelqu’un mystérieux est allé brûler ce mouton…

Je reviens chez la concierge. J’ai l’air de l’écœurer. M’est avis que je vais lui servir de prétexte et qu’elle va boire pour m’oublier…

— Vous avez le téléphone ?

— Comme une reine, déclare-t-elle.

Je fais un effort d’imagination pour me représenter Marie-Antoinette en train de téléphoner. Cet anachronisme ne me fait même pas rigoler…

— Vous permettez ?

— Allez-y, c’est quarante balles !

Je lance un jeton sur sa table. Et je compose le numéro du docteur André.

Il décroche lui-même…

— C’est encore moi, lui dis-je…

— Salut, commissaire, comment allez-vous ?

— Très bien. La marijuana me tente !

Il rit…

— Écoutez, doc, je m’excuse d’être toujours pendu après vous, mais depuis quarante-huit heures je ne suis pas dans mon état normal. J’ai mis le nez dans une affaire qui ne me paraît pas catholique et l’imminence de mon départ pour les États-Unis me rend nerveux…

Il me laisse parler, sachant bien que je vais lui demander quelque chose…

— Docteur, ne riez pas, c’est à cause de cette tête de mouton… Je n’arrive pas à croire que quelqu’un ait fait des kilomètres en pleine nuit pour aller la brûler…

— Cela me paraît pour le moins bizarre à moi aussi, convient-il.

Je me réjouis en pensant qu’il est accroché. C’est très bon pour la réalisation de mon projet.

— Voilà l’idée qui m’est venue… Supposez que ce quelqu’un ait brûlé un cadavre dans la chaudière… Ou plutôt qu’il ait un cadavre humain à y brûler… Il se dit que cela va faire beaucoup de fumée, que cela va sentir mauvais, que cela va laisser des traces suspectes…

— Oui ?…

— Ce quelqu’un est malin. Il se munit d’un cadavre de mouton…

— Alors ?…

— Alors il allume une grosse chaudière de chauffage central… Il la pousse à fond et il brûle son cadavre humain… Il veille à ce que cette combustion soit parfaite, totale… Puis, lorsqu’il a fini cette sale besogne, lorsqu’il a bien vérifié les cendres, qu’il les a bien pilées, il brûle le cadavre du mouton sans y apporter autant de conscience, si j’ose employer un tel mot… Ce second corps brûlé n’est là qu’en trompe-l’œil… Si la police par hasard a vent de quelque chose, si elle s’inquiète de cette séance de « colombarium » à domicile, elle fera des prélèvements… Et que trouvera-t-on dans la chaudière ? Des vestiges de mouton… Et il y a quatre-vingt-dix chances sur cent pour que la police n’insiste pas… Brûler un mouton n’est pas un délit.

— Votre raisonnement se tient debout, admet-il…

— Je suis bien aise de vous l’entendre dire…

— Et vous voudriez que j’aille farfouiller dans les cendres de la chaudière avec vous ?

— Vous êtes suprêmement intelligent, docteur…

— Et comme ça urge, à cause de ce fameux départ imminent, vous aimeriez que nous y allions tout de suite ?

— Je passe vous prendre immédiatement, doc… Et si jamais je deviens ministre de l’Intérieur un jour, je vous ferai voter une médaille qui vous descendra jusqu’aux genoux !