Où il est question de neige en plein été !
L’heure la plus épatante dans cette clinique de Londres, c’est celle qui précède le sommeil du soir.
Car il y a plusieurs sommeils : celui du matin, celui de l’après-midi et celui de la nuit !
Le soir, après le repas, entre la poire et le dodo, je reste une petite demi-heure seul avec mon infirmière. Elle s’appelle Dolly et elle parle le français… Elle est blonde et rose.
Je l’ai paluchée un soir à l’improviste, comme elle était penchée sur moi pour ajuster mes oreillers.
Nos yeux se sont croisés et elle a rougi parce que les miens contenaient un tas de choses qui font rougir les gonzesses bien élevées.
J’ai fait : « Mff » avec ma bouche pour l’inviter à trinquer.
Elle a hésité. Je croyais qu’elle allait m’envoyer ramasser des fraises mais, brusquement, j’ai eu ses lèvres sur les miennes, comme on dit dans les romans pour jeunes filles avancées. Sa bouche avait un goût de fruit mûr… J’ai mordu là-dedans comme dans une pomme. Et ma main est allée en exploration… D’abord, elle s’est cambrée… Elle a failli m’échapper, la petite garce ! Seulement, j’ai attaqué d’après mon dispositif 32 bis amélioré et tout ce qu’elle a pu faire, ç’a été de se jeter sur moi.
Y a des habitudes à prendre. Tous les soirs on remet la gomme ! En variant, bien sûr… Et elle tire le verrou… C’est rigolo tout plein ; les dames qui voudraient des explications complémentaires n’ont qu’à se mettre en rang par deux, je leur expliquerai ça en long et peut-être en large…
— Alors, murmure Dolly, lorsque, ce soir-là, j’ai achevé ma démonstration, vous partez demain ?
— Mais oui, mon ange.
— Vous retournez en France ?
— Pas tout de suite. J’ai un petit travail à terminer…
— Alors nous pourrons nous revoir ?
— C’est ça, et nous revoir dans un endroit peinard où je pourrai te parler de la France, chère âme !
Elle m’embrasse farouchement et sort.
C’est une drôle de pétroleuse. Des gerces comme ça feraient fondre une banquise.
Lorsqu’elle est sortie, je me mets à penser avec méthode. Pas à elle, non ! Les souris ça va sur le moment, seulement faut pas leur consacrer son intellect because on est vite déguisé en vieillard sénile !
Je pense à l’affaire, car elle est loin d’être terminée.
Peut-être, curieux comme vous l’êtes, aimeriez-vous être affranchis sur mes ultimes aventures ? C’est bien simple, un chalutier, alerté par les S.O.S. du yacht, est arrivé sur les lieux du sinistre. Il n’a trouvé qu’un pauvre mec évanoui tenant serré un tronçon de mât… J’étais, paraît-il, tellement mal en point qu’ils m’ont cru mort. Seulement, San-Antonio ne calanche pas comme ça.
Pour être fadé, j’étais fadé. Jugez-en plutôt !
Une congestion pulmonaire ! Une blessure large comme un verre à porto au sommet de l’épaule ! Un état de faiblesse catastrophique ! Ma tension, pour vous dire, était tombée à quatre et on avait peur que le transport me soit fatal… Mais j’ai tenu le coup.
Voyez : auréomycine, transfusions et tout le barnum !
Au bout de huit jours, j’étais tiré d’affaire. Au bout de quinze, je n’avais plus de température et je me levais, au bout de vingt je pouvais quitter la clinique…
L’histoire du yacht a fait un drôle de cri dans la presse. Mais on a mis ça sur le compte d’un accident. L’épave ayant coulé, il ne restait pas traces du massacre. Les matelots rescapés n’ont pas soufflé mot.
Brandon est venu me reconnaître, il a alerté le chef qui, malgré son soi-disant désintéressement de l’affaire, a bondi à mon chevet. À eux deux, ils ont fait le nécessaire pour que mon nom ne soit pas prononcé…
La justice anglaise est tellement pointilleuse ! Mieux valait pour ma tranquillité que le coup s’efface…
J’ai fait à Brandon un résumé impeccable des faits, sans rien omettre. Qu’il se débrouille…
Un coup discret est frappé à la porte.
— Entrez ! dis-je.
La garde de nuit passe sa trogne de mulot par l’entrebâillement.
— It’s a policeman ! dit-elle…
— O.K. !
Brandon entre. Il porte un imperméable de bonne marque, couleur de muraille triste. Il a son chapeau à bords roulés à la main, son parapluie roulé accroché au bras, et sa femme bien roulée aussi doit être at home en train de rouler le pudding familial.
— Tiens ! fais-je, quel bon vent !
Brandon m’adressa un sourire compatissant, courtois, plein de bonne camaraderie. Il jette un coup d’œil professionnel à ma feuille de température dont la ligne journalière est descendante.
— Vous allez bien ! fait-il d’un ton empli d’une réconfortante certitude.
— Le Pont-Neuf ! admets-je…
— Bravo… Votre blessure ?
— Douloureuse, mais en bonne voie et le toubib m’a juré que je ne resterai pas paralysé…
— Parfait, parfait…
Il pose la main sur le dossier d’une chaise.
— Vous permettez ?
— Faites…
Il s’assied, pose son parapluie bien roulé entre ses jambes, accroche après le manche de l’engin son chapeau à bords roulés et tapote le col de chemise que sa femme bien roulée lui a amidonné afin qu’il ait davantage l’air d’un dindon, sans doute.
— Commissaire, je suis venu vous parler de notre affaire.
— Bonne idée !
— Suivant vos indications, j’ai perquisitionné chez Stone. J’ai pu ouvrir le coffre et j’ai découvert la cargaison de cocaïne. Cet homme était à la tête d’un important trafic de stupéfiants. Il avait de nombreux revendeurs dans tout le pays et je le soupçonne même d’avoir eu un rayonnement international.
— Je suis bien aise de l’entendre…
— Ce que je ne comprends pas, dit-il, c’est comment, partant de Rolle, condamné à mort pour homicide, vous êtes parvenu à démasquer cet homme ?
— Je crois vous avoir résumé le processus de mes investigations, mon cher collègue.
— C’est vrai. Aussi, comprenez, ça c’est pas une question que je vous pose. Je dis cela sur un ton vague. D’après vous, quel rapport existe-t-il entre Stone et Rolle ? Car il en existe un, puisque partant de l’un, vous êtes arrivé à l’autre…
Je me frotte le menton où ma barbe n’en finit pas de croître.
— Cette fille, Martha Auburtin… dis-je enfin. Je voulais l’interroger au sujet d’Emmanuel Rolle. En la cherchant j’ai trouvé son cadavre. Ce qui, automatiquement, m’a amené à chercher son assassin présumé…
— Higgins ?
— Higgins, oui… L’homme aux cheveux gris. À propos de ce mec, vous avez du nouveau sur lui ?
— Non. Il semble s’être volatilisé…
— Sa voiture, l’Hillmann rouge ?
— Nous l’avons trouvée dans un garage de Douvres où il la laissait régulièrement, ce qui m’inciterait à penser qu’il a filé en France.
Elle s’y trouvait depuis plusieurs semaines. Aucune trace intéressante. Cette auto portait un faux numéro minéralogique…
Je fais la moue.
— Oui, de ce côté, ça m’a l’air bougrement négatif ?
— Ça l’est !
— Vous pensez qu’Emmanuel Rolle était affilié à la bande ?
Je hausse les épaules.
— Difficile à dire. Franchement, je ne puis me prononcer…
— Tout ceci reste très mystérieux, soupire Brandon…
— En effet…
Son nez pointu bouge. On dirait un lapin. Il a envie de me demander quelque chose, mais il n’ose le faire… J’attends qu’il se décide ; de mon plumard, je suis le petit roi.
— Dites-moi, San-Antonio, dit-il. Vous sortez de l’hôpital demain, n’est-ce pas ?
— Exact.
— Vous… vous rentrez en France immédiatement, bien entendu ?
Je souris.
— Pas sûr…
— Vraiment ?
— Non, j’aimerais retourner un peu à Northampton. J’ai dans l’idée qu’il y a des choses à découvrir là-bas… C’est de ce pays que partait la ficelle remontant à la source, c’est-à-dire au coffre de Stone. Il faut toujours reprendre les choses à la source…
— Très bien…
Il paraît soulagé.
— M. le commissaire, verriez-vous un inconvénient à ce que je vous assiste ?
Je le regarde.
— Écoutez, Brandon, fais-je, jouons franc-jeu, voulez-vous ? Sous le terme courtois « d’assistance » vous entendez me surveiller car vous me trouvez un peu trop saccageur, non ?
Il se tait. Ses genoux pointus se serrent sur le pépin roulé.
— Nullement, assure-t-il. Je suis sincère, commissaire… Je pense que vous êtes une nature d’exception car votre méthode relève plus du « sens » que de la logique et j’aimerais vous voir travailler. De plus, il me semble que vous ne parlez pas l’anglais…
Je l’examine attentivement. Son visage criblé de taches de rousseur est pur comme un ciel de printemps.
Il est sincère, je le sens.
— À mon tour d’être franc, Brandon. Oui, je marche au pifomètre, au nez, au pif, au tarin pour être précis ; seulement c’est un système qui ne peut avoir d’efficacité que dans la fantaisie…
« Oui… Si vous m’accompagniez, mes faits et gestes prendraient aussitôt des allures de démarche et c’est ça que je dois éviter… »
Il soupire :
— Sorry…
— Non, ne regrettez pas. Tenez, on va faire une chose : attendez-moi à partir de demain soir à l’auberge du « Lion Couronné ». Au moindre accroc je vous fais signe, ça boume ?
Il a un petit rire en incisives.
— Ça boume, répète-t-il avec son accent qui fait très Philéas Fog.
Il reprend son riflard, son chapeau et sa dignité. Il se lève.
— Avez-vous besoin de quelque chose ?
— D’une voiture automobile…
— J’en mettrai une à votre disposition demain dans la cour de la clinique…
— Merci. Oh ! dites, à propos de voiture, j’en avais loué une à un compatriote à moi : garage Excelsior, Northampton. Cette guindé est restée devant chez Stone…
— Ne vous tourmentez pas, murmure Brandon, il y a longtemps que je l’ai réexpédiée à son propriétaire.
Il sort.
Ces mecs du Yard, y a pas à baver, ils sont organisés…
Enfin, ce qui fait plaisir dans tout ça, c’est que les caïds anglais demandent à prendre du feu…
Le petit Français déguisé en curé qui vient leur lever une affaire de neige…
En plein été !
Vous allez dire que je vanne. Sans doute est-ce vrai, mais avouez qu’il y a de quoi !