Ne remuez jamais que la cendre de vos souvenirs
Il est charmant, André. Il connaît un tas de choses et il vous en fait profiter. Le voyage jusqu’à Goussenville est un enchantement pour mes oreilles. Nous ne parlons pas de « l’affaire », mais d’un tas de trucs plus ou moins quelconques.
Comme je prends les virages à quatre-vingts il me dit :
— San-Antonio, pensez un peu à votre passager lorsque vous conduisez et dites-vous bien que la vitesse ne grise que celui qui la crée…
Et comme dans une ligne droite je franchis le cent vingt :
— Vous savez qu’à partir de cent à l’heure on parcourt vingt-huit mètres à la seconde ? Or il vous faut au moins vingt secondes pour vous arrêter… Supposez qu’un obstacle imprévisible se dresse à quelques mètres de vous ?
Je blague.
— Ah ! ça va, toubib ! Vous allez me dégoûter à tout jamais de la voiture si vous continuez !
— Je ne cherche pas à vous dégoûter de la voiture, assure-t-il, mais de la vitesse. Notre vie est tellement fragile que je trouve superflu d’augmenter les risques, vous comprenez ?
— Je comprends, doc…
— Surtout, fait-il, ne croyez pas que j’aie peur, car moi j’ai une Salmson avec laquelle je grimpe jusqu’à cent quarante au compteur !
Là-dessus nous éclatons de rire.
Je mets une heure et quelques broquilles pour faire le voyage. Lorsque nous stoppons devant la propriété il y a dans tout le patelin de réconfortantes odeurs d’omelettes qui me font songer que midi est une belle heure… Mais il n’est pas question de becqueter, loin de là !
Cette serrure m’est déjà familière et je l’ouvre aussi aisément que si j’en possédais la clé véritable…
Rien n’a bougé depuis ma visite d’hier. J’entraîne le docteur André à la cave jusque devant la chaudière.
— Trouvez-moi un drap de lit, dit-il… Nous y récupérerons les cendres, et nous irons les examiner à la lumière, ici l’éclairage est nettement insuffisant.
Je cours chercher ce qu’il me demande… Nous raclons soigneusement le foyer de la chaudière, son cendrier et nous récoltons un gentil tas de cendres que nous coltinons jusque sur la table de la cuisine. J’ouvre tout grands les volets de celle-ci et nous obtenons une sorte de laboratoire de fortune fort estimable…
André ouvre une trousse dont il s’est muni. Il enfile des gants de caoutchouc, prend une boîte de fer plate, une pince, une loupe et se met à examiner les résidus récupérés dans la chaudière.
Il procède lentement. Parfois il s’arrête devant des scories carbonisées et les étudie comme un agent secret étudie la carte du bled où on va le parachuter. Il murmure :
— Coke…
Tout à mon idée de cadavres brûlés je demande :
— Comment, coq ?
— Charbon…
— Ah…
Il extirpe un minuscule morceau de quelque chose pas plus gros que le remontoir d’une montre.
— Tiens, dit-il… Voilà une esquille d’os…
Il se penche, loupe en main, saisit un petit appareil qui ressemble à un pied à coulisse. Il prend des mesures bizarres… Il hoche la tête…
Moi, impuissant comme un chat taillé qui assiste à une partouse, je ne peux que scruter son visage dans l’espoir d’y lire du nouveau…
— Mouton, murmure-t-il enfin…
Il continue à fouiller la poudre grise, grumeleuse… Il fait d’autres trouvailles… Et soudain il pousse un petit sifflement qui me fait sursauter…
— Regardez ça ! ordonne-t-il…
Je lui prends sa louche des mains et je scrute désespérément ce qu’il me tend, une espèce d’éclaboussure jaune pâle…
— Qu’est-ce que c’est que ça ? Du mouton ou de l’homme ?
Décidément il a le don de m’ahurir.
— Ni l’un ni l’autre, dit-il, c’est de l’or…
— De l’or ?
— Oui, une dent !
— Vous êtes certain ?
— C’est même une molaire… L’or a fondu mais l’empreinte générale subsiste, regardez de très près.
— Maintenant que vous me le dites, je vois…
Il continue toujours son examen.
— Oh ! Oh !
— Quoi encore, toubib ?
— Voici une autre dent, une dent qui n’a jamais appartenu à un mouton…
— Donc j’avais raison ?
— Il me semble !
J’exulte… Vraiment je me sens le gros triomphateur… Ainsi mes cellules grises ne sont pas atrophiées…
— On pourrait emporter le contenu du drap à Paris pour un examen plus approfondi, vous ne croyez pas, docteur ?
— Bien sûr, attendez…
Il a pêché un autre petit morceau d’os…
— Ce doit être un fragment humain, annonce-t-il…
Il n’a pas achevé sa phrase que nous nous retournons… Nous nous retournons car la porte de la cuisine vient de s’ouvrir… Et un chien pénètre en grondant dans la pièce…
— Tiens, fait le médecin légiste, d’où sort-il, celui-là ?
Je bigle le cador.
C’est un superbe boxer que je crois reconnaître. Du reste lui aussi m’a reconnu car il me regarde avec un air incertain…
— Il a reniflé le cadavre, dit paisiblement le médecin…
— Le cadavre… ou le flic ! je lui réponds.