Où il est question d’un garagiste qui connaît son métier et d’un mec surnommé San-Antonio ; qui ne fait pas toujours le sien !
Nous lichons nos glass en silence. L’heure tourne, le disque aussi et sûrement la calbombe de la môme Grace aussi car elle vide ses godets comme un brave. Mais elle tient le choc et ça n’est pas tout de suite qu’elle s’écroulera.
Moi, je fais un tour d’horizon en privé.
Jusqu’ici, j’ai trois personnages dans cette histoire : Martha Auburtin, la compagne hebdomadaire de Rolle ; le grand blond au gilet de daim qui semble avoir fait du contrecarre à ce dernier, et Higgins, le locataire de la maison dont le potager sert d’annexe au cimetière de Northampton.
De la première, je sais plusieurs choses ; qu’elle travaillait dans une pharmacie ; qu’elle n’était pas coquette, qu’elle a prétexté un départ subit et surtout qu’elle est morte.
Du second, je sais qu’il porte un gilet de daim marron et qu’il est jeune, grand et blond.
Du troisième, je sais qu’il s’est fait appeler Higgins et qu’il possède un cabriolet Hillmann rouge.
Avec ces détails, il va falloir que je poursuive mon petit bonhomme de chemin dans le brouillard, sans parler l’anglais…
Je tourne vers Grace un regard lourd de réflexions rentrées.
Bon, dis-je, il se fait tard. Je suppose que vous avez envie de rentrer chez vous, non ?
Elle ne me regarde pas mais répond :
— Non.
C’est sec comme un coup de trique.
— Enfin, bougonné-je, je ne vais pas vous trimbaler à mes trousses jusqu’à perpète, non ?
Bien entendu, elle ne peut traduire une phrase aussi particulière et dont aucun dictionnaire ne lui donnera jamais la signification, mais elle en perçoit le sens général.
— Si je vous importune, fait-elle, c’est différent.
Elle glisse de son tabouret.
— Bonsoir. C’était très intéressant.
Déjà elle se dirige vers la porte du pub.
— Hé ! Attendez ! crié-je… Vous n’allez pas vous mettre à faire des complexes ! Je ne demande pas mieux que de vous avoir avec moi, sans vous, maintenant, j’aurais l’impression de me trouver seul au milieu d’une tribu papoue.
— Alors ?
— Ben, seulement j’ai des scrupules…
— On m’a toujours dit que les policiers n’en n’avaient pas…
Elle ne se laisse pas monter sur les targettes.
— Voulez-vous parier que je suis l’exception confirmant la règle ? Mes scrupules font partie des convenances. Je me disais que, peut-être vous aviez quelqu’un qui vous attend.
— Personne ne m’attend.
— À votre âge, c’est anormal…
— Vous trouvez ?
— Et comment, je trouve !
— Mes parents sont morts…
— Et les garçons d’ici, ils font quoi, après le boulot, de la broderie ?
— Plutôt du ping-pong…
Je la boucle. Inutile de piétiner la virilité des naturels de l’endroit. Du reste, leur virilité, elle me paraît assez mal en point comme ça !
— C’est bon, fais-je. Suivez-moi.
En sortant du bar, je suis surpris par l’humidité. La ville n’est plus qu’une monstrueuse éponge. Je me fais l’effet d’un microbe paumé dans le poumon d’un pleurétique.
— Où allons-nous ? demande Grace…
— Attendez un instant, Trésor…
Il me vient une idée… Une idée motorisée…
— Les autos stationnent-elles dehors, la nuit ?
— Non, fait-elle, à cause du brouillard c’est interdit…
— O.K…
Donc, Higgins devait bien carrer son tréteau quelque part lorsqu’il pieutait ici ? Comme il n’y a pas possibilité de garer une voiture dans l’étroit jardinet, j’en conclus qu’il remisait son os dans un garage… Et certainement dans le garage le plus proche de son domicile, c’est normal, non ?
— Faites une chose, Grace, je murmure. Demandez au premier pignouf l’adresse du plus proche garage…
— Entendu.
Avisant un policeman en faction à un carrefour, elle lui pose la question. Le flic se met à tendre le bras en proférant des paroles certainement précises.
— Venez, me dit Grace lorsqu’elle a remercié le zig d’un bref thanks.
Ça s’appelle le garage Excelsior, comme n’importe où !
C’est un garage de dimensions assez modestes.
Grace m’entraîne vers un box vitré, sur la droite.
On voit de la lumière. Là-dedans, il y a un petit type brun au nez busqué qui fume des cigarettes en potassant un catalogue.
Je frappe.
— Come in ! lance le type.
J’entre dans l’aquarium. Il y fait chaud et ça sent bon le pneu neuf. Ça me flanque la nostalgie de ma bagnole.
— Good night, fais-je.
Je me tourne vers Grace.
— Voulez-vous demander à monsieur s’il a eu un Higgins comme client ?
Un éclat de rire retentit. C’est le garagiste qui se fend le parapluie.
— Sans blague ! crie-t-il, un Français !
Il a l’accent de Belleville.
T’es Français ? je demande, ahuri…
— Un petit peu, mon neveu !
On s’en serre dix sous les yeux surpris de la jeune fille.
Le gars se raconte de haut en bas : il est venu ici après Dunkerque, une balle dans la cheville l’avait rendu bon à nib pour la castagne. Il a été soigné à l’hosto de Northampton par la fille d’un garagiste, une gonzesse choucarde qui lui plaisait. Comme il aimait les taches de rousseur et la mécanique, il l’a épousée toute vive. Depuis, le vieux a canné et il est propriétaire du garage.
— Moi, tu vois, dit-il, je suis comme les castors, j’ai fait ma maison avec ma…
Je l’interromps presto afin d’éviter à la môme Grace de jouer la grande scène de la pudeur.
— Et toi ? demande-t-il.
Je lui montre ma carte.
— Merde ! fait-il. Un poulet !
Il se reprend presque aussitôt.
— Vous m’excuserez, commissaire.
— Oh ! fais pas de giries parce que je suis de la grande maison, mon pote. En ce moment y a deux gnaces de Pantruche qui se congratulent…
Je le botte.
— Amène-toi, dit-il, péremptoire, on va déboucher un petit Pouilly. Je le fais venir directo de la propriété. Tu verras, c’est pas de la tisane.
Et nous voilà partis à travers les voitures, jusqu’aux appartements de mon compatriote ; lequel, soit dit entre nous, s’appelle Alexandre Tupin.
Il nous reçoit dans une salle à manger tout ce qu’il y a de pompelard et il va chercher une bouteille.
En la débouchant, il frétille.
— Tu parles d’un pot ! Ça fait une génération que j’ai pas vu un Parisien ! annonce-t-il… Ce que c’est bon d’entendre l’accent de là-bas. Dis voir, la Butte est toujours à la même place ?
— Oui, jusqu’à la prochaine expérience atomique, dis-je.
On cause du patelin, puis soudain, alors qu’il refait une tournée :
— Et à propos, qu’est-ce qui t’amenait dans ma cathédrale, t’as besoin d’une guinde ?
Je secoue la tête…
— D’un tuyau seulement.
— D’échappement ?
Il a de l’esprit, vous voyez… Ce pote doit s’endormir avec un almanach Vermot comme oreiller, nature !
— Dis donc, Alexandre, tu n’aurais pas eu comme client un certain Higgins, il y a quelque temps ?
Il réfléchit.
— Attends voir… Non, je ne pense pas…
La déception me flétrit l’œsophage.
— Tu comprends, continue-t-il, leurs blazes j’y fais attention le moins possible… C’est tellement duraille à retenir… Tu dis, Higgins ?
— Oui…
— Oh ! c’est possible après tout… Il est comment, ce pèlerin ?
— C’est ce que je voudrais savoir…
Il devient grave.
— Ah ! bon. C’est pour du sérieux ?
— Je crois que oui.
— Et il avait quoi comme bahut ?
— Une Hillmann rouge, cabriolet.
Il saute sur sa chaise comme si on y avait versé une bonbonne de fluide glacial.
— J’y suis… Oui, une Hillmann rouge… Higgins, c’est ça… Un costaud avec les cheveux gris.
— C’est bien ça…
— Alors ? poursuivit-il.
— Parle-moi de lui.
— J’aimerais mieux te parler de Tino Rossi. Je sais rien… C’est un client comme ça : il vient, il part : une vidange-graissage ; un lavage, tu vois le topo ?…
— L’as-tu vu en compagnie ?
— Non. Je ne me rappelle pas…
— Tu ne vois pas un fait quelconque, même anodin, qui permettrait de le retrouver ?…
— Facile. J’ai son adresse sur mon livre, c’est Custom Market, je crois… Devant l’arrêt du bus, j’avais remarqué…
— Ça, je le sais. Seulement il s’est tiré et j’aimerais savoir où on peut le repêcher…
Il lève les bras et les laisse retomber.
— Tu m’en demandes trop !
Je renonce à lui tirer quoi que ce soit et je l’aide à finir la bouteille.
Comme je me lève, suivi dans mes moindres gestes par Grace qui a tendance à devenir mon ombre, il se met à barrir…
— J’ai une idée…
— Une idée ?
Pour ton zigoto…
Je le regarde avec appétit.
— Vraiment ?
— Écoute. Un jour, il a claqué sa bobine en voyage ; il est rentré avec une bobine prêtée par un de ses collègues, m’a-t-il dit. Il m’a demandé de la remplacer et de réexpédier la bobine prêtée à son possesseur. Et je me souviens du nom et de l’adresse du gars. Il s’appelait Tone et il crèche à Bath… C’est ce nom : Bath, qui m’a fait rigoler… Il paraît que c’est près de Bristol…
Je répète :
— Tone, à Bath ?
— Oui, oui…
Après tout, ça peut m’aider à retrouver Higgins.
J’inscris ces deux noms sur mon carnet et je prends congé du garagiste.
— Que pensez-vous de tout ça, Grace ?
Elle règle son pas sur le mien… Je suis presque gêné de sa docilité. On peut dire que c’est une femme qui marche au doigt et à l’œil.
Des femmes qui marchent au doigt, on en trouve plein les internats de jeunes filles. Mais des femmes qui marchent à l’œil, c’est déjà plus rare.
— Je ne pense rien, dit-elle… je me laisse aller… Il me semble que je vis un roman. Tantôt, j’étais chez moi, je me préparais à sortir… Ce que j’allais faire ? Je ne le savais pas : sans doute errer le long des rues, ou bien aller au cinéma…
— Vous n’avez pas faim ? Moi, je tombe d’inanition… de sommeil aussi, ça fait quarante-huit heures que je n’ai pas fermé les yeux…
— Il y a un poulet froid à la maison…
— C’est une invitation ?
— Qu’en dites-vous ?
— Je l’accepte sans façon. On achète de quoi l’arroser, ce poulet, et puis un gâteau. J’ai jamais bouffé de pudding, il paraît que ça se laisse manger ?
Nos emplettes faites, nous regagnons sa carrée. Elle occupe un minuscule appartement : un studio, une cuisine et un cabinet de toilette. Le tout est propre, gentiment meublé, mais sans âme. Cette fille est détachée des biens de ce monde.
— Vous n’avez pas peur que je vous compromette ?
— Je me moque du qu’en-dira-t-on, fait-elle. C’est bien ainsi qu’on s’exprime, chez vous ?
— Oui…
Je déballe la camelote tandis qu’elle dresse le couvert.
La radio joue un petit air à base de cornemuses. Un air rouillé et grinçant qui fait mal aux oreilles mais qui égaie le cœur.
En face, il y a de la lumière chez la mère Fig…
En face, il y a l’appartement vide de Martha Auburtin, sa malle…
Quelque part, dans la ville, au milieu du brouillard, se dresse un pavillon que, dans quelques heures, on appellera « la maison du crime ».
— Vous avez l’air triste, fait-elle observer…
— Bast, c’est le climat, sans doute…
La bonne chère, y a que ça pour retaper le moral d’un bonhomme. Lorsque j’ai fini ma seconde aile de poulet et bu mon troisième verre de Châteauneuf, je sens que mon optimisme va faire du rabe.
— Écoutez, Grace, il faut être franche avec moi. Nous sommes en sympathie, alors dites-moi tout…
— Que voulez-vous savoir ?
— Ce qui vous tourmente… On dirait que vous souffrez d’une peine cachée ?
— C’est vrai, reconnaît-elle.
— Je peux la connaître ?
— Oh ! il n’y a rien de très original : j’aimais un jeune homme…
— Et il vous a laissé quimper ?
— Non. Il est mort…
Je baisse la tête ; d’accord, c’est moche… Une gerce qui a du crêpe autour du cœur, ça fait tout de suite pénible.
Elle va s’asseoir sur un divan et rêvasse. Je sors une cigarette, mais, au lieu de l’allumer je la pose sur mon assiette.
Au bout d’une hésitation, je la rejoins.
Je m’assieds à ses côtés ; je passe mon bras par-dessus son épaule et je l’attire contre moi. Elle oppose une résistance de trois secondes puis elle se laisse aller.
— Je n’aime pas que les jolies filles aient du chagrin, dis-je. Vous entendez, mon chou… Je ne peux pas le supporter.
Elle blottit sa tête contre ma poitrine.
— Grace, je sens que j’ai un terrible béguin pour vous. Vous ne savez peut-être pas ce que ça signifie « un béguin » ? Tant pis, je ne chercherai pas à vous traduire…
Je lui lâche l’épaule et, dans mes deux mains je saisis sa tête. Sa bouche maintenant se trouve à moins de trois centimètres de la mienne, le voyage n’est pas long.
Elle a peut-être du chagrin, mais elle embrasse bien. Du reste, c’est une constatation que j’ai faite souvent : une femme dans l’ennui embrasse mieux qu’une autre. Sans doute met-elle plus de passion dans le baiser qu’une autre plus frivole…
Je la renverse sur le plume. Elle se laisse aller, elle est molle et ferme à la fois…