Ne parlez jamais la bouche pleine
Je m’apprête à aller jeter un coup d’œil dehors lorsque la porte s’ouvre en plein et le docteur Bougeon paraît.
Il est plus pâle que jamais. Cette fois il ne porte plus sa vieille veste d’intérieur, mais un pardessus de demi-saison couleur de murailles…
Il a le regard fiévreux et il est tremblant. Je vois frémir ses joues comme les flancs d’un animal effrayé.
— Ah ! fait-il simplement, en nous regardant…
Ses yeux brillants se posent alternativement sur André, sur moi, sur le tas de cendres…
— Ah ! redit-il…
Je ne peux définir s’il est consterné ou soulagé de me trouver là… Il esquisse un léger mouvement de recul et s’immobilise.
— Que… que faites-vous ici ? demande-t-il.
— Nous sommes à la pêche, docteur…
— Qui est-ce ? me demande André à voix basse.
— Un confrère à vous, fais-je, et le propriétaire de la maison…
Revenant à Bougeon, je poursuis :
— Nous pêchons le cadavre. C’est un sport d’un genre assez particulier… Au fait, vous pourriez nous aider… Un toubib de plus ne serait pas de trop car la besogne est rebutante et moi je ne peux pas être d’un grand secours au docteur André ici présent… La règle du jeu ? Elle est simple… Vous prenez une poignée de cette cendre prélevée dans votre chaudière de chauffage central et vous essayez de délimiter ce qui appartint à un homme et à un mouton… On met l’homme à droite, le mouton à gauche et le charbon au milieu… Absolument étourdissant !
J’ai bien envie de faire breveter le truc, il y a de l’argent à gagner… De quoi tuer le jeu de Monopoly !
Il est toujours aussi neutre, aussi sombre, aussi défait…
— Eh bien ! alors, dites-nous quelque chose ! fais-je…
Et comme il se tait :
— Je m’excuse d’avoir pénétré chez vous d’une façon un peu… cavalière… Dans la police, vous savez, on ne s’occupe pas toujours de la loi… Nous l’appliquons surtout aux autres…
Mais j’ai beau me faire mousser le pied de veau il reste muet comme une carpe…
— Oh ! à propos… Avez-vous une idée de l’identité de la personne qui a été brûlée dans cette chaudière ?
Alors il murmure d’une voix blanche :
— C’est ma fille…
Puis il ressort sa main droite de la poche du pardessus, je vois illico qu’elle tient un revolver. Le temps de compter jusqu’à deux et j’ai déjà cramponné le mien.
— Pas de coup fourré ! lui dis-je… Jetez ce revolver, docteur ou il vous arrivera un malheur. Je tire vite et juste… Il y a dans la chambre de ma brave mère une médaille d’or qui l’atteste !
Mais j’ai tort de m’inquiéter, Bougeon ne songe pas du tout à nous menacer… Lentement, lentement, il lève son arme… Il la dirige vers sa tempe…
Je pige tout, je me précipite en hurlant :
— Faites pas le zouave !
Mais la détonation éclate avant que j’aie pu intervenir. Alors je m’arrête et je regarde… Le médecin a un grand trou rouge dans la tempe. On ne voit plus ses yeux révulsés… Le sang pisse à travers l’âcre fumée… Il titube puis ses jambes fléchissent et il s’écroule sur le carrelage de la cuisine exactement comme si on lui avait lâché une rafale dans les pattes.
Le boxer me bouscule et bondit sur le cadavre agité de spasmes. Le chien, en gémissant, se met à lécher le sang coulant de l’affreuse blessure.
Je me tourne vers André. Il n’a pas bougé de son siège, tient sa loupe de la main droite et s’en tapote le bout du nez…
— Il a une façon de souhaiter la bienvenue à ses visiteurs, fais-je…
Mais le calembour sonne creux comme l’estomac d’un fakir ou le crâne de Martine Carol.
Je me penche sur Bougeon.
— Il est mort, hein ? dis-je à haute voix.
André vient me rejoindre.
— Oui, dit-il…
Alors je me fous en rogne pour la dix-millième fois.
— Le salaud ! hurlai-je, sans le moindre respect pour le mort. Il aurait pu parler un peu avant de s’envoyer dehors ! Venir se faire péter le but devant les flics c’est de la provocation, ça ! J’aurais des actions chez saint Pierre, je lui en ferais choper pour cent mille ans de purgatoire de plus !
— Pourquoi diantre a-t-il agi ainsi ? demande André.
— Ah ! si je pouvais le savoir… Je suppose qu’il a été commotionné en nous trouvant chez lui… Il devait en avoir sur la patate et il a compris que tout était foutu…
— Il y a aussi une chose, murmure le légiste.
— Et laquelle ?
— Je regardais cet homme… Il était drogué jusqu’au trognon… Vous n’avez pas remarqué ses pupilles dilatées, son air hagard, son teint blême ?
— Si, mais…
— Cet individu était en état second… À cheval entre son rêve et la réalité… Il s’est suicidé presque accidentellement, comme tombe un somnambule brutalement réveillé.
— Marijuana ?
— Peut-être ! je saurai ça plus tard…
— Doc, fais-je soudain, l’heure tourne, nous préviendrons la gendarmerie au passage, mais je dois partir car mon patron m’attend à l’Usine.
— J’espère qu’il attendra une demi-heure de plus et que nous aurons le temps de nous envoyer un steak pommes frites en cours de route ?
— Eh bien ! on peut dire que la vue des cadavres ne vous coupe pas l’appétit ! fais-je…
— Il n’y a que ma mort à moi qui puisse me le couper, assure André.
*
J’admire la façon artistique dont André pèle sa poire en utilisant, pour ce faire, sa fourchette et son couteau.
Nous avons briffé sans piper mot… Maintenant, j’éprouve la tiédeur des digestions confortables…
— Et de quatre ! dis-je.
J’ai parlé pour moi. Mais mon compagnon me regarde avec curiosité.
— Vous dites, cher ami ?
J’atterris.
— Je disais « Et de quatre » en pensant au docteur Bougeon. Voyez-vous, doc, j’ai un beau matin, tout à fait par hasard, mis le nez dans un drame à cinq personnages… Et sur ces cinq personnages quatre sont morts… Il y a d’abord eu Balmin, l’antiquaire ; puis Parieux, son collègue et ami ; ensuite la fille de Bougeon — de son propre aveu — et enfin Bougeon soi-même… Il ne me reste plus à me mettre sous la patte qu’un petit pédé… Et encore il est en fuite…
Je résume posément tous les faits, dans leur ordre chronologique.
— Balmin est mort avec la participation de Parieux… La voiture truquée de celui-ci en est la preuve par neuf…
— En effet.
— Et malgré tout, Parieux avait peur… De toutes les questions que j’ai à me poser, celle qui m’occupe le plus l’esprit c’est celle concernant le fameux « Au secours »… Pourquoi avait-il peur tout en étant au moins complice du meurtre bizarre de son collègue ?
— Il avait raison d’avoir peur puisqu’il est mort le lendemain, remarque André.
— Je me suis dit cela… L’histoire du lait… Étrange, hein ! Parieux ne pouvait se coucher sans avoir garé sa voiture, sa réputation d’homme soigneux nous le prouverait… Or, il n’a pas été drogué… On ne l’a pas attaché, il était très calme… Calme comme un véritable dormeur…
— San-Antonio, déclare André, avec toutes ces histoires, j’ai oublié de vous signaler une constatation que j’ai faite après l’autopsie… J’aurais dû m’en apercevoir plus tôt, mais vous étiez tellement pressé et je cherchais des traces de narcotiques !
Je frémis comme un vibrator.
— Dites vite, si vous ne voulez pas me voir claquer de curiosité !
— Peu de temps avant sa mort, Parieux avait fait l’amour…
Je regarde André pour voir s’il ne se fiche pas de ma tirelire.
Mais non, il est sérieux comme un conclave.
— Bon, fais-je, ceci confirme tout simplement que sa maîtresse était bien chez lui peu de temps avant sa mort… Et alors ?
— Et alors, si vous permettez, mon bon, j’ai ma petite théorie sur la façon non pas dont il est mort, mais dont il a pu mourir…
— Je vous écoute ardemment, doc…
— Vous faites l’amour quelquefois, San-Antonio ?
— Mettons très souvent et n’en parlons plus…
— Bon… Quel est votre comportement immédiatement après ?
Je me fends la gueule.
— Quelle curieuse question… Après ! Mais après, doc, je rentre chez moi, comme tous les Français !
— Ne plaisantez pas… Vous flemmardez un peu au lit, histoire de récupérer, non ?
— Oui…
— Vous rêvassez, non ?
— Oui…
— Vous ressentez la tristesse animale dont parle la fameuse citation latine ? Non ?
— Oui…
— Tous les hommes sont ainsi…
— Ah oui ?…
— Ben voyons… Donc, il n’y avait aucune raison pour que Parieux diffère…
— Aucune…
— Disons que Parieux a fait l’amour, puis qu’il s’est reposé, flottant dans ce vague masculin… Sa compagne se lève, elle met la radio en sourdine, puis passe dans la cuisine ou elle ouvre tous les robinets du gaz…
La radio empêche Parieux d’entendre le petit sifflement du gaz…
— Et la fille, pendant ce temps ?
— La fille ? Elle fait du bruit dans la cuisine, dans le cabinet de toilette… Elle se manifeste de manière à créer une ambiance quotidienne, une atmosphère normale…
Parieux ne sent pas le gaz… Il est un peu assommé par l’amour…
J’opine du bonnet (et non pas de cheval, comme ne manquerait pas de dire Breffort).
— Très ingénieuse, votre théorie, doc… chapeau… Mais, dites voir un peu… Et la fille ? Elle n’est pas incommodée ?
— Non, fait André, elle ne l’est pas si elle s’est munie d’un masque à gaz… Des masques à gaz on en trouve partout… Les greniers en sont pleins… Elle attend… Puis, lorsque Parieux a sombré dans l’inconscience, elle fait bouillir un demi-litre de lait…
Je ricane…
— Elle allume une allumette dans cette pièce pleine de gaz ? Jolie explosion…
Ça me fait plaisir de le prendre en défaut.
— C’est vrai, reconnaît-il… Alors elle a fait bouillir le lait avant d’ouvrir tous les robinets… Elle a attendu qu’il se déverse sur la cuisinière… Puis elle a éteint la flamme… Ensuite elle a fait ce que je vous ai dit précédemment… Avant de partir elle a fermé les autres robinets, ne laissant ouvert que celui sur lequel se trouvait la casserole de lait…
Je sens qu’il a raison, André… À mesure qu’il jacte ça fait le cinéma en relief dans mon crâne.
— Bravo, m’écrié-je, vous êtes le nouveau Sherlock…
Il a une petite moue amusée…
— Rien ne prouve que j’aie raison, c’est une hypothèse et je suis particulièrement bien placé pour savoir que rien n’est plus fragile !
— Tout de même les choses ont dû se passer comme ça…
Je poursuis :
— Bon. Et après ? Pendant que vous y êtes, docteur, dites-moi la suite, c’est passionnant…
— Après ? fait-il…
— Oui, la fille est revenue ici, à Goussenville… Dans la nuit, seulement elle n’était pas seule… Quelqu’un l’accompagnait. Ce doit être Jo…
— Mais vous venez de me dire que Jo n’est pas sorti de l’immeuble ?
— Probable qu’il a un système particulier puisqu’il a réussi à foutre le camp !
— Évidemment… Alors il serait venu ici avec la fille, l’aurait tuée, brûlée ?…
— Ça vous choque ?
— Oui, à cause du mouton. Le mouton, c’est une très belle idée. Mais c’est une idée qui implique la préméditation, vous ne pensez pas ?
— Fatalement…
— Quand on est un brave petit citadin, on ne se procure pas un mouton comme on se procure une cravate… Si Jo nourrissait de telles pensées, il a dû agir avant, de façon à avoir l’animal sous la main…
— Bien sûr…
— Sous quel prétexte alors aurait-il amené la fille ici, en pleine nuit ? Je sais, ils étaient complices, mais ceci n’explique pas le voyage.
— Peut-être avait-il quelque chose à cacher ?
— Ou bien un rendez-vous ?
— Ou bien un rendez-vous, oui…
— Avec le docteur, par exemple ?
— Pourquoi pas ?
— D’autant que pour faire entrer un corps dans une chaudière il faut préalablement le découper. Qui donc mieux qu’un boucher ou un médecin accomplirait mieux cette répugnante besogne ?
— Voulez-vous dire que Bougeon aurait aidé à l’assassinat de sa fille ?
— On a vu des choses plus extraordinaires…
— Il l’aurait découpée ?
— Enfin, comment savait-il que c’étaient ses cendres que vous tripatouilliez ?
André réfléchit un long moment :
— Et tout cela dans quel but, commissaire ? Avez-vous mis en pratique le vieil adage : « Cherchez à qui le crime profite ? ». À qui pouvaient profiter ces crimes successifs ?
— Au docteur ?
— En ce cas, comment ? Qu’il tue Parieux, ça se comprend puisque, paraît-il, il le haïssait… Mais pourquoi Balmin… Balmin avec l’assistance de Parieux ? Pourquoi sa fille ?
— Oh ! marre ! je ronchonne. Ma chaudière à moi va exploser si je continue à tourniquer là-dessus comme un corbeau autour d’une charogne.
— Vous étudierez cela à votre retour des États-Unis, à moins que vos collègues ne parviennent à mettre la main sur le petit pédéraste et que ce dernier n’avoue…
Nous nous levons de table… L’aubergiste se casse en deux et nous escorte jusqu’à la porte.
— Au plaisir, messieurs, nous dit-il…
Au plaisir ?
Comme je m’apprête à prendre place dans la voiture, une voix crie :
— Commissaire ! Commissaire !
Je regarde et je vois radiner un taxi parisien, un vieux G7. Le corps engagé à l’intérieur, il y a Chardon… Un Chardon gesticulant, excité, semant des cacahuètes et des postillons.
Le taxi stoppe.
— Vous êtes ici ? fait le gros flic. Je suis sur les traces du docteur. À peine avais-je commencé ma faction devant son domicile qu’il est sorti. Il est grimpé dans sa voiture et il est parti. Il n’y avait pas de taxi en vue… Je suis alors monté chez lui. Une femme de ménage m’a dit qu’il était parti comme un fou en lui disant qu’il allait dans sa propriété de Goussenville… Moi j’ai réquisitionné un taxi, mais ces tacots vont tellement doucement…
— Eh bien ! ne te fatigue pas, fais-je… J’ai vu le toubib, il est mort. Il s’est tiré une balle dans le crâne… Fais le nécessaire… Que personne n’entre dans la maison… Surtout pas les gendarmes…
— Tué ! balbutie Chardon.
— Oui, lui dis-je en débrayant, tu vois : encore une mort naturelle !