Où il est question d’une allumette

Voyez, bande de truffes, comme la vie est étrange… D’une minute à l’autre, les situations se retournent, les intrigues se nouent et se dénouent…

Lorsque je serai retiré sur mon rocher, j’écrirai un bouquin de philosophie là-dessus, et il sera tellement gros qu’on le mettra, sinon entre toutes les mains, du moins sous toutes les fesses d’enfants apprenant le piano.

Je reste immobile derrière ma manche à air… Tant que personne ne m’apercevra, tous les espoirs de salut me seront permis. Seulement, si jamais un membre de l’équipage me repère, c’en sera terminé de ma valeureuse carrière.

Les minutes s’écroulent, puis les heures… J’ai froid, immobile, et la faim me taraude l’estomac. Cela me fait comme si un rat mordait dans mon estomac à pleines dents…

Je regarde la ligne noire de l’horizon et je ne la vois pas grossir. Elle ne s’éloigne pas non plus. Non, le barlu est à une grande distance de la côte et il la suit. Sans doute Stone met-il le cap sur une autre partie de l’Angleterre ?

Bon Dieu, si le voyage s’éternise, je ne peux pourtant pas rester indéfiniment plaqué contre cet énorme tuyau ! Il faut que j’agisse. Je n’ai rien du mollusque ! Il n’y a que les moules qui se plaquent contre les coques de bateaux, pas les San-Antonio !

D’après le soleil — difficile à situer à travers les vilains nuages boursouflés — j’estime que midi approche… Je raisonne : dans peu de temps la cloche de bord sonnera pour l’heure de la bouffe. Il ne restera donc qu’un minimum d’hommes en activité. Juste ceux destinés à assurer la marche du bâtiment et le service.

En tout cas, Stone et son casseur de gueules seront à table. En somme, c’est eux que j’ai à redouter… Il n’est pas prouvé que l’équipage soit au courant de leurs petites affaires, certes, il est composé de truands, mais si je me trouvais nez à nez avec l’un d’eux, et que mon allure soit dégagée, il ne songerait sûrement pas à appeler à la garde. Il me prendrait peut-être — sur le moment en tout cas — pour un passager normal…

Je guette donc avec presque de la dévotion la sonnerie tant attendue…

Elle retentit enfin ! Quelle douce musique ! Les trompettes de la renommée ne me charmeraient pas davantage.

Je compte posément jusqu’à cent pour donner aux convives le temps de se mettre les pieds sous la nappe. Puis je me redresse doucement et, à reculons, afin de ne pas être vu du pilote, je m’éloigne.

À ma gauche, une porte en pitchpin verni s’offre. Francisque, qu’est-ce que tu risques ?

Je m’y introduis. Un escalier raide se propose : je l’accepte… Me voici dans une coursive que j’ai aperçue tout à l’heure. À l’autre bout, des bruits de fourchettes retentissent. Des odeurs de bouffetance titillent mon tarin, je donnerais la photo de mon percepteur pour un sandwich-poulet…

Je suis tellement flic, voyez-vous, que j’adore le poulet ! C’est farce, hein ?

Seulement, vous me voyez radiner dans la salle à manger comme ça, les bras ballants, en disant :

— Vous permettez, les enfants, que je croque avec vous ?

Non, ça ne serait pas sérieux. S’inviter sans revolver à la main, c’est manquer de savoir-vivre…

Je me dis que, d’une seconde à l’autre, un steward va se manifester. Il va me voir, j’aurai à agir…

Non, décidément, il faut que je me planque. Je pousse au petit bonheur la malchance la porte de la première cabine venue.

Manque de pot, il y a justement un type qui est en train de l’astiquer. C’est un mulâtre au visage couturé de cicatrices qu’il ne s’est sûrement pas faites pour un bal masqué. Il tient un flacon d’encaustique pour les cuivres d’une main et une peau de chamois de l’autre !

J’éructe un juron. Décidément, j’ai pas de fignedé aujourd’hui ; choisir pour me carrer précisément la seule cabine occupée sur le moment ! Non, y a que moi, je vous jure !

Seulement, il faut que je prenne une décision rapide. Si je ressors en m’excusant, le gars trouvera ça louche et jouera les Sherlock.

J’entre et referme la porte.

Donc je dois choisir une solution plus directe.

Le mulâtre me sort, en fronçant les sourcils, quelques paroles certainement pertinentes. Je lui souris avec bonté.

Mais autant essayer d’attendrir un bourreau… Cet homme en bras de chemise ruisselant de sueur et truffé de gnons comme une dinde de Noël ne peut pas lui inspirer confiance…

Il élève la voix. Alors je n’hésite plus. Je lui file un atout copieux entre les deux yeux. J’ai mis tout le paquet, comme pour une grande personne. Le gars pousse un sourd grondement et laisse choir son flacon d’encaustique…

Mais il ne s’écroule pas pour autant. Au contraire, j’ai l’impression de l’avoir seulement foutu en renaud ! Il lève un poing qui ressemble à une masse de fer ; comme je ne ressemble pas à une enclume, je fais un saut de côté. Le mec perd l’équilibre et je l’accueille d’un coup de boule au menton. Ça le fait seulement éternuer. Si je ne fais pas immédiatement quelque chose, il finira par m’avoir, car je suis affaibli comme une dame qui se relève de couches. Avec le régime enduré au cours des dernières heures, ça n’est pas surprenant ! Et puis notre bagarre va finir par être perçue de l’extérieur et du trèfle ne va pas tarder à radiner !

Je me recule contre la porte. Il s’avance sur moi en soufflant. Je le laisse approcher…

Je joue les trouillards.

— No, no, dis-je en me protégeant le visage de mon bras.

Vous parlez s’il mouille ! Il se prend déjà pour Mathurin Popeye… Lorsqu’il est tout contre moi, j’y vais de mon coup en vache. Vlan ! Je lui enfonce mon pouce dans l’œil droit.

C’est mou et gluant et ça me donne envie de dégueuler… Quel horrible contact ! Le type pousse un hurlement sauvage. Il titube en se tenant l’œil, car son œil pend sur sa joue. Le sang ruisselle. Oh ! ce paysage !

J’avise alors un flacon de whisky posé dans une niche. Je m’en saisis par le goulot et de toutes forces, en priant le ciel pour qu’il ne se casse pas car il est plein et son contenu me fait terriblement envie, je le propulse sur le cigare du mulâtre.

Ça fait un bruit de sac de pommes de terre tombant d’un premier étage. Mon adversaire lâche son œil et sa lucidité et s’écroule d’une masse.

Cette fois, il est groggy. Vachement groggy… Il se souviendra de cette croisière, ça, je vous le garantis !

Et miracle ! Hosanna ! le flacon est intact… Sans prendre garde au sang dont il est enduit, je le dévisse et glou-glou… On joue au ruisseau alimentant le moulin tous les deux.

L’alcool me régénère… Lorsque le Christ a dit à Lazare de ne plus jouer au dormeur, de se lever et d’arquer, il n’a pas obtenu un meilleur résultat… Brusquement, c’est comme si le ciel avait voulu doter l’humanité malheureuse d’un nouveau miracle… Je me sens dans une forme splendide !

Et remettez-nous ça, la patronne !

J’en suis à la moitié du flacon, la tête en arrière, dans la position du gars qui regarde les toiles d’araignées de son plafond ou les soucoupes volantes, lorsque la porte s’ouvrant m’oblige à reculer. Une tête apparaît, celle galonnée d’un officier de bord.

Je ne lui laisse pas le temps de revenir de sa surprise. J’ai sur lui l’avantage d’être un homme aux abois.

Bing ! un coup de bouteille !

C’était vraiment trop tentant. J’aurais fait ça à ma propre mère dans cet instant, juste pour la rigolade. Que voulez-vous, quelqu’un qui passe sa bouille par un entrebâillement de porte au moment où vous assommez vos contemporains, il doit bien s’attendre à hériter une bosse à rendre vert de jalousie un dromadaire. Lui, il ne fait pas d’histoires. Sa casquette s’enfonce jusqu’à ses yeux, sa tête s’enfonce jusqu’à ses épaules… On croirait qu’il est à coulisse comme une longue-vue…

Il se ratatine côté cour et côté jardin…

Je le biche par les épaules et le traîne dans la cabine qui, d’un seul coup, devient infiniment petite… On ne peut pas s’imaginer comme ça prend de la place deux hommes inanimés dans une cabine de yacht !

Je m’essuie la figure d’un revers de manche. Bravo pour le démolissage ! Seulement maintenant je suis dans le pétrin jusqu’à la lèvre inférieure. Un petit coup de vague et j’avale la sauce nauséabonde !

Maintenant, ma présence va être découverte sous peu. L’absence des deux hommes ne peut passer inaperçue très longtemps et on va les rechercher… Et puis le locataire de cette cabine peut radiner d’une seconde à l’autre… J’aurai bonne mine avec un troisième allongé sur les bras. Je vais être obligé de les empiler comme des bûches de bois !

Non… Maintenant assez joué… Je palpe les fouilles de l’officier. Il porte un revolver sur lui. Drôle d’appareil de bord, hein ?

Il s’agit d’un pétard très courant : un chétif 6,35… Mais c’est mieux qu’une bouteille de whisky pour soutenir un siège. Je le passe dans ma ceinture, à la corsaire… C’est l’air de la mer qui me monte au caberlot sans doute !

Bon, ça se présente un tantinet mieux, mais ça n’est pas le rêve… Ce qu’il faut, c’est que nous regagnions la terre dans les plus brefs délais. J’en ai classe, moi, de la navigation forcée… Les croisières, c’est pas le genre de la maison. Le jour où je partirai pour mon plaisir, ce sera dans d’autres conditions, avec la participation de l’agence Cook et non avec celle de Stone. Et j’aurai dans ma cabine une chouette souris pour me tenir le front en cas de mal de mer, au lieu de deux foies-blancs rétamés…

L’officier soupire et ouvre les yeux.

Je lui allonge un coup de pompe dans la tirelire pour le faire tenir peinard. Il décide aussitôt de remettre ça pour le pays des rêves.

Oui, la terre ! J’en ai besoin…

Comment obliger ce barlu à faire demi-tour ? Je ne peux agir par la force. Un seul homme n’a jamais dicté sa volonté à tout un équipage de truands…

Eh bien ! les mecs, c’est dans ces cas-là, que j’ai la nette impression d’avoir du génie…

Si le mot vous paraît trop gros, votre libraire habituel vous remettra, en accord avec mon éditeur, une gomme pour que vous puissiez l’effacer.

En tout cas, il me paraît parfaitement convenir aux petits produits de mon cerveau…

Je refouille à nouveau les vagues de mes victimes…

Une boîte d’allumettes, c’est parfait…

J’avise alors le flacon d’encaustique jeté à terre. Il y a une étiquette écrite en anglais, mais je suis capable de deviner que le mot fire veut dire feu…

Je cramponne l’encaustique… Puis j’ouvre la porte et glisse un regard aussi torve que précis dans la coursive. Mon massacre n’a pas éveillé l’attention… Ce sont toujours les bruits de fourchettes et le ronron des conversations. Ah ! je leur promets un bath dessert, à ces bons messieurs.

J’arrose consciencieusement les parois de bois du couloir. Puis j’enlève le cylindre d’extinction et je le balance par le hublot. Ensuite de quoi je frotte une allumette et la jette sur le liquide répandu…

Si vous pouviez voir cette belle flamme haute et claire, ça vous réjouirait le cœur en vous rappelant les bonnes flambées dans les cheminées de votre enfance… En quatre secondes, le couloir est un brasier et pourtant le bruit des convives n’a pas changé de tonalité. Ils continuent de bâfrer, ces tordus, alors que le barlu flambe…

J’émets le petit ricanement diabolique (genre Lagardère viendra-t-à toi) convenant à la circonstance et je m’élance dans l’escalier…

Cette fantaisie va peut-être me coûter cher, mais tant pis, du moins aurai-je la satisfaction de boire la tasse au milieu de ce nid de frelons !

C’est bon de crever quand on supprime par la même occasion les gens à qui l’on doit sa mort…

Une fois sur le pont, je bondis au poste de pilotage. Le nègre est toujours là, fidèle au poste…

Je lui saute sur le poiluchard avant qu’il ait eu le temps de piger…

Je lui brandis mon soufflant sous le nez et il me semble qu’il devient gris comme un premier novembre.

Comment dit-on terre en anglais ?

Si au moins j’avais encore mon petit dico… Mais il est resté dans ma veste.

— Terre ! je lui dis en montrant la ligne sombre de l’horizon…

Il ne pige pas… Je fais un effort mnémonique terrible.

— Ground !

Cette fois il entrave. D’un signe de tête, il me fait oui… Il tourne la roue de son gouvernail et je constate que le navire change de position.

Peu à peu, il décrit un vaste cercle…

Nous piquons lentement, trop lentement à mon gré, sur la terre.

Je regarde derrière moi. Le feu n’est pas encore apparent.

Voyons, un barlu met combien de temps pour flamber ?

À cet instant, des cris retentissent.

Le feu est découvert !