Où il est question d’une souris partie sans laisser d’adresse
« Chemist’s shop », mon tom-pouce français-anglais indique que ça se dit aussi « Pharmacy ». C’est pas ça qu’il y a écrit en caractères dorés au-dessus de la porte, mais le truc de chimiste que je viens de vous bonnir en respectant l’orthographe.
Je pousse le bec-de-cane et je trouve en face de moi une sorte de héron frileux habillé en blanc.
— Mr Standley ? je demande en m’efforçant d’attraper un accent anglais carabiné.
— Yes, me répond cet honorable commerçant.
— Parlez-vous français ?
Toujours ma petite question que je promène comme une sébile sous le nez des naturels d’ici. Faut dire que le petit dico dont je me suis armé pour me permettre de déblayer les barricades du vocabulaire, en cas de nécessité absolue, est un peu sommaire.
— Un petit peu, dit le pharmago.
— À la bonne heure !
Je le regarde. Non, ça n’est pas à un héron qu’il ressemble, mais à un pélican, car il porte un goitre volumineux sous le menton.
— Pourrais-je parler à Mlle Auburtin ?
Il ouvre la bouche et j’aperçois des chicots noirs qui ne font pas honneur à sa profession de marchand de pâte dentifrice.
— Elle m’a quitté ! dit-il…
Je sursaute vachement.
— Quand ?
— Il y a quelque temps. Elle n’est pas venue travailler un matin, elle m’a téléphoné que sa tante de Londres était très malade et qu’elle devait se rendre à son chevet. Une fois à Londres, elle m’a écrit en me disant que sa tante allait un peu mieux mais que, dorénavant, elle demeurerait auprès d’elle. Elle s’excusait et me donnait sa démission…
— Voyez-vous ça…
Il me regarde avec surprise.
— Puis-je vous demander qui vous êtes ? demande le pélican frileux.
— Je suis un policier français. En accord avec Scotland Yard, je fais une petite enquête au sujet de ce drame survenu il y a trois mois sur la route qui va à Londres, vous voyez ?
Il a dû avaler trois ou quatre pacsons de coton hydrophile qui lui sont restés dans le gosier. Il clignote des châsses en me biglant…
— Oui, fait-il, je suis au courant. Il s’agit d’un de vos compatriotes, n’est-ce pas ?
— C’est ça… Et il frayait votre souris…
Il se triture le corgnolon. De ses mains grêles, il masse sa gorge enceinte.
— Je ne comprends pas ce que vous dites, fait-il. Excusez-moi, mon français est très imparfait !
Je réprime mon hilarité.
— Cet Emmanuel Rolle fréquentait, voyait votre assistante, n’est-il pas vrai ?
Si je reste un poil de plus dans ce pays, je vais finir par apprendre le français, ce qui est un comble, car je suis obligé d’utiliser les termes les plus académiques de ma langue d’origine.
Le bonhomme fait un signe affirmatif.
— Il l’attendait, parfois, devant le magasin, dans un petit cabriolet noir.
— Souvent ?
— Pas plus qu’une fois à la semaine…
— Quel effet vous faisait-il ?
Il ne pige pas très bien…
J’explique :
— Quelle impression éprouviez-vous en le voyant ?
— Une impression favorable. Il était très gentleman, j’ai été very surpris en apprenant l’horrible chose…
— Votre assistante, Martha Auburtin, était-elle une fille sérieuse ?
— Sérieuse ?
Je constate avec surprise que nos mots, chez nous, s’installent, prennent leurs aises dans la conversation, tandis qu’à l’étranger ils sont enfermés dans leur sens littéral. Par exemple, sérieux veut dire grave à Northampton, et c’est tout.
Une fille sérieuse c’est une fille qui ne rigole pas, et non une fille qui n’a pas les jambes en brancards.
— Voyait-elle d’autres hommes ?
— Je ne m’occupais pas de sa vie privée…
— Cette discrétion vous honore, Mr heu… Standley, pourtant, de même que vous avez eu connaissance des relations Auburtin-Rolle, vous auriez pu, sans le vouloir, découvrir des relations Auburtin-X, vous pigez, pardon, vous entravez, Mr Standley ?
Il palpe son goitre comme on palpe un pneu de vélo que l’on gonfle. Mais la protubérance n’est pas à point car il hausse les épaules tristement et laisse retomber sa main.
— Non, je ne connaissais pas d’autres amis à Martha.
— Vous ne l’avez jamais vue en compagnie d’un homme jeune, grand, blond, portant un gilet de daim ?
Il réfléchit.
— Je ne crois pas.
— Vous n’en êtes pas certain ?
— Je ne me souviens pas d’un homme répondant à ce signalement.
— Bon. Martha Auburtin est une fille comment ?
— S’il vous plaît ?
— Est-ce une bonne employée ?
— Très bonne.
— Sur le plan travail ?
— Très travailleuse…
— En somme vous la regrettez ?
— Très beaucoup…
— Monsieur Standley, avez-vous encore en votre possession la lettre de démission de cette jeune fille ?
— Certainement.
— Puis-je vous demander de me la montrer ?
Il fait un signe affirmatif et s’éloigne dans son arrière-boutique. Tandis qu’il est absent, j’examine l’endroit. La « Pharmacy » est vieille comme les rues. Il ne doit pas y avoir lerche de clients dans ce magasin. Les rayonnages sont poussiéreux, les bocaux sont constellés de chiures de mouches…
— Now, dit le goitreux, voilà la lettre.
Je me saisis du papelard et alors je rigole. Comme un gland je m’imaginais qu’elle était écrite en français. Inutile de vous dire que je ne pige rien de rien à cette missive.
— Puis-je la conserver ? je demande.
— Sorry, répondit-il, mais c’est une pièce dont je ne puis me dessaisir puisqu’elle m’apporte la démission de mon employée…
— Parfait. Mais gardez-la précieusement. Il se peut que la police anglaise vous la demande un de ces jours…
Il opine du bonnet.
— J’aimerais avoir l’adresse de Martha Auburtin…
— Je ne l’ai pas…
— Comment ? Elle ne vous la donne pas sur cette lettre ?
— Non, un oubli sans doute…
— En ce cas, donnez-moi son ex-adresse, celle d’ici.
— 14, Fidelity road.
J’inscris ça sur mon calepin-maison, celui qui a une couverture en moleskine noire.
— Très bien. Pardonnez-moi de vous avoir importuné, Monsieur Standley.
Vous vous rendez compte un brin de la façon dont je jacte, maintenant ? Quand je vais rentrer à Pantruche mes relations vont être siphonnées.
À propos de rentrer en France, il faut que je prévienne le chef, il doit commencer à croire que je me suis fait naturaliser english ou que le port de la soutane m’a converti.
Un grand coup de bada au père la pilule et je les mets. À trois pas y a un bâtiment avec « Post Office » écrit dessus. J’entre et à grand renfort de dictionnaire, je demande la communication avec Paris.
Il me faut un petit quart d’heure d’attente. Enfin j’ai la voix du boss dans les manettes. C’est pas que je la trouve radiophonique, mais, dans ce bled, elle me fait l’effet d’une douce musique de chambre.
— Allô, patron ?
— Ah ! c’est vous, San-Antonio, alors ?
— Eh bien ! ça y est, le petit copain a eu droit à sa cravate.
— Pénible ?
— Un truc de ce genre n’est jamais rigolo, mais ça ne s’est pas trop mal passé.
Je lui bonnis un compte rendu succinct de l’exécution. Je parle de son murmure suprême concernant son innocence. Je raconte l’histoire de la môme Martha, la petite pharmacienne qui se faisait payer à bouffer et à qui ses voisins de table lançaient des messages.
— Et comme par enchantement elle a disparu, vous ne trouvez pas ça bizarre ?
Un court silence. Lorsque le patron la boucle, c’est que ça se bouscule à son carrefour cérébral.
— Si, dit-il…
— Vous ne pensez pas, chef, que je pourrais m’occuper un peu de tout ça ? Je sais bien que le gars Emmanuel est viande froide maintenant, mais tout de même je bicherais si je pouvais découvrir la vérité.
— Vous croyez qu’il y a une vérité à découvrir ? demande-t-il.
Je le contre très sec.
— Je le crois autant que vous, patron.
Il ne dit rien. Il fout ça dans sa fouille avec son tire-gomme par-dessus.
— Écoutez, San-Antonio, murmure-t-il, je vous accorde quatre jours de vacances, si vous voulez visiter l’Angleterre…
— Merci, patron.
— Seulement, je vous recommande la discrétion et même la prudence. Là-bas, vous l’avez vu, on ne plaisante pas avec les gens violents. Souvenez-vous qu’en cas de coup dur je ne pourrais rien pour vous. RIEN !
— C’est entendu, chef.
— Inutile de me rappeler… Simplement soyez ici dans quatre jours.
Il raccroche.
Cet homme, je le connais comme si je l’avais trouvé à côté de moi dans mon berceau le jour où j’ai ouvert les yeux.
Il m’a envoyé ici parce qu’il avait pigé que ça ne carburait pas normalement. Seulement c’est un monsieur qui tient à son grade et il ne voudrait pas que son cher subordonné ait maille à partir avec la police britannique.
M’est avis que je vais devoir marcher sur la pointe des tiges.
Tout en gambergeant à ces détails intérieurs de la maison poulaga, je parvins à la Fidelity road que m’a indiquée la postière. Le 14 est un petit pavillon de briques à deux étages. Devant se trouve un jardinet grand comme le Larousse illustré. Une grille cerne le tout.
Je tire la sonnette.
Une fenêtre, presque immédiatement, s’ouvre au rez-de-chaussée…
La bonne dame qui encadre sa physionomie par l’ouverture devait me guetter. Elle a dû servir de modèle au mec qui a dessiné la vignette figurant sur les bouteilles de Marie Brizard. Elle est vieille, avec des cheveux abondants, surmontés d’un chignon posé sur le sommet de la tête comme une pomme. Peut-être que c’est Mme Guillaume Tell, après tout ?
— Excuse-me, dis-je courageusement. But I will speak with you…
Ceci éructé, je m’éponge en me votant des félicitations car je sens que mon anglais s’améliore à toute pompe.
La vioque n’y a pas compris grand-chose, pourtant ma bouille ne l’effraie pas car elle vient ouvrir. Elle me pose une question que je renonce à me traduire.
— I am french, je murmure avec un beau sourire… Parlez-vous français ?
Elle me fait risette.
— No…
Je fais claquer mes doigts.
Impossible de tailler une bavette dans ces conditions…
Ah ! je m’en souviendrai de cette enquête. Si un flic ne peut pas poser de questions, c’est la fin de tout. Il n’a plus qu’à aller s’acheter une canne à pêche chez le premier marchand du coin.
Mais la dame n’est pas la moitié d’une truffe. Comprenant que nous ne pourrons avoir aucune conversation et curieuse comme une pie, elle use du même subterfuge que le taulier du « Lion Couronné ».
Elle traversa la rue et appelle :
— Grace ! Grace !
Une fille apparaît. Y a que les filles qui parlent le français, décidément, de ce côté de l’île… Probable qu’elles tiennent à pouvoir discuter le bout de gras avec les petits potes de chez nous lorsqu’ils sont en vadrouille dans leur bled…
La mère Marie Brizard tartine. Grace descend et s’approche. C’est une souris comme vous aimeriez en rencontrer une lorsque vous sortez des Folies-Bergère, un soir que votre bonne femme est chez sa vieille mère.
Elle est mince, blonde, avec des petits seins qu’on a envie de recueillir dans ses mains en creux, comme des petits oiseaux tombés du nid. Elle porte les cheveux longs et pendants, à la Françoise Hardy, vous voyez ? Elle a un visage aigu, pas désagréable au fond, pas joli non plus, mais curieux. Ses yeux marron sont vifs et hardis… Sa voix est rauque et elle dépasse votre tympan pour couler dans vos veines.
Un gentil petit lot, franchement.
— Vous êtes Français ? questionne-t-elle.
— De père en fils, je rétorque.
— Mme Fig demande de ce que vous lui voulez ?
— J’aimerais parler à Martha Auburtin…
— Martha Auburtin n’est plus chez elle depuis plusieurs semaines.
— Je sais… Puis-je… obtenir sa nouvelle adresse ?
Grace pose ma question à la mère Fig.
— Mrs Fig n’a pas sa nouvelle adresse…
Je me rembrunis. Tout ça est bien étrange.
Cette souris qui s’esbigne un beau jour sur la pointe des pieds, sans crier gare, me paraît bien étrange.
— Qu’a-t-elle dît en partant ?
Petit à petit, j’apprends tout : Martha est rentrée du turf, un soir, très excitée. Elle était en compagnie d’un jeune homme pilotant une auto…
J’interromps ma narratrice.
— Vous l’aviez déjà vu ce garçon ?
— Non, jamais.
— N’était-il pas blond et ne portait-il pas un gilet en daim marron ?
— Si fait…
— Continuez…
Martha a dit à sa logeuse qu’elle était appelée au chevet de sa tante : — air connu, voir le pharmago goitreux ! Elle a fait rapidement sa valoche et elle a mis les adjas en disant au revoir. Trois jours plus tard, la Marie Brizard a reçu une bafouille identique à celle du potard : Martha demeurait chez sa tante… Elle disait à la mère Fig de conserver sa malle jusqu’à nouvel ordre et qu’elle l’enverrait faire prendre à l’occasion.
— Cette malle est toujours ici ?
Grace demande la réponse. C’est oui.
Cette conversation a eu lieu dans la petite rue. La logeuse me regarde avec gourmandise, souriant éperdument lorsque mes yeux tombent sur elle. Ma traductrice, au contraire, conserve son sérieux. Sa voix rauque n’arrête pas de me faire frissonner.
— Écoutez, lui dis-je, je suis commissaire de police à Paris, et je travaille ici avec l’accord officieux de la police anglaise. Je suis très handicapé parce que je ne parle pas votre langue… Aussi vous remercié-je pour votre précieux concours.
Elle a un bref signe de la tête.
— J’aimerais que vous expliquiez tout cela à cette brave Mme Fig et que vous lui demandiez pour moi la permission de jeter un petit coup d’œil à la malle de son ex-pensionnaire…
Grace baratine la vioque. C’est du gâteau. La logeuse pousse de petites exclamations très minaudières lorsque l’autre lui révèle ma profession.
Enfin, elle me fait signe de la suivre.
Je me tourne vers Grace.
— Puis-je encore abuser de votre temps, miss ? Il se peut que j’aie d’autres questions à poser à madame…
— Je suis en vacances, dit-elle…
Laconique, la gosse, mais gentille.
Nous franchissons la grille et filons le train à la mère Fig qui boitille comme toute une famille de canards…
La chambre de Martha est vide. La vieille explique par le truchement de sa jeune voisine qu’elle n’a pas retrouvé de locataire depuis…
Toutes les affaires de la jeune fille ont été par ses soins empilées dans une malle plate.
J’ouvre ladite malle et je me mets à l’inventorier soigneusement sous le double regard des deux mômes.
Elle ne contient que du linge, des chaussures, des objets de toilette.
Je tombe sur un vieux sac à main. À l’intérieur, il y a des épingles de sûreté, des papiers démaquillants, un tas de bricoles sans importance que la môme fourrait dans ce réticule dont elle ne se servait plus.
Je déballe néanmoins son contenu et bien m’en prend car, à l’intérieur d’une petite poche à fermeture éclair, je mets le nez sur un morceau de lettre. C’est la première moitié d’une bafouille ancienne, oubliée dans cette niche. Et je comprends pourquoi la gosseline l’avait déchirée, c’était pour conserver une adresse, bien que je ne pige pas l’english, je vois un numéro et je lis Custom Market.
— Pouvez-vous me traduire ceci, miss Grace ?
Elle s’empare de la feuille et lit :
Cher Mar, Je suis obligé d’aller à Londres demain, mais tu pourras le rencontrer 122 Custom Market, à l’heure prévue. Il aura ce qui t’intéresse. Au sujet du vieux, je crois que tu as tort de croire qu’il ne…
La baveuse s’arrête là…
Je dis à la môme Grace :
— Voulez-vous me la relire une fois encore ?
Docile, elle obtempère…
Qui a écrit cette missive ? Qui est le type dont le rédacteur a soigneusement omis de dire le nom ? Qui est le vieux ?
Enfin, j’ai toujours une adresse.
— Custom Mark, c’est loin d’ici ?
— Dans la banlieue… Un autobus y mène…
— Ça vous ennuierait de m’indiquer le chemin à suivre ?
Elle secoue la tête.
— Voulez-vous que je vous accompagne ?
La proposition est formulée d’un ton paisible.
Je la regarde, elle me regarde bien placidement.
— C’est très gentil à vous ; mais je ne voudrais pas abuser de vos vacances.
— Les vacances ici n’ont rien de très drôle, murmure-t-elle.
— Alors je suis votre homme.
Je toussote car avec la façon qu’ont les Anglais de tout traduire littéralement elle va croire que…
Je m’incline très bas devant la mère Fig. Elle jacasse comme une perdue et Grace ne se donne même pas la peine de lui répondre, ni de traduire…
J’ai idée qu’elle n’est pas près d’oublier mon intrusion dans sa bicoque, la Marie Brizard. Avant une plombe, tout le quartier saura qu’un french poulet est venu ramener son pique-bise dans le coinceteau.
Je referme la grille derrière moi.
Le ciel se bouche à nouveau et la nuit ne va pas tarder à nous tomber dessus avec sa chape de brume…
Putain de contrée !
Heureusement, la souris est gentille. Le bruit de ses hauts talons sur les pavetons, c’est une musique qui me plaît !