Où il est question d’un travail nocturne

Tout cela se déroule avec une telle soudaineté que je n’ai même pas le temps d’intervenir. Il me semble que je rêve, que tout va recommencer du bon côté.

À mes pieds il y a Grace, la petite Grace. Elle est étendue à terre, aussi morte que la reine Victoria. Ses yeux sont révulsés, ses narines pincées et ses lèvres ont une couleur verdâtre repoussante.

Le barman se précipite avec des cris. Je me baisse et ramasse le plus gros morceau du verre dans lequel elle buvait. Il y a encore sur la paroi une odeur bizarre. Grace a été empoisonnée…

Je me penche par-dessus le bar et je saisis le verre qui m’était destiné et que le garçon a renversé : il sent la même chose. Pas d’erreur, on a voulu nous farcir comme des doryphores, la petite et moi.

Pendant dix minutes c’est la grande confusion. Le barman a appelé le patron, qui a appelé le médecin et la police. Tout est de plus en plus irréel. Je suis soûl de stupeur, de chagrin. Rigolez pas, tas de noix ! Cette souris, je m’y étais déjà attaché. Elle me plaisait bien… Qu’on vienne lui refiler le potage à mon nez et à ma barbe, ça fait incroyable et j’arrive pas à m’enfoncer cette évidence dans le dôme, même avec un marteau !

Enfin, les bourdilles d’ici rappliquent. L’un d’eux parle le français. Je décline mon identité, j’allonge le blaze de l’inspecteur Brandon comme référence et je dis que je me tiens à leur disposition si besoin est…

Je demande au policier de se faire donner par le barman un signalement précis du mec qui est entré derrière nous vider un godet. C’est cette salope qui nous a versé sa jouvence. Sans la maladresse du garçon, à l’heure qu’il est, votre petit copain San-Antonio serait sur le macadam, aux côtés de la môme Grace, bien raide, bien pâlichon… Et pour ce qui est de la fin de l’enquête, vous auriez dû vous reporter à votre romancier habituel…

Le policier questionne le serveur.

— L’homme qui est entré est assez jeune. Il était blond… Vêtu en bleu.

— Et il portait un gilet en daim marron, non ?

Le policier sollicite ce complément de signalement.

— C’est exact, dit-il. Vous le connaissez ?

— Non…

Je porte la main à mon chapeau et, après un dernier regard à Grace, je quitte ce funeste troquet.

Un boxeur amateur qui descend du ring après avoir essuyé quinze rounds contre le champion du monde de sa catégorie n’est pas plus flottant que je ne le suis.

J’ai les tiges en aluminium. Je me sens tout creux et une vague envie de dégueuler me triture les tripes.

Cette fois, la guerre est déclarée… Si l’on examine les choses de très près — et froidement — on peut même dire que ce meurtre et cette tentative de meurtre ont du bon, au point de vue de l’enquête. Surtout, ne sautez pas ! J’ai raison ; et je vais vous le prouver sur-le-champ : voyons, si le jeune homme blond qui est un des personnages de mon histoire, un des personnages insaisissables, se manifeste pour tenter de me buter, c’est qu’il estime que je deviens dangereux, si je deviens dangereux c’est que je brûle…

Seulement comment sait-il que j’existe, ce brave garçon ?

Tout bonnement parce qu’au cours de ces deux jours, j’ai interrogé quelqu’un qui était en cheville avec lui.

Je fais une revue de mon activité…

En quarante-huit heures je n’ai pas perdu mon temps et j’ai vu pas mal de gens : le patron du « Lion Couronné », la mère Fig, le pharmacien, le garagiste, l’accidenté, Stone…

Oui, on peut dire que ma visite au pays de la royauté a été bien employée.

Je m’ébroue un bon coup.

— Et, comme toujours dans les cas sérieux, je me convoque pour un sermon bien venu :

« Écoute, mon gars San-Antonio. Les choses sont embrouillées. Tu travailles en plein cirage dans une contrée débectante. Tu le fais pour toi seul, car tu n’as pas d’ordres pour agir comme tu le fais. C’est un luxe que tu te paies. Simplement, le mystère te chiffonne et tu fonces dessus comme un taureau fonce sur un chiffon rouge. D’accord, les taureaux ne sont pas des cérébraux, mais le Bon Dieu les a faits comme ça… Alors, mon gentil petit homme, tu vas serrer les dents, serrer les poings, serrer… Enfin, serrer tout ce qu’il faudra et tu vas te démerder de liquider cette affaire. Oublie ce coup dur qu’est la mort de Grace ; oublie ce pays triste, son brouillard, ses mystères… Va de l’avant… »

Je suis remonté dans la tire d’Alexandre tout en m’adressant cette exhortation.

« Non, ça n’est pas seulement pour ma satisfaction personnelle que j’agis de la sorte. C’est surtout parce que j’ai encore dans les oreilles les dernières paroles d’Emmanuel Rolle : « Je suis innocent ! »

« Il a tenu le coup… Même à moi, il n’a rien voulu dire.

« Et puis, il a eu la petite cagoule noire sur le visage, lorsqu’il a senti la corde sur ses épaules…

« S’il était innocent, pourquoi s’est-il chargé d’un meurtre qu’il n’avait pas commis ? »

Je débraye. Un facteur rentre chez lui, les mains aux poches.

— Hé ! Postman !

Il s’arrête, cherche autour de lui, puis, m’ayant aperçu s’avance vers la voiture.

— Yes, sir ?

Comment vais-je m’y prendre ?

— Please, the road of Bristol, please ?

Je pimente avec ces please la carence de mon vocabulaire.

Il m’indique le chemin à suivre.

— Merci…

Je quitte enfin Bath…

Une grande route noire où s’effilochent des écharpes de brume !

La lumière blonde des phares me fait penser aux cheveux d’or de Grace… Bon Dieu ! Jamais une souris m’est entrée dans le crâne à ce point.

J’ai pas encore bien réalisé sa mort. Je ne peux pas me figurer que ça y est ! Je l’ai tuée indirectement… Quelle idée aussi de trimbaler une gonzesse dans le turf ? C’est vrai qu’elle aimait ça et qu’elle me servait d’interprète… C’était le prétexte que je me donnais…

Si le zig au gilet de daim me tombe dans les pattes, parole de poulet, il la sentira passer !

« COMPAGNIE MARITIME STONE »

Oh ! bien entendu, c’est écrit autrement mais c’est du moins la traduction de l’immense enseigne en caractères de marbre qui surmonte une vaste vitrine dans laquelle se trouve toute une flottille en réduction.

Je vais un peu plus loin, remiser ma bagnole. Puis, à pas lents je reviens aux Messageries Stone. La rue est obscure, le brouillard a remplacé la pluie. Minuit à sonné il y a un bon moment déjà… Minuit, l’heure du crime ! Tu parles !

Je renouche autour de moi : rien ! Ce coin de Bristol paraît vide comme la poche d’un contribuable.

Alors, que voulez-vous, j’oublie les leçons du chef et je sors mon ouvre-boîte particulier, celui qui met K.O. les serrures les plus prétentieuses.

En deux temps et trois mouvements il y a une effraction de plus à ajouter à mon palmarès. Me voilà dans la place. Et pour y branler quoi, juste ciel ?

Vous cassez pas le bol, je marche de plus en plus au pifomètre. Le nez, c’est mon radar à moi ; presque mon subconscient… Je le suis en fermant les yeux afin de repousser le vertige. Jusqu’ici il m’a fait traverser de sales coins, mais il m’a toujours conduit là où je voulais aller comme un cheval d’ivrogne qui ramène son maître à la maison.

J’ai trouvé dans la niche du tableau de bord de la voiture une lampe électrique. Une fois rentré, je referme la porte, tire le verrou et vais à tâtons au fond du vaste hall. Parvenu là, je mets la lampe dans ma chemise et l’allume. La petite tache orangée qui paraît sortir de ma carcasse me permet de découvrir une porte. Je la pousse, elle dit non. Mais mon Sésame est là pour la faire changer d’avis.

La petite porte communique avec un couloir sur lequel ouvrent plusieurs autres portes.

J’extrais la lampe de mon giron et j’en promène le faisceau autour de moi.

C’est l’administration dans toute sa splendeur. L’administration privée, si j’ose dire… Privée et luxueuse. Le sol est recouvert d’une moquette plus épaisse que le Bottin de Paris. Avec ça, inutile de marcher sur la pointe des pieds ! Vous pourriez faire défiler la cavalcade de Barnum sans réveiller les voisins !

Je pousse les portes. Elles s’ouvrent toutes et laissent voir un univers de bureaux et de classeurs… Aucun intérêt… Je les referme les unes après les autres et je poursuis mes investigations.

Ce que je viens chercher ?

Oh ! tonnerre, me brisez pas les claouis ! Si je le savais seulement.

Je suis venu là parce que Stone ne m’a pas paru franco, parce qu’il est Messager maritime, et parce que Rolle s’occupait des affaires de son papa, lequel fait du trafic avec l’Afrique… Car enfin, je suis sur les traces d’un Higgins que je soupçonne d’avoir démoli Martha Auburtin, bon, bravo, mais je ne suis pas payé par le gouvernement français pour suppléer la police britannique, hein ?

L’affaire ne m’intéresse qu’à cause du rapport qu’elle peut avoir avec l’aventure d’Emmanuel Rolle. Or, depuis que je suis parti, le nez au vent, comme un chien de chasse, il n’a plus été question de Rolle… Non, à cause de lui j’ai été amené à m’intéresser à Martha et le cadavre de Martha m’a conduit à Higgins… À son tour, sans le savoir, Higgins m’a envoyé à Stone… Marrant comme les gens sont socialement emboîtés les uns dans les autres !

Me voici devant la porte du fond. J’aurais dû commencer par elle car elle porte en caractères noirs, ce mot alléchant pour un flic ou un voleur : « Private. »

« Private », c’est pour moi une invitation à entrer…

À moi Sésame ! Les serrures d’outre-Manche ne sont pas plus maries que les serrures de chez nous.

Je pige tout de suite. Voilà le bureau directorial.

C’est cossu, les meubles sont massifs comme la Tour de Londres. Au mur on voit le portrait d’un mec à favoris qui semble s’être servi du dentier de sa femme un jour qu’il avait oublié le sien dans le slip d’une tapineuse. Il a la mâchoire en tenaille et la bouche en ouverture de tronc des écoles laïques. Il ressemble à Stone comme une vieille pantoufle ressemble à une autre vieille pantoufle. Ça sent bon la tradition dans la pièce.

Le Stone père ne sourcille pas lorsque je lui file le faisceau de ma lampe dans les carreaux. Au contraire, nullement aveuglé, il fixe sur moi un regard hautement réprobateur…

— Te frappe pas, pépé, je lui dis… Je viens simplement en badaud…

Je remarque que la pièce est munie d’une fenêtre dont les volets sont fermés… D’après mon estimation elle doit donner sur une cour, donc je peux m’offrir l’électricité de la maison. Aussitôt dit, aussitôt fait…

Grâce à l’éclairage au néon, je ne perds aucun détail des lieux. J’avise un coffre-fort qui pourrait donner asile à des réfugiés. Le voilà mon objectif principal… Seulement Sésame est trop jeune pour s’attaquer à un gros méchant de ce format…

Perplexe je le contemple… Puis je soulève le gros médaillon qui masque la serrure. C’est un coffre à chiffres… Il est muni d’un cadran assez semblable à un cadran de téléphone. J’essaie de tourner, mais il tourne à vide… Rien n’est plus déprimant…

Bon Dieu, être venu jusqu’ici, risquer de se faire appeler Victor par les bourdilles au casque à étage et se laisser intimider par un morcif en fonte renforcée, c’est vexant…

J’essaie encore des combinaisons… Mais autant frotter le cerveau de M. André Billy sur un morceau de glace jusqu’à ce qu’il fasse des étincelles !

C’est comme si je voulais grimper après le rayon d’un projecteur !

Je sue sang et eau… J’enrage…

Je tourne ce disque comme un perdu…

J’aurais dû apporter un chalumeau ! Mais on n’a pas un chalumeau sur soi en permanence.

Je vide mes poches désespérément comme si j’espérais y découvrir un matériel complet de perceur de murailles.

Alors, vous comprenez — ou plutôt non, vous êtes trop bouchés pour comprendre ! — le merveilleux intervient, comme il intervient toujours dans la vie des mecs gonflés qui vont jusqu’au bout des choses… En vérifiant le contenu de mes vagues, je récupère le bouton de la morte. Le bouton chiffré :

18-15-12-12-5.

J’applique cette combinaison en me traitant de nave, de portion de courge, de tordu et autres qualificatifs somme toute assez péjoratifs…

Je suis en train d’épuiser mon stock d’invectives et d’en inventer de nouvelles lorsque la porte du coffre s’ouvre !