Pas si Bath que ça !
Non, Bath n’est pas si bath que ça et surtout pas aussi petit que je ne me l’étais imaginé d’après les dires de mon compatriote, le garagiste de Northampton.
C’est une ville industrielle assez noire. Plus triste encore que le reste du pays. Le ciel y est bas, la mer y souffle des nuages que la suie semble souder solidement les uns aux autres. J’ai la sensation que le soleil, écœuré par le paysage, s’est trissé ailleurs, histoire d’éclairer une autre planète dont les habitants seraient moins locdus.
Il fait si gris qu’on se croirait au crépuscule, et pourtant, c’est au milieu de l’après-midi que nous arrivons. Grace, bercée par la voiture et aussi soûlée de caresses, s’est endormie. J’ai sa tête sur mon épaule. Ses cheveux me caressent la joue. Je penche un peu ma hure pour humer son tendre parfum. Cette môme, c’est la seule chose intéressante que j’aie trouvée au cours de ce lugubre voyage. Vous allez finir par croire que je suis anglophobe, ce faisant vous vous mettriez le finger dans l’œil jusqu’à l’épaule. Seulement, débarquer dans un pays inconnu en plein brouillard pour venir y voir pendre quelqu’un, découvrir des cadavres dans les jardins et apprendre que les bistrots ferment l’après-midi, voilà qui ne vous met guère dans une bonne ambiance touristique.
Comme la route était assez longue, on s’est arrêté dans une auberge, sur les bords de la Tamise. On y a bouffé comme des malheureux. Chez nous, à l’Armée du Salut on graille mieux que ça, et pour moins cher.
En partant j’étais tellement mécontent que j’ai fait un peu de pelotage sur la personne de Grace histoire de me dégourdir les doigts ; un peu comme un pianiste qui fait des gammes ou un chanteur des vocalises.
Grace s’est départie de son flegme national. Elle s’est mise à gueuler des trucs terribles, tout en anglais-pâmé ! Il nous a fallu un bout de temps pour nous y retrouver.
Enfin, malgré cet intermède burlesque, nous voilà à Bath. La grisaille m’envahit à nouveau. Le premier épicemard venu, je lui achète une bouteille de raide, nature, pour me rebecqueter. L’homme a besoin de faire son plein d’essence dans ces cas-là.
Je freine en voyant un bureau de poste. Cette manœuvre éveille ma douce amie.
— Où sommes-nous ? demande-t-elle.
— À Bath…
Elle s’accroche à mon bras.
— Dites, implore-t-elle, m’aimez-vous ?
— Tu ne sauras jamais à quel point, fais-je.
Elle est choucarde, c’est vrai. Elle se fait calcer comme une reine, c’est vrai encore, pourtant faudrait pas qu’elle se mette à me jouer la sérénade en permanence. Y a le bouillavage d’un côté — et d’un bon côté — mais y a aussi le turbin.
Je descends et je m’enfonce dans la porte-tambour du bureau de poste. L’annuaire du téléphone ! Vite !
Je cherche les « T ».
Il y en a toute une séquelle. Mais je ne dégauchis pas de Tone. J’éprouve un choc au battant. Mon copain Alexandre se serait-il gouré ?
J’appelle Grace et je lui dis de téléphoner au garage Excelsior de Northampton.
— C’est toi, Alexandre ?
Il reconnaît ma voix illico.
— Commissaire ! Alors, qu’est-ce qui t’arrive ? La guimbarde est en panne ?
— Non. C’est moi qui suis en panne. Je ne trouve pas de Tone, dans l’annuaire du téléphone de Bath.
— Sans rire ? Pourtant je suis certain du blaze ; plus je gamberge à ça plus je sais que je ne me trompe pas.
— Peut-être que le zig n’a pas de bignou. Tu ne te souviens pas de l’adresse exacte ?
— Tu me prends pour Inaudi, sans blague !
— Tu sais, c’est grand, Bath… C’est grand et c’est moche !
— C’était peut-être en meublé qu’il habitait, le copain… Et pourtant un type qui habite en meublé n’a pas des bobines de voiture à prêter à ses copains ; tu devrais voir dans les garages…
— Il n’y avait pas le mot garage dans l’adresse ?
— Ça non, j’en suis sûr !
Je soupire :
— Eh bien ! ma foi, je vais voir. Je tenais simplement à t’entendre confirmer ta certitude de ne pas faire erreur…
Alexandre, c’est le type des illuminations de dernière seconde.
Comme je vais raccrocher, il brame :
— Attends !
— T’as une idée ?
— Oui… Je parie que tu as cherché dans les T, non ?
— Et alors, s’il s’appelle Tone ?
— Ça vient de l’accent anglais, faut croire que je l’ai maintenant. Ça se prononce Tone mais ça s’écrit Stone… Stone veut dire caillou. Tu entraves ? Caillou Bath, j’avais retenu ça parce que c’était amusant.
Je n’en écoute pas davantage. Je raccroche si vivement que le déclic doit lui perforer le tympan.
Je ne trouve pas de Tone, mais alors, cette fois, des Stone, j’en ai à ne savoir qu’en faire. Si vous en avez besoin, ne vous gênez pas et profitez de l’occase : je les brade ! Quatorze en tout !
Avec ça je suis beau… Je ne sais pas par quel bout les attraper.
Je réfléchis un brin ; et je décide de les contacter par téléphone, d’abord parce que ça ira plus vite, ensuite parce que le couple que nous formons, Grace et moi, doit avoir l’air bizarre.
Je donne mes instructions à la pépée et je lui prends une douzaine de jetons.
Le numéro commence.
À chaque correspondant, elle demande s’il est M. Stone. Lorsqu’elle a l’intéressé, elle lui dit qu’elle l’appelle de la part d’Higgins.
Les gonzes demandent qui est Higgins ou lui font répéter le nom.
Elle donne un hâtif signalement de l’homme aux cheveux gris et mentionne l’Hillmann rouge. Quand elle est bien sûre que le Stone du moment ne connaît pas le locataire du sinistre pavillon, elle s’excuse et raccroche.
Le manège dure un bon bout de temps au huitième, un zig à la voix nasillarde (je tiens l’écouteur) demande qui est à l’appareil.
— Une amie d’Higgins. Je voudrais vous voir.
— Pourquoi ?
— C’est privé.
— C’est bon, arrivez !
Lorsqu’elle m’a traduit ces quelques répliques, je jubile vachement.
Remarquez que je me fais une fausse joie sans doute, mais j’aime bien avoir du nouveau dans une enquête, c’est, au fond, comme une maison que l’on construit moellon par moellon.
Nous voilà partis.
Cette affaire nécessite une sacrée bougeotte, vous ne trouvez pas ?
Le Stone qui connaît Higgins se prénomme Arthur. C’est joli sur une plaque de cuivre ; ça fait noblesse déchue.
J’appuie sur le timbre.
L’immeuble est confortable. Un domestique au gilet rayé vient nous ouvrir.
— Nous sommes attendus, lui dit Grace.
L’autre s’incline.
Quatre minutes plus tard, après une courte halte dans une antichambre somptueuse, le larbin nous introduit dans un bureau un tout petit peu plus grand que le Cirque d’Hiver.
Un vieil homme chauve se tient derrière un secrétaire d’acajou. Il nous regarde d’un air surpris.
— Parlez-vous français ? je questionne à bout portant.
— Oui, me dit-il sans sourciller. Pourrais-je savoir à qui j’ai affaire ?
Son français est impeccable, avec une imperceptible pointe d’accent toutefois.
— Je suis le commissaire San-Antonio, des services secrets français.
— Très heureux. Mais je ne vois pas…
Il nous désigne deux chaises perdues dans l’immensité de la pièce comme deux petites nébuleuses au milieu de la voie lactée.
— Je m’intéresse à un certain Higgins, lequel compte parmi vos relations, si je ne m’abuse…
— Une très vague relation, rectifie Stone.
Son visage paraît sculpté dans du buis. Il en a la couleur et aussi, dirait-on, la dureté.
— Il y a longtemps que vous le connaissez ?
— Fort peu de temps…
— Parlez-moi de lui, voulez-vous ?
— Eh bien ! je dirige une petite compagnie de navigation. Il est venu me trouver au sujet d’un transport de bois…
— Quel genre de transport ? Quelle sorte de bois ?
L’autre ne répond pas tout de suite. Il tire une paire de lunettes de sa poche et l’assujettit sur son nez. Puis il contemple Grace d’un œil critique.
— Mademoiselle vous accompagne en qualité de ?… demande-t-il.
— D’interprète, fais-je, en évoquant fugitivement la belle partie de jambes en l’air de l’après-midi.
« L’ignardise de la police française est proverbiale, poursuis-je. Je ne parle aucune langue étrangère, sinon l’argot de Montmartre ! »
L’explication paraît le satisfaire.
Pourquoi ai-je l’impression qu’il n’a créé cette diversion que pour se donner le temps de réfléchir ?
— Et pourquoi ne puis-je m’empêcher de songer qu’il est chef de compagnie de navigation et que…
— Higgins voulait ramener du bois des îles en Angleterre. Il est venu me trouver à ce sujet. Il m’a donné peu de précisions. L’affaire paraissait bien amorcée mais je suis sans nouvelles de lui.
— Vous lui avez prêté une bobine à huile pour sa voiture ?
Il fronce le sourcil.
— Oh ! oui… Il était en panne, je lui ai dit d’aller à mon garage car j’ai un garage qui assure le transport par voie de terre des marchandises importées…
— Et il a retourné cette bobine au garage ?
— Non, nous l’avons reçue ici, sans doute n’avait-il pas d’autre adresse. Mais que diable cette histoire de bobine vient-elle faire dans tout cela, commissaire ?
Je souris.
— C’est par elle que j’ai pu vous joindre…
— Comment cela ?
— Permettez-moi de vous dire que ceci relève du secret professionnel.
Stone s’incline.
— Pouvez-vous me donner l’adresse de cet Higgins ?
— Comment ! Vous ne l’avez pas ?
— J’ai son adresse à Northampton, mais j’aimerais savoir sa nouvelle.
— Je l’ignore. Il y a un certain temps que je ne l’ai vu.
— Et il ne vous a rien dit qui puisse me mettre sur la voie ?
Il réfléchit ou fait mine de réfléchir.
— Non, rien !
— Alors, n’en parlons plus…
Je me lève et fait signe à Grace que nous allons lever le siège.
— Il ne me reste plus qu’à m’excuser, monsieur Stone, pour avoir abusé de votre temps qui doit être précieux. Le temps des hommes d’affaires est toujours terriblement précieux et j’ai scrupule à le leur faire perdre.
Il s’incline.
— Du tout, vous ne m’avez pas dérangé.
Avant de franchir la porte, je me retourne. Depuis mon entrée, j’ai affûté ma petite idée.
— Oh ! monsieur Stone, dites-moi, vous connaissez bien l’un de mes compatriotes, un certain M. Rolle ?
J’ai lâché le pacson au moment où il nous croyait déjà hors de la pièce.
Il se raidit.
— Hum… Que dites-vous, monsieur le commissaire ? Rolle, non, je ne connais pas … jamais entendu ce nom…
— En ce cas, excusez-moi encore…
Maintenant, c’est le bouquet : il flotte !
Les gros nuages d’importation océanique crèvent sur la ville et pissent une flotte sombre. La nuit tombe, des lumières s’allument.
Je suis au volant de la guinde, mais je ne roule pas. Appuyé sur le disque de conduite, je réfléchis.
Higgins m’échappe. Il m’échappe en tant que personnage. Je n’arrive pas à comprendre ce qu’il est exactement. Il est fantomatique, impalpable… Chose curieuse, je ne le « sens » pas à travers les gens qui l’ont connu. Alexandre, le garagiste, n’a pas conservé un souvenir très vif, très marqué de lui. Et l’armateur non plus. Pourtant, bien qu’il s’agisse d’une vague relation d’affaires, il l’envoie se faire dépanner à son propre garage.
Il est en affaires avec lui, mais il n’a pas de nouvelles…
Comme tout cela est flou… Ça ressemble à ce putain de brouillard dans lequel tout se dilue, tout s’escamote.
Voilà un chouette titre pour un journaleux en délire : « Higgins, l’homme qui s’escamote… »
Je me tourne vers Grace qui assiste, muette et pourtant attentive, à mes cogitations.
— Si on allait vider un glass ? je suggère. Est-ce qu’à cette heure les troquets sont ouverts ?
Elle consulte sa montre.
— Oui…
— Eh bien ! voilà au moins une bonne chose d’acquise.
Nous choisissons un pub vachement rupin.
— On se remet au scotch ?
— Si vous voulez.
— Tu peux me tutoyer, mon amour, je lui dis.
— Pour nous autres, Anglais, ça n’est pas facile, dit-elle. Le tutoiement n’est pas courant…
— Eh bien ! exerce-toi, poulette !
« On peut téléphoner, au moins, dans cette taule ? »
Elle s’informe. Le barman répond que oui. Je vais dans la cabine avec Grace, toujours pour me demander la communication. Cette môme me devient tellement indispensable que je vais finir par l’emmener aux gogues avec moi.
Lorsque j’ai le « Lion Couronné » de Northampton, je demande à parler au Chief Inspecter Brandon.
Justement, il est là. Il prend le thé.
— Brandon ?
— Yes…
— Ici, San-Antonio…
— Oh ! Et alors, quoi de nouveau de votre côté ?
— Rien, dis-je sèchement, et du vôtre ?
— La fille est morte empoisonnée. Une dose de curare, vous savez, ce poison indien dont les naturels se servaient pour empoisonner leurs flèches…
— Du curare ! Ça fait roman policier anglais ! je rigole.
Mais lui ne partage pas mon hilarité.
— Le décès remonte à près de trois semaines…
— Des nouvelles d’Higgins ?
— Aucune… Son signalement est communiqué. J’ai fait passer un avis dans les journaux, pour dire que la police aimerait entendre son témoignage.
— Jolie formule, apprécié-je… Il est vrai que vous avez le respect de la réputation, chez vous…
— Nous sommes prudents, dit-il, avec une certaine satisfaction. Pour nous, il n’y a officiellement pas de suspects, mais seulement des innocents ou des coupables. Tant que nous n’avons pas la preuve formelle de la culpabilité…
— Je sais, coupé-je. Dites, Higgins a-t-il un dossier chez vous ?
— Non.
Il doit en avoir classe d’être interrogé car c’est lui qui passe à l’offensive :
— D’où téléphonez-vous ?
— De Bath…
— Bath ?
Il freine sur les bouchons de roue pour se retenir de me demander ce que j’y fous.
— Bon, dis-je, eh bien ! Bonne chance, mon cher…
— Bonne chasse, répond-il.
Nous raccrochons…
Grace va pour sortir de la cabine, mais je la retiens.
— Cherche dans l’annuaire les bureaux de Stone. Il doit en avoir… Non ?
Je vais l’attendre au zinc.
Le barman a servi deux scotch que nous lui avons commandés. Un troisième verre, vide celui-ci, repose à côté des nôtres.
— What is it ? me hasardai-je à demander.
Le barman sourit poliment de mon accent et, dans un français aussi rigolard que mon anglais, me dit que c’est la consommation d’un client qui n’a fait qu’entrer et sortir.
Ce disant il enlève le verre, mais il s’y prend si mal qu’il renverse le mien.
Il s’excuse et me remet un autre glass. J’ai idée que ce verre renversé sera aux frais du patron.
Je torche une grande lampée…
C’est du chouette. Le whisky, je m’y mettrais rapidement. Je suis plus doué sur les alcools étrangers que sur les langues étrangères.
Moi, à part les langues fourrées…
— How many ? dis-je en sortant du fric de ma poche.
Il annonce la couleur. J’ai rien pigé à son baratin. Je lui fais confiance, j’étale mon pognozof sur le comptoir en lui faisant signe de se sucrer.
En procédant à cet étalage, j’avise un petit objet rond que j’avais totalement oublié. Il s’agit du bouton que la môme Martha tenait serré dans sa main.
Drôle de message, par-delà la tombe, que ce bouton… Et un des siens !
Je l’examine. Au verso, il y a quelques chiffres gravés. Ça donne ceci : 18-15-12-12-5.
Ce qui m’a tout l’air d’être un message.
Il faudra que j’étudie cela d’un peu plus près…
Sur ce, Grace radine de la cabine.
— Tu as trouvé ? je questionne.
— Oui, dit-elle.
— Comment t’y es-tu prise ?
— J’ai téléphoné au syndicat d’initiative, tout simplement.
— Bonne idée…
— Les bureaux de la Compagnie Stone se trouvent à Bristol. Voici l’adresse, je l’ai copiée…
— Bravo… On va arroser ça…
— Tu trouves que c’est un grand pas en avant ? demande-t-elle.
— Si on n’arrosait que les grands pas en avant, on ne boirait pas souvent, assurai-je.
Je trinque.
Elle empoigne son godet, le lève légèrement en me regardant intensément comme pour me dédier son contenu, le boit, fait la grimace et tombe, foudroyée.