Où il est question d’une partie de cours-moi après je t’attrape !
Cette rumeur qui enfle et grossit rapidement indique plus explicitement qu’un graphique que mon incendie a pris et bien pris.
D’ailleurs, de la fumée sort de toutes les ouvertures ! Puis ce sont des hommes qui, brusquement, jaillissent de partout. Ils gueulent, ils gesticulent. Un officier prêche l’appel au calme… Quelques matelots mettent une pompe en batterie. Grâce à ceci je suis assuré d’avoir la paix pendant un bon petit bout de temps.
Dans le tube acoustique placé dans la cabine de pilotage, une voix angoissée jette un ordre… Le nègre fait machinalement un signe d’acquiescement. Je comprends qu’on vient de lui dire de mettre le cap sur la terre… Comme ça il n’a fait que précéder les directives de ses supérieurs.
Il jette de temps en temps un regard à l’automatique que je tiens braqué contre lui. Il sait que je tirerai…
Il est très calme, malgré son angoisse. Voilà une boule de neige qui sait dissimuler ses sentiments.
La panique, sur le pont, est à son comble… Le va-et-vient continue… Et, soudain, je fais la grimace… L’officier que j’ai estourbi surgit… Il est en compagnie de Stone et de Gilet-de-daim. Il doit les affranchir sur les causes du sinistre…
Stone est d’un calme olympien. On dirait que ça n’est pas son barlu qui flambe et que la situation se présente bien pour lui. Par contre, mon compatriote ne partage pas cette réserve. Il gueule, il gesticule, il court sur le pont en tous sens, une pétoire grosse comme un canon antichar à la main… S’il m’aperçoit, je suis assuré d’avoir ma ration de pruneaux pour cet hiver !
Heureusement, le poste de pilotage est très surélevé et moi je me tiens accroupi de façon à n’être point visible du pont.
Il ne reste qu’à attendre… Une petite brise active le foyer. Maintenant, c’est du sérieux. Je crois que tout le bateau va griller comme s’il était en celluloïd… Quel incendie, madame ! Cecil B de Mille verrait ça, il voudrait reconstituer le même dans ses studios… Du reste, ça vaut le coup d’œil…
Au-dessus de ma tête, la radio grésille vilain… Il y a du S.O.S. à tous les étages, les gars… Et du sauve-qui-peut idem !
Malgré que l’heure soit vachement grave, j’éprouve une espèce de sombre jouissance. Tous ces caïds sont pareils à des rats. Ils ont les copeaux pour leur vilaine peau ! L’incendie prend des proportions terrifiantes. Plus besoin du chauffage central. La moitié du barlu grille et les flammes montent très haut dans l’air, je vous prie de le constater.
Soudain, la porte du pilotage s’ouvre à la volée et je découvre le visage convulsé par la rage de Gilet-de-daim. Il est méconnaissable, on dirait une manifestation de l’enfer… Son visage est vert et sa bouche est tordue comme s’il avait pris une attaque de paralysie. Ses yeux fous lancent des éclairs.
— Fumier ! gronde-t-il, je savais bien que c’était toi !
Il a son feu à mufle court.
Pan ! Pan ! Pan !
Trois bastos voltigent dans le poste de pilotage…
Je n’ai eu que le temps de me jeter par terre et c’est le nègre qui déguste… Il pique du nez sur son gouvernail et répand son bon raisiné sur le linoléum.
Je ne perds pas mon temps à lui demander si ça va. À mon tour de cracher de la mitraille ! Après les trois coups de feu du blond, il y a eu ce petit clic ridicule que font les rigolos pour annoncer que le magasin est vide.
Je ne me presse pas, moi… Je vise soigneusement entre les châsses de cette saloperie. Je pense très fort à la môme Grâce. Le moment de la justice a sonné, pour employer un langage fleuri. L’autre andouille est déjà mort de frousse. Il sait qu’il s’est précipité trop vite, qu’il a raté son coup et qu’il va incessamment et peut-être avant, passer à la casserole.
Mon feu fait un petit bruit comparativement à son canon de marine.
Soudain, un troisième œil lui naît au milieu du front. Un œil tout rouge, comme celui de Moscou.
Il ne profère pas le moindre mot. Il reste un instant debout, très droit, immobile comme si on l’avait statufié. Puis il s’écroule en arrière et débaroule l’escalier.
M’est avis que, cette bonne chose étant réglée, il faut penser à la situation… Elle devient critique… Nous sommes loin de la terre et il n’y a pas un bateau en vue… Quant au nôtre, vu de loin, il doit ressembler à une omelette flambée.
Le feu a gagné le pont et c’est le grand sauve-qui-peut ! Les chaloupes à la mer et chacun pour soi, Dieu pour tous !
Le tumulte est à son comble… Ça se bouscule au portillon ! Ça piétine, ça se fout des gnons sur la tomate ; ça gueule…
C’est pas beau à voir des hommes qui ont peur ! croyez-moi !
Bientôt, j’avise deux grandes chaloupes qui s’éloignent du bateau à force de rames…
J’ai un triste sourire… Me voilà seulard sur le yacht en flammes. Mon astuce s’est retournée contre moi… Je vais claquer comme un rat dans l’immense brasier flottant.
Je descends sur le pont.
C’est alors que j’ai une secousse… Une forte, une vraie… Droit devant moi, sur la passerelle, il y a Stone. Un Stone implacable, très calme, très sûr de soi… Il tient un revolver à la main…
— Ah ! vous voilà ! dit-il. Je ne savais pas où vous vous cachiez mais je pensais bien que vous vous montreriez…
Il a un feu, j’en ai un…
Nous sommes seuls sur le barlu… Au lieu de nous occuper de notre salut, nous ne pensons qu’à nous bousiller. Chacun a besoin de la mort de l’autre…
Je fais un saut de côté pour le dérouter et je presse la détente de mon arme. Mais il n’a pas été dupe. Lui aussi a fait un saut de côté. Ma balle lui siffle aux oreilles et va se perdre dans les flots.
— Manqué, dit-il seulement…
Je ne songe pas à persifler… Ce que j’éprouve en ce moment n’est pas racontable. Je suis coincé dans l’angle du bastingage. Stone va tirer… Je ne peux rien pour moi…
J’adresse au ciel une petite prière en priorité.
— Mon Dieu, je vous en supplie, ne faites pas le méchant, je suis un bon petit San-Antonio qui n’a jamais fait de mal aux honnêtes gens…
Mais le Bon Dieu n’entre pas dans ces considérations extrahumaines.
Stone sourit…
Et son sourire se transforme en grimace. J’ai eu un réflexe inconscient, comme le sont du reste tous les réflexes. J’ai pressé la détente de mon feu une seconde fois, sans viser, sans y penser, alors que j’avais la main pendante. La balle est allée se ficher dans sa viande, en haut de la cuisse… Il pâlit et serre les dents…
Un mot anglais que je ne sais pas traduire mais qui doit fort bien exprimer sa pensée lui vient aux lèvres.
— D’accord, je lui fais. Vous êtes fini… Vous allez griller sur votre damné rafiot comme un beignet… Moi, je vais claquer d’une balle, c’est beaucoup mieux…
Il tire…
Un coup de fouet me fait chanceler. Celle-là je l’ai interceptée vilain…
Je ne sens rien ; j’ignore où la balle m’a atteint… il tire à nouveau, et à nouveau je sens ce coup de fouet sur mon corps.
Pourtant je ne perds pas connaissance… Une très vague douleur naît en moi… Elle s’installe, elle ronge…
— Pas d’erreur, je murmure, tu vas crever…
J’éclate de rire en voyant qu’un mât en flamme va tomber sur nous. Stone me regarde en grimaçant un sourire… Il ne se rend compte de rien, il est tout à sa joie sadique.
Un craquement ; il se retourne : trop tard ! Le mât lui arrive sur le coin de la hure avant qu’il ait eu le temps de dire « ouf ». Il pousse un cri. La pièce de bois lui a cassé les reins et il gît sur le pont, lamentable comme un chien à l’agonie… Mille flammèches, pareilles à des insectes lui sautent dessus, voraces !
Ses fringues s’enflamment. Il hurle ! Terminée, la superbe de l’armateur…
Je fais un pas en avant, je ne tombe toujours pas… Par contre, je constate que je ne peux plus lever le bras gauche. C’est à l’épaule que j’ai bloqué les pruneaux…
Me voici seul sur l’épave en feu… Le barlu va couler d’un moment à l’autre… Ma seule ressource consiste à piquer une tête dans la baille, mais, dans l’état où je suis il m’est absolument impossible de nager.
Que faire ?
Le mât est tombé à moins de vingt centimètres de moi. Dans la chute, il s’est brisé en tronçons multiples.
Je cramponne un gros morcif dont seule l’extrémité brûle. C’est du bois dur et ça pèse au moins trente kilos… Je réussis cependant à le balancer par-dessus bord.
La flotte éteint le foyer ardent. Je repère le bout de bois dansant sur les flots. J’enjambe le bastingage et je saute au jus…
Me voici dans la flotte. Je tousse, je fais les mouvements nécessaires avec trois membres seulement… J’ai perdu de vue le tronçon de mât et j’ai des sueurs froides, moralement du moins.
Tout à coup, je ressens un coup sur la noix. C’est mon mât que je viens de heurter de la tête… Je le saisis de mon bras valide, je passe une jambe par-dessus et j’attends qu’il veuille bien m’éloigner du yacht…
La flotte saumâtre me rentre dans la bouche, dans le nez, m’irrite la gorge… J’ai froid, j’ai mal… Je voudrais être dans un bon lit douillet et dormir, dormir jusqu’à la consommation des siècles. C’est ça qui serait O.K. !
« Attention, San-Antonio, te laisse pas aller… Si tu lâches la rampe t’es ficelé… Tiens bon, mon gars… Tiens bon… »
Je m’accroche désespérément à mon morceau de bois. Je l’étreins farouchement… jamais je n’ai serré si fort une gonzesse.
C’est ça qui serait bon aussi… Une belle gonzesse dans le lit douillet dont je rêve… Elle me donnerait sa bonne chaleur douce et parfumée… Sa chaleur de fille… Elle sentirait la santé et l’amour… Je n’aurais pas besoin de me cramponner, je lâcherais tout et je me blottirais dans ses bras comme un môme…
Oh ! oui, c’est fameux !
« Hé ! Fais gaffe, San-Antonio. Tu es en train de dérailler doucement… C’est pas vrai, tu n’es pas au pieu avec une mousmé ! T’es au milieu de l’océan, blessé, malade, affaibli… Tu te cramponnes à un morceau de bois pour essayer de prolonger un peu ta garce de vie.
« Elle est garce, la vie ; mais elle est bonne tout de même…
« Malgré ce goût de sel dans la bouche, malgré cette fièvre qui te ronge, cette blessure qui t’affaiblit… Elle est bonne… Elle est rose… Rose comme la jolie gonzesse qui est dans le lit avec toi et qui te caresse doucement, tendrement…
« Une gonzesse sensationnelle, vraiment… Elle a des cheveux blonds, comme Grace, et un petit sourire triste et lointain, toujours comme Grace…
« Elle te chuchote des mots doux qui te font chaud au cœur. Elle te dit que tu ne crains rien, que tu peux tout lâcher, que tu es dans un bon lit, que la chambre est chauffée… Elle te tient la main… »
Une main de femme, moi j’aime ça…
« Il ne faut pas avoir peur, San-Antonio, t’es paré… Tu les as eus, et maintenant il faut te soigner ; te laisser soigner…
« Quand on a la chance d’avoir à côté de soi une gentille petite souris, toute blonde, toute rose, avec la peau douce et la voix comme du duvet… Oui, quand on a cette chance-là, on n’a plus besoin de se cramponner à un con de morceau de bois qui vous communique sa frigidité…
« Lâche tout, San-Antonio, te bile pas, mon gars…
« La vie est bonne, la vie est rose… »
Je fais un saut terrible !
Pas d’histoire ! Voilà encore que je déraille… Ça y est, j’ai largué mon bout de mât ! Nom de Dieu ! Je suis fini… Je ne peux plus remuer les bras, je ne peux plus nager… Je coule… Je coule…
— Ne vous agitez pas, me dit une voix…
J’ouvre les yeux : j’aperçois une belle souris blonde et rose, habillée en blanc…
Derrière elle se tient le chef. Parfaitement, le boss. Je suis en pleine agonie, en plein délire…
— Ne vous agitez pas, répète le chef. Vous êtes tiré d’affaire, mon petit…
Quand il m’appelle mon petit, le tondu, c’est qu’il est ému comme une jouvencelle…
— Le mât ! je dis. Laissez-moi attraper ce putain de mât !
— Vous n’en avez plus besoin, San-Antonio, on vous a repêché. Vous êtes dans un lit ! Dans un lit !
Je murmure :
— Dans un lit !
Ça me paraît impossible… Bon Dieu, il n’y a pas une minute, j’étais entortillé après ce bout de bois ! Comment pourrais-je me trouver dans un vrai lit ?
Et puis, le chef, ici ! Vous voyez bien que je délire… Je suffoque, du reste, la flotte me rentre dans la carcasse, je prends l’eau comme un panier à salade…
Un panier à salade ! Un flic transformé en panier à salade ! C’est gondolant, nom de foutre !
Je ris, mais ça me fait mal quand je ris, c’est comme dans la blague !
— Il rit ! dit une voix de femme…
— C’est une de ses caractéristiques, affirme la voix du boss.
Pas d’erreur, je ne suis plus dans le cirage ! Je vis ! Je vis…
— Patron, fais-je…
— Mon petit ?
— La vie est rose, hein ?
— Oui, dit le boss, la vie est rose…
Sur cette certitude, je m’endors…