Où il est question d’un jardin, d’un mouchoir, d’un bouton et du reste

Nous sommes assis face à face dans un bus poussif. Autour de nous, c’est plein d’une population laborieuse qui regagne son clapier lisant les nouvelles qui ne la concernent pas avec des mines de clergyman triste.

Grace est gentille tout plein dans son imperméable. Elle a une chose qui me plaît énormément : cette gravité des Anglais.

Chez les autres, ça fait triste, mais à elle ça lui va bien. Comment vous expliquer, ça lui confère un petit côté romantique… Elle me plaît, cette gosse. Si elle n’avait pas l’air aussi sérieux, j’aimerais lui raconter l’histoire du petit gars qui apprenait à la fille du crémier à jouer au bilboquet-maison.

Je la reluque en loucedé. Elle se rend fort bien compte de la chose mais elle ne témoigne d’aucun sentiment.

— Vous connaissez cette Martha Auburtin ? je demande…

— Oui, dit-elle, à plusieurs reprises j’ai pris le thé en sa compagnie chez Mme Fig.

— Quelle sorte de fille est-ce ?

— Intellectuelle tourmentée…

— Jolie ?

— Très jolie, mais pas en admiration devant un miroir… Elle avait des idées sur tout, sauf sur la mode. Elle s’habillait à la diable, sans recherche, sans idée, même…

— Sérieuse ?

— Je l’ignore… En tout cas elle ne recevait personne chez elle.

Un pâle sourire égaie son visage crispé.

— Mme Fig ne l’aurait du reste pas toléré…

— Et vous ? j’attaque…

— Moi, quoi ?

— Que faites-vous, dans la vie ?…

Elle hausse les épaules.

— Je vis, dit-elle.

— Très bonne réponse, on dit un truc de ce genre dans le Roi de Thulé. Du moment que vous êtes en vacances c’est que vous exercez un métier, non ?

— Je suis secrétaire…

— Vous tapez à la machine ?

— Avec dix doigts, oui… Il y a au-dessus de ma tête un tube au néon, et sous mes pieds une carpette en caoutchouc…

Elle n’a pas du tout l’air satisfaite de sa condition.

— Où avez-vous appris le français ?

— Dans les livres, puis en France… Le système des correspondants au pair, vous savez ?

— Vous connaissez Paris ?

À la façon dont elle répond « oui », je comprends que non seulement elle connaît, mais encore qu’elle regrette.

— C’est gentil de m’accompagner. C’est par distraction ?

— Exactement.

C’est net, elle n’a pas du tout envie de se laisser baratiner.

J’essaie sournoisement de lui coincer une patte entre les miennes, mais elle se dégage doucement, gentiment presque, afin de ne pas me vexer…

Je bigle alors mon voisin de gauche. Il est morne comme un hareng pas frais… Il lit son canard en posant le nez dessus.

Je réprime un bâillement.

— C’est encore loin, Custom Market ?

— Non, prochaine station…

Je sors une cigarette de ma poche. Je vais pour allumer, mais elle me stoppe.

— Défense de fumer !

— Charmant, je bougonne, est-ce qu’on a au moins la permission de regarder les jolies filles ?

Elle détourne les yeux.

Ah ! l’Angleterre, je vous jure !

On longe le mur interminable d’une usine et on débouche sur une grande place sans vie où le brouillard coule comme du lait sale.

— Nous y voici !

Je m’efface pour la laisser passer et je saute du bus.

— C’est Custom Market ?

— Oui…

— Bon, il ne reste plus qu’à dénicher le 122.

Je n’ai pas fini de parler que je sursaute. Le hasard a bien fait les choses : l’arrêt de l’autobus est pile devant.

Je regarde la maison de briques, pareille aux autres, qui se dresse devant nous. Les volets sont mis ; aucune lumière ne filtre…

Au fond, pouvez-vous me dire ce que je viens renifler là ? Et, pendant que vous y serez, pourrez-vous me dire aussi ce que je maquille autour de la miss Auburtin ? Elle ne m’a rien fait, cette souris… Tout ça c’est du vent… Je ferais mieux de retourner to London et de cramponner le prochain zoiseau pour la France… Les petits bistrots de Paname, les bonnes voix de Paname, l’odeur de Paname, tout cela me manque d’une façon presque insupportable. Je suis comme un poisson d’eau douce qu’on larguerait en plein Atlantique. Je me sens mal à l’aise et perdu.

— Que faites-vous ? demande ma compagne.

Elle me met dans l’obligation d’agir par cette simple question.

Je tire sur la chaîne pendue à côté de la grille.

Une sonnette grelotte quelque part… Rien ne répond. Ce coup de sonnette c’est vraiment une formalité, car la baraque sent l’inhabité.

— Personne, fais-je.

— Nobody, répète-t-elle…

Je mets mes yeux dans les siens, perplexe.

Elle ne bouge pas, car c’est une fille qui respecte les hésitations d’autrui.

— Voulez-vous me rendre un nouveau service, miss Grace ? je demande.

Ses chasses répondent oui.

— Demandez donc aux voisins qui habitent cette maison, et tâchez d’accumuler le maximum de tuyaux sur le locataire en question… Ça ne vous ennuie pas de jouer les détectives ?

— Au contraire, ça m’amuse…

Elle a dû s’alimenter au Peter Cheney, cette momaque. La voilà partie, piaffant.

Machinalement, je chope la poignée de la grille et je tourne. Stupeur profonde : la lourde s’ouvre.

J’entre dans un jardinet coquet où l’herbe commence à réclamer la tondeuse…

Je gravis les deux marches du perron, je tabasse à la porte. Mes fesses ! C’est le grand silence…

J’essaie d’ouvrir mais y a pas mèche… Cette lourde-là est aussi fermée que l’esprit d’un gardien de la paix.

Je fais le tour de la cambuse : des clous ! Pas moyen d’introduire le moindre bout de regard à l’intérieur. Notez que j’ai mon petit Sésame sur moi — ouvre-boîte diplômé S.G.D.G. — seulement je me rappelle les paroles du chef : « Pas d’histoires ! Vous êtes en Angleterre et en cas de pépin je ne peux rien pour vous. » Donc je dois gaffer vilain pour tenir mon nez propre. Emmanuel Rolle m’a prouvé que les tours d’à-l’œil ne payaient pas.

Comme j’arrive derrière la cambuse, je découvre un mouchoir. Il est roulé en boule et porte des traces de rouge à lèvres. C’est un mouchoir de gonzesse.

Je le ramasse et l’examine ; il ne porte pas d’initiale. À tout hasard je le colle dans ma profonde.

Le derrière de la maison est constitué par un minuscule potager où en les serrant vachement on arriverait à planter une demi-douzaine de choux.

Je constate que l’on vient de remuer la terre et d’y faire des semis. C’est surprenant, étant donné l’abandon du devant.

Je reste debout devant ce jardinet.

Un haut mur l’entoure. Au fond s’élève un petit appentis. J’y vais. Quelques outils : une bêche, une pioche, un râteau… J’examine la bêche et je constate qu’elle est maculée, au manche, de taches noirâtres qui m’ont bel et bien l’air d’être du sang.

Je l’empoigne et je retourne dans le jardinet, juste à la planche de semis.

Le proprio va faire une drôle de cerise en revenant lorsqu’il découvrira que ses salades romaines ont été retournées. Du coup il le sera aussi.

San-Antonio, vous pouvez le constater, c’est un vrai chien de chasse. Il a le nez tellement creux que, sans forcer, on arriverait à y loger une famille de douze membres avec leurs meubles.

Voilà comme je suis, mes aminches : j’entre, je regarde, je hume et j’éprouve un picotement. Me voilà en train de jouer les chiens ratiers…

Un mec qui me verrait et qui aurait un appareil photo pourrait prendre un cliché pour servir de couverture aux graines Vilmorin.

J’ai un petit côté : « le jardinage chez soi » qui ravirait une vieille fille à marier.

Et je te creuse, et je te retourne la glèbe.

La glèbe !

Vous bilez pas si j’emploie des mots aussi calés, c’est uniquement un exercice de style !

La glèbe britannique ! Sujet de conférence pour les Annales.

Y aurait long à tartiner là-dessus. Et avec une suite, mes enfants ; une suite qui pourrait s’intituler : l’Angleterre, pays des morts étranges…

Aux suprêmes lueurs du jour — un jour tellement malade que ça ne vaut plus la peine d’en parler — je découvre un soulier de femme. Drôles de semis, hein ? Peut-être qu’on plante des godasses dans ce patelin, histoire de récolter des tatanes.

Seulement, lorsque je tombe sur le pied qui va dans la godasse, sur la jambe qui surmonte le pied, sur le corps qui surmonte la jambe et sur la tête qui couronne le tout, je me dis que, cette fois, plus la peine de se chercher des raisons. Le mec qui a planté ce corps dans son jardin n’attend pas qu’il monte en graine. Il a mis les adjas presto et sa carrée est à louer…

Je frotte une allumette et me penche au-dessus de la fosse. La souris défunte devait être jolie avant que les petits asticots s’occupent d’elle. Sans jeu de mot car il serait atroce comme on dit dans les milieux chics, elle a de beaux restes !

Comme l’allumette s’éteint j’entends un bruit de pas sur le gravier. C’est ma petite interprète qui la ramène. Elle me regarde avec surprise, s’avance et se penche au-dessus du trou à son tour.

— C’est Martha Auburtin, n’est-ce pas ?

— Oui, dit-elle…

Elle met la main devant sa bouche et se recule. Elle manque d’entraînement, Grace.

— Comment avez-vous deviné que c’est elle ? demande-t-elle.

Je montre le mouchoir.

— Voici un mouchoir que j’ai ramassé dans le jardin. Un mouchoir de femme. Il n’a aucune initiale, et il n’est pas parfumé… Un mouchoir de femme non coquette…

Elle approuve du bonnet et, pour la première fois depuis que je l’ai vue, quelque chose qui ressemble à de l’admiration se manifeste sur sa physionomie.

— Il faut appeler la police, dit-elle.

— O.K., fais-je, mais, s’il vous plaît, pas celle du bled. Je n’ai pas de temps à perdre avec des types qui m’interrogeront alors que j’ai, moi, tant de gens à questionner. C’est le Yard que je vais alerter, avec votre concours, du reste, puisque, décidément, je vous mobilise…

Je reporte les outils au fond du jardin, dans le minuscule appentis. J’y découvre un rouleau de carton goudronné et je l’amène près de la sépulture afin de la recouvrir.

Comme je commence ce turf, j’aperçois la main droite de la morte serrée contre sa poitrine. Elle paraît tenir quelque chose contre son sein. Je lui ouvre les doigts, ce qui est un sale travail car il me semble que je manœuvre une statue de marbre. Du marbre, non ! Plutôt du bois. Ça craque sinistrement, mais je parviens à lui arracher sa proie : il s’agit d’un bouton… Un simple bouton en corozo qui faisait partie de son tailleur et qu’elle a arraché je ne sais pourquoi, dans quel but ou par quel réflexe ?…

Je mets cet innocent bouton dans la poche de mon gilet.

— Bon, on peut se tailler maintenant, dis-je… Allons dans un pub pour téléphoner à Londres…

Grace marche tête basse.

— Elle a été assassinée ? demande-t-elle.

— J’ai tout lieu de le croire bien que je n’aie vu aucune plaie… Mais comme on n’a pas l’habitude de mettre dans son jardin les gens morts naturellement…

Il fait nuit noire et le brouillard a repris possession de cette partie de l’univers. Nous marchons côte à côte, abîmés en nos pensées…

Elle est à la hauteur, Grace. Dans un cas comme celui-ci, une autre souris aurait fait un méchant chabanais, se serait trouvée mal et aurait appelé à la garde !

— Ça vous fait une sale impression, non ? je demande brusquement.

Elle répond, d’un ton morne.

— C’est très pénible, en effet…

— Vous n’aviez jamais vu de morts ?

— Non…

— Mes compliments, vous avez bien tenu le coup…

« Au fait, vous avez obtenu des renseignements sur le locataire de la maison ?

— Oui…

— Je vous écoute…

— Il s’agit d’un certain Higgins. Il a loué le pavillon voici trois ou quatre mois. Il est voyageur de commerce et ne l’occupait presque jamais.

— Comment est-il, Higgins ?

— Taille moyenne. Il a les cheveux grisonnants.

— Il recevait des visites ?

— Martha quelquefois, et un jeune homme blond… J’ai compris à la description qu’on m’a faite qu’il s’agissait de Martha…

— Où travaille-t-il ?

— Les voisins l’ignorent. Il ne parlait à personne… Il venait, il restait un jour ou deux, puis repartait pour une semaine…

Il se déplaçait comment ?

— En voiture. Une Hillmann décapotable rouge vif…

— Bravo, je murmure, vous avez des dons certains, mon petit…

Elle a une petite moue de modestie.

Trois marches : nous poussons la porte d’un pub. Dans ce pays, il y a toujours des marches à monter ou à descendre pour accéder quelque part.

Nous nous installons au bar.

— Que buvez-vous ? je m’informe poliment.

— Comme vous, dit-elle.

— Moi ce sera du whisky…

— Moi aussi…

— Moi c’est un double.

— Alors deux doubles…

— Votre petit cœur est à l’envers ?

— Il y a de ça, oui…

Le barman nous présente deux verres dans lesquels il a laissé juste assez de place pour un cube de glace. Nous buvons avec délectation… Une musique douce joue en sourdine un petit air qui ne vient pas d’Amérique mais bel et bien de France… Ça me fait presque autant de bien que l’alcool…

— Si on téléphonait ? je suggère… Remarquez, rien ne presse, au point où en sont les choses…

Elle saute de son tabouret.

— Suivez-moi.

Nous pénétrons dans une étroite cabine au fond de l’établissement.

— Vous allez demander Scotland Yard, fais-je. Une fois que vous l’aurez, réclamez l’inspecteur Brandon, pour le commissaire San-Antonio. Je lui parlerai moi-même : il comprend ma belle langue.

Grace approuve. Elle se met à jacter à la standardiste.

Dans cette étroite cage de bois je me sens tout chose. La chaleur de la fille, son discret parfum, son odeur de blonde me montent directo dans le mirador.

Nos deux corps sont pressés l’un contre l’autre et je sens que si la communication tarde, il va arriver quelque chose dont la conclusion pourrait bien être une tarte sur la gueule du San-Antonio des familles.

Grace parle, se tait, jette un mot à nouveau… Sans doute, au Yard, lui dit-on de patienter…

Enfin, elle me tend l’écouteur.

La passoire d’ébonite a l’odeur de son rouge à lèvres… L’odeur de son haleine…

Elle veut sortir par discrétion, mais, me payant de culot je la retiens et la plaque contre la cloison. Elle ne bronche pas, n’a aucune réaction, simplement sa poitrine se soulève un peu plus vite, un peu plus fort.

— Allô ! lance une voix lointaine.

— Brandon ?

— Yes…

— Ici commissaire San-Antonio…

— All right ! Comment allez-vous, cher collègue ?

— Mieux que Martha Auburtin…

Il laisse glisser une caravane de pointillés. Puis :

— Il lui est arrivé malheur ?

— Plutôt… Elle est enterrée dans le jardin d’un certain Higgins, 122 Custom Market…

— Vous dites ?

Un peu soufflé, le serviteur de la première police mondiale.

— Comment avez-vous découvert ?

— Au pifomètre…

— Quel est cet ustensile ?

Je rigole.

— Une spécialité française, mon bon.

« J’ai voulu interviewer cette fille. Mais elle avait disparu. Je me suis donné la peine de la chercher. Et voilà. Seulement, soyez gentil. Je tiens à rester en dehors du coup, occupez-vous de cela. D’accord ? Mon temps est très limité et j’ai tellement de choses à voir pour aller jusqu’au bout.

— Qu’appelez-vous jusqu’au bout ?

— Jusqu’à la vérité. Je sais, et vous en avez la preuve, qu’il y a un truc carabiné sous ce banal accident causé par Rolle… vous verrez, Brandon. Vous verrez qu’on découvrira un vache pot aux roses, un de ces quatre…

— Un quoi ?

Je soupire… Non, décidément, je ne pourrai jamais m’acclimater dans ce patelin…

— Vous arrivez ici ?

— Immédiatement.

— Peut-être vous rencontrerai-je, dis-je. Vous descendez où ?

— Eh bien ! mais… à l’hôtel du « Lion Couronné », après tout…

— D’accord, si je ne puis y passer je vous laisserai un message, Brandon.

— Vous comptez partir ?

— Je ne sais pas…

— Puis je vous demander quels sont vos projets immédiats ?

— Boire un double scotch…

— Alors à votre santé, commissaire…

Je pose l’écouteur sur sa fourche.

Grace est toujours là, tout près, immobile, à respirer fortement.

Je la regarde comme un gars regarde une fille de qui il a envie.

Elle sent le danger et ouvre la porte. Nous sommes très rouges, l’un et l’autre, lorsque nous arrivons au bar.

— Deux doubles, dis-je d’une voix assurée pour cacher mon trouble.