Où il est question de l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’os !

Je prends le verre de scotch que le barman ensommeillé mais correct dépose devant moi et je le siffle d’un trait.

Brandon boit le sien aussi, mais lentement, poliment. Enfin je le regarde et j’éclate de rire.

— Vous m’avez reconnu ? dis-je.

Il a un sourire bref.

— Non, fait-il… Mais lorsqu’un chef de la police française m’a demandé d’envoyer un prêtre pour assister Rolle, j’ai tout de suite pensé que ce prêtre-là aurait de larges épaules et qu’il n’aurait pas des manières d’ecclésiastique.

« Je ne me suis pas trompé. Je sais qu’il y a dans les services secrets français un commissaire San-Antonio qu’on charge des missions hors série… Je sais que ledit commissaire est un franc buveur et qu’il n’a pas la langue dans sa poche, comme vous dites en France…

Il lève son verre.

— À votre santé, monsieur le commissaire…

J’hésite.

— À la vôtre. Brandon, on peut remettre ça ?

Mon collègue fait claquer ses doigts. Le barman marche au geste. Bientôt j’ai la possibilité de tremper ma trompe dans un godet grand format.

— Ce voyage, demande mon compagnon, vous a-t-il enseigné quelque chose ?

Je hausse les épaules.

— Non, rien. Simplement, il a jeté en moi le doute…

— Le doute ?

— Oui…

— Quant à la culpabilité de Rolle ?

— C’est ça…

Il médite un instant. Il se tient très droit sur sa chaise avec cet air embarrassé du mec qui a accompagné sa souris dans un salon d’essayage.

— Je vais être franc avec vous, commissaire, dit-il. Honnêtement, je suis convaincu qu’Emmanuel Rolle était coupable. J’ai beaucoup vécu en France et, intérieurement, je déplore certains côtés rigoureux de notre justice. Cet homme n’avait pas tout son bon sens lorsqu’il commit cet acte de violence, pour tout vous dire il avait bu. J’ai moi-même enquêté là-dessus. J’ai interrogé l’aubergiste de Northampton chez lequel il a festoyé en compagnie d’une amie. Ce dernier m’a dit qu’ils avaient commandé deux bouteilles de Bourgogne.

— Et alors je demande, pour un Français, qu’est-ce qu’il y a d’extraordinaire là-dedans ?

Il me regarde et alors il sourit largement ; pour la première fois il paraît vraiment humain.

— Damné french boy !

Je me gondole itou.

— Deux bouteilles à deux, c’est ce qu’on prend comme café au lait le matin, de l’autre côté du Chanel, je lui certifie. Alors pas la peine d’en faire un monde…

Il redevient grave.

— Enfin, ivre ou non, il a bel et bien renversé le cycliste…

— Le cycliste l’a reconnu ?

— Oui…

— Comment va-t-il ?

— Mieux : quelques côtes enfoncées et une plaie à la tête…

— Rolle était seul ?

— Oui…

— Et la fille avec laquelle il a becqueté ?

— Il a quoi ? demande Brandon, ahuri…

— Bouffé, morfilé, morgané, mangé, quoi !

— Nous l’avons interrogée. C’est une ancienne condisciple de Rolle. Une demoiselle Auburtin, Martha Auburtin, préparatrice en pharmacie à Northampton…

— Ils étaient amants ?

— C’est possible, bien que l’un et l’autre aient assuré le contraire…

— Elle dit que Rolle était ivre en sortant de table ?

— Elle l’a juré devant le tribunal, en tout cas…

Je vide mon fond de verre sous le regard lourd du barman qui n’en revient pas de voir lichetrogner à cette cadence un brave curé.

— Parlez-moi du meurtre, Brandon…

Il se recueille parce que c’est un homme qui n’a pas l’habitude de s’acheter une paire de lacets sans avoir au préalable pesé le pour et le contre avec une balance de Roberval.

— Le maraîcher Harris passait sur la route au moment où l’accident a eu lieu. Il a pris Rolle en chasse. Sa camionnette neuve montait très haut au compteur, beaucoup plus que le petit cabriolet de Rolle. Il l’a dépassé et l’a coincé contre le talus.

« À tout hasard, il a saisi sa manivelle qui se trouvait sous son siège afin de tenir l’énergumène en respect. Mais Harris était un petit homme chétif et d’un certain âge. Rolle lui a sauté dessus, lui a arraché la manivelle qu’il brandissait et la lui a abattue sur le crâne… C’est du moins la version qu’il a donnée. Seulement le coup a été porté sur la base du crâne, ce qui implique que l’agresseur a tapé alors que sa victime était, soit penchée en avant, soit détournée…

— Il n’y avait pas de témoins ?

— Aucun, la nuit commençait à tomber et la route était déserte. À cet endroit elle traverse un bois de chênes…

Je fais un signe affirmatif…

— Et alors ?

— Rolle prétendit avoir frappé Harris de face. Pour expliquer la plaie derrière le crâne, il a fait remarquer qu’une manivelle d’auto est une ligne brisée…

Il me regarde.

— Rolle est remonté dans sa voiture et a regagné Londres. Trois heures plus tard il allait au commissariat central se livrer…

— Avez-vous vérifié son emploi du temps entre son arrivée à Londres et sa reddition ?

— Oui… Il est allé au cinéma…

— Au cinéma !

— Il a prétendu qu’il était comme hébété et qu’il a eu besoin de noir, pour réfléchir. Il est allé au Byron, cela a été vérifié.

Je ne vois plus rien à demander.

— Bon, dis-je, je vous remercie…

Je déboutonne ma soutane et je la donne au barman.

Il la considère avec effroi comme s’il s’agissait du scalp de son frère jumeau.

— Je voudrais laisser ça en dépôt, dis-je…

Mais il n’entrave pas plus le français que le gars San-Antonio ne jacte l’anglais.

Heureusement, Brandon sert d’interprète.

— Que comptez-vous faire ? demande-t-il…

— Je ne sais pas, fais-je… Renifler un peu…

Je pense à cette voix étouffée, venant de sous la cagoule noire… C’était déjà une voix d’outre-tombe. C’était la voix d’un mec costaud qui, brusquement, au moment de lâcher la rampe, voulait faire savoir au monde qu’il était innocent.

Car Emmanuel Rolle était innocent. Je vous parie douze cachets d’aspirine contre une place de Président de la République d’occasion qu’il n’a pas buté le mec… Dans sa cellule, dès le premier regard, j’ai pigé que ce petit gars n’était pas un criminel. Faites confiance au bonhomme, je reconnais les innocents comme les maquignons reconnaissent les chevaux panards.

— Brandon, dis-je, je vous remercie bougrement pour votre courtoisie, qui me prouve que la réputation du Yard n’est pas surfaite. Avec votre permission…

(In petto je pense : « Et même sans. »)

— … avec votre permission je vais jeter un coup d’œil à cette histoire, simplement afin d’avoir quelque chose de concret à sortir à mon chef. Une sorte de version française du drame, en somme.

Il approuve d’un hochement de tête. Il n’a pas du tout l’air sarcastique. Ce serait un Anglais qui viendrait chez nous parler de contre-enquête, on le traiterait de peigne-zizi, de puant et de va-de-la-gueule… Mais lui, au contraire, me donne raison. Il ne nie pas que je puisse trouver des truffes là où il n’a déniché que des champignons vénéneux.

— Vous seriez gentil de me donner l’adresse de la fille avec laquelle il a festoyé à…

— Northampton, complète en souriant Brandon.

— C’est ça… Ainsi que celle de l’hostellerie et de l’accidenté…

Il me rédige tous ces rancards sur une feuille de papier blanc, de cette écriture britannique droite et arrondie.

Il y joint même l’adresse d’Harris, la victime…

— Je vais vous inscrire mon numéro de téléphone, dit-il, si vous avez besoin d’aide, vous pourrez me joindre…

Nous sortons du club. Le jour rodaille à travers le brouillard. Les becs électriques ont un halo plus ténu, plus dilué…

Brandon me serre la pince…

— Je suppose que vous allez vous reposer un peu, dit-il. Allez à l’hôtel Wuich de ma part. Il se trouve près de la station « Elephant and Castle ».

— Merci…

Je lui tends la patte, on s’en serre cinq et me voilà tout seulard au milieu de la purée de pois.

Ce patelin, je vais vous dire, c’est exactement le dernier coin de la terre où j’irais porter mes pieds si je cherchais à m’expatrier. J’ai horreur du brouillard, moi… Mes éponges peuvent pas se contenter de vapeur. C’est lugubre et ça vous imprègne de tristesse jusqu’au plus intime du calbard.

Je danse d’un pied sur l’autre, indécis.

Vais-je suivre le conseil de Brandon et aller me fourrer dans une paire de draps, ou bien au contraire, dois-je décarrer sur le sentier tortueux de la guerre ?

J’opte rapido pour la seconde formule. Je n’ai pas sommeil et la petite cérémonie à laquelle je viens d’assister m’a chaviré le palpitant.

Je me mets à arpenter les rues désertes. Des voitures commencent à circuler. Tout est feutré et gris. Tout est sombre, hostile, farouche… Et moi je me sens comme le petit Poucet au milieu de la forêt après que les zoziaux eurent moufeté les miettes de brignole dont il marquait sa route…

Soudain j’avise un taxi en stationnement.

— Mande pardon, patron, je fais.

Le zig est un grand sec avec une tête comme un plumeau sans plumes.

Il a le regard chassieux.

Je réalise que je lui parle dans une langue qu’il ne connaît pas.

— Je ne parle pas français, récite-t-il avec un accent à découper au chalumeau oxhydrique.

— Et moi, I not speak english je déclare.

Ça le fait marrer. Lorsqu’il rit, on dirait que sa bouche va faire des petits.

Je me cramponne le bocal et je réfléchis.

— Je go to Northampton, dis-je enfin.

Comme dit un pote à moi : je suis polygone, j’habite Vincennes.

Le chauffeur me sort un grand baratin que je ne pige pas et il me fait signe de grimper dans son bahut.

Ça m’étonnerait qu’il me pilote jusqu’à la ville en question, mais enfin, il va peut-être me faire faire un bout de chemin.

Dix minutes plus tard, sa tire stoppe devant un édifice qui ressemble plus à une gare qu’à une pissotière.

— Northampton ! dit le grand mec.

J’ai pigé. Un crétin pigerait, y a pas de mérite !

J’allonge un biffeton d’une livre et il me rend la monnaie.

— Merci, dis-je en m’engouffrant dans la station.

La matinée est déjà assez avancée pour son âge lorsque je débarque à Northampton. Le brouillard s’est fait la valise ou alors il est resté dans la région londonienne.

Vous allez peut-être me traiter de menteur, mais je vous affirme qu’il y a des bribes de soleil sur les toits…

J’avise un policeman avec un casque à impériale et je lui demande l’auberge du « Lion Couronné ». Il me l’indique illico car c’est à deux pas, sur une petite place aux pavés bien égaux.

La ville est construite en briques rouges et, je ne sais pourquoi, me fait penser à Toulouse.

J’entre dans l’auberge. Il faut descendre deux marches. C’est d’un rustique coquet, pimpant. Ça sent la cire et l’encaustique pour cuivre. Ça sent aussi la bière.

Un patron grassouillet, mais avec la figure colorée comme une endive, se tient assis au fond de la salle basse. Il plume une oie.

Il me baragouine un salut obséquieux au milieu d’un nuage de duvet.

— Vous parlez français ? je demande…

Il secoue négativement la trombine.

Me voilà gentil. J’ai bonne mine de vouloir enquêter dans un patelin dont je ne comprends pas le langage.

J’ai l’air à ce point désolé qu’il se met à bramer à la cantonade :

— Mary ! Mary !

Une fille rousse, à l’air sournois, apparaît.

Le taulier me désigne en lui expliquant que je ne pige pas une broque à la langue de Shakespeare.

— Vous désirez ? demande-t-elle.

Son français est à peu près fumable.

— Voilà, expliqué-je, je fais partie de la police parisienne.

Comme preuve de ce que j’avance, je lui montre ma carte. Elle l’étudie très attentivement, avec le même soin qu’un douanier diligent.

— Que pouvons-nous pour vous ?

Elle explique à son patron de quoi il retourne. Lorsqu’il est affranchi, il fronce le sourcil.

— Je viens au sujet du jeune Français qui a été exécuté ce matin, fais-je…

— Oh ! yes, fait la servante. Je me souviens très bien…

— Il a pris un repas ici, le jour de son crime, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Il était avec une jeune fille ?

— Oui.

— Vous aviez déjà vu ce garçon et cette fille auparavant ?

— Il venait ici toutes les semaines, le vendredi… Ils faisaient un repas en tête à tête…

— Aviez-vous l’impression qu’ils… qu’ils s’aimaient ?

Elle rougit comme les fesses d’un nouveau-né.

— Je ne sais pas…

— Enfin, d’après leur attitude…

Elle secoue la tête…

— Non, ils étaient très corrects.

Je la regarde et je lui souris, histoire de la mettre en confiance, mais elle s’était fait porter pâle le jour où la fée Marjolaine distribuait la bonne humeur. Elle est renfrognée comme un pékinois.

— Aucun incident particulier n’a marqué ce déjeuner ?

Elle réfléchit.

— Non, aucun…

— Vous êtes certaine ?

— Oui…

— Voulez-vous demander à votre patron s’il a remarqué quelque chose ?

Elle se tourne vers le gros zig à la peau grise. Elle lui traduit ma question et je le vois qui se met à réfléchir.

Puis soudain, il commence à jacter à tout berzingue. Il en dit épais comme de la gelée de groseille. Il s’anime, ce qui est rare pour un Anglais… Je flaire du bon…

La servante a l’air surpris. Enfin, lorsque l’autre se bouche la valve, elle récite, docilement :

— Mr Benett — je comprends qu’il s’agit du gargotier — dit qu’au cours de ce repas, il y avait un homme assis à la table voisine de celle des jeunes gens. Il a bu de la bière. À un certain moment, le jeune homme français s’est levé pour aller acheter le journal dans la rue à un marchand qui passait. L’homme a lancé discrètement une boulette de papier à la demoiselle. Mr Benett avait le dos tourné, mais il a vu le manège dans la glace…

Tiens, tiens, voilà enfin du nouveau…

— Qu’a fait la jeune fille ? je demande.

La grosse enflure de taulier s’explique.

J’attends la traduction ; j’ai un peu l’impression d’être à l’O.N.U.

— Elle a glissé la boulette de papier dans sa poche. Lorsque son ami français est rentré, tenant le journal, elle s’est excusée et est allée aux lavatories…

Évidemment, pour lire…

Je me mordille la lèvre inférieure.

— L’homme est parti ?

— Presque tout de suite…

— Comment était-il ?

Elle va aux informations auprès du père plume-volaille. Celui-ci fait une description qui m’est livrée mot à mot. Le mec-lanceur de boulettes était grand, jeune, blond. Il portait un complet bleu marine et un gilet de daim marron. C’est tout ce qu’on peut me dire…

— Y a-t-il autre chose pour votre complaisance ? demande la môme.

J’ai envie de lui proposer quelques cours de français supplémentaires, histoire de parfaire son vocabulaire… Des cours du soir pour adulte, de préférence. Mais décidément elle est trop locdue, trop triste.

— Oui, dis-je, il y a une chose que vous pouvez faire pour moi, c’est une paire d’œufs au bacon !

Elle passe la commande en direct à son employeur. Ce dernier, du moment que je deviens client, s’active. Il me désigne une table près d’un grand poêle en faïence, une table coquette avec une nappe à petits carreaux rouges…

Je m’assieds et c’est avec une joie féroce que je crève les jaunes de mes œufs.

En mastiquant allègrement je fais un petit voyage à rebours. C’est de cette salle d’auberge anglaise, qu’est parti le drame… Vous haussez les épaules ? Parole ! mon renifleur n’est pas une betterave. Depuis le temps qu’on se fréquente vous devez savoir que lorsque je démarre sur une piste, même inconsistante, c’est que quelque chose ne tourne pas rond… Je me suis rarement gouré. Là, le boss avec son crâne déplumé et ses manchettes amidonnées a vu juste. Il existe une affaire Rolle. Une affaire beaucoup moins simple que ne l’a cru la police anglaise.

Je bouffe lentement mes œufs frits en regardant la table qu’occupait le mystérieux couple…