Où il est encore question d’un pélican triste

— Bonjour, monsieur Standley, vous me reconnaissez ?

Le vieux pharmago est plus triste que jamais, avec son goitre, sa peau grise et ses yeux à demi fermés…

Il a un signe de tête affirmatif…

— À la bonne heure ! Je vois que vous êtes physionomiste…

Il me considère mornement. Sa boutique est vide de clients. Des araignées sont en train de mettre au point un service d’urbanisme pour la capture générale de toutes les mouches qui décorent les bocaux de points noirs. Leurs toiles s’étendent de partout…

Je referme la porte et je m’avance dans le magasin.

— Vous avez vu, cette pauvre Martha ? dis-je… Pas de chance, hein ? Une jolie fille comme ça…

Il hoche la tête d’un air lamentable. Lui, il n’a plus la force de s’apitoyer sur les malheurs de ses relations, il est descendu jusqu’au fond de la tristesse et il y bivouaque.

Veuillez enregistrer que, depuis mon entrée, il ne s’est pas exprimé autrement que par signes, ce qui pourrait laisser entendre qu’il est devenu muet, depuis la dernière fois…

— Tiens ! fais-je… J’ai beaucoup parlé de vous, il y a quelque temps…

Il lève une paupière, une seule, et son œil jaunâtre de cheval malade me fixe durement soudain.

— Vraiment ? murmure-t-il…

C’est bon de l’entendre parler. Son verbe ressemble un peu à un croassement, mais c’est du moins un bruit. Et le bruit, dans ce magasin, c’est ce qui fait le plus défaut (ça et les clients !).

— Oui, renchéris-je, revenant à mon idée. Je parlais de vous…

— Puis-je savoir avec qui ?

— Avec un homme qui vous connaissait… Je dis qui vous connaissait car il est mort… Vous avez dû lire ça dans le journal, puisqu’il s’agit de M. Stone.

Il rabaisse sa paupière lourde…

— N’est-ce pas ? insisté-je.

— Je ne sais pas de qui vous parlez, fait le bonhomme ? Comment avez-vous dit ?

— Stone… Les Messageries Stone, Bristol… Le yacht en feu…

« Vous ne lisez donc pas les journaux ? »

— Fort peu, et les faits divers ne m’intéressent pas beaucoup…

— Pourtant Stone vous connaissait puisqu’il m’a parlé de vous, dis-je, mentant avec l’aplomb que vous savez.

— Cela me surprendrait, fait le potard sans élever la voix d’un quart de poil.

Il va être dur à manœuvrer. Il est Anglais, il connaît la loi anglaise. Il sait que sans une ombre de preuve je ne puis rien contre lui…

Seulement, il ne connaît pas encore San-Antonio, ce marchand de purges ! Il ne sait pas que la loi anglaise, moi, je m’en torche !

Du reste, je vais le lui prouver sur l’heure !

— Je crois que nous ferions bien de mettre les choses au point, monsieur Standley…

Il reste debout, pensif, ressemblant de plus en plus à un pélican triste qui croyait s’être tapé un bon poisson et qui s’aperçoit qu’il n’a cravaté que des ressorts de sommier.

— Voyez-vous, dis-je, j’ai pu, grâce à certaines indications, découvrir le pot aux roses… J’ai mis la patte sur cette affaire de stupéfiants… Stone, acculé, m’a appris que vous étiez dans le circuit. Votre soi-disant assistante faisait le transport et votre officine en demi-faillite servait de plaque tournante à la drogue…

Il secoue ses épaules en bouteille d’eau Perrier.

— Vous construisez un roman, ricana-t-il… Je ne vois pas pourquoi vous me le racontez à moi… Si vous pensez une chose semblable, allez le raconter à la police !

Je vous avouerai que je suis un peu décontenancé par la fermeté de cette attitude. Fais-je fausse route ? Pourtant mon instinct me dit que le vieux bluffe vachement. De toute façon il n’est plus temps de battre en retraite…

— Écoutez, Standley. Je pense que vous êtes un homme sensé, hé ?

— Je le pense également, répondit-il.

— Bon, alors ouvrez grandes vos esgourdes (oreilles en français académique) et ne vous hâtez pas de me répondre… Si je suis venu seul ici, c’est parce que j’ai une idée derrière la tête et cette idée consiste en un marché que je vous propose…

— Tiens, tiens…

— Interjections non valables, je rigole. Attendez la suite. Je sais quel rôle vous avez joué dans cette histoire. J’ai trouvé une lettre que le grand au gilet de daim, vous savez, le Français ? a écrite à Martha. Dans cette lettre il parlait de vous…

Je ne précise pas qu’il se contentait de l’appeler « le vieux ».

« Cette bafouille, poursuis-je, je l’ai jointe au long rapport que j’ai écrit sur mon enquête. Le Yard serait très heureux de l’avoir. Il vous coûterait cher, ce rapport, Standley : très cher. N’oubliez pas que Martha Auburtin est morte empoisonnée. Elle était votre complice et vous, vous êtes marchand de poison, ce sont là deux considérations dont la police anglaise ne manquera pas de tenir compte, croyez-moi… Si bien que vous pourriez fort bien vous retrouver un matin avec deux mètres de chanvre noués autour du cou. Vous voyez ce que je veux dire ? J’ai vu pendre Emmanuel Rolle, c’est même pour l’assister que j’étais venu dans votre brumeux patelin ; eh bien ! ça n’a rien de folichon, parole de flic !

Il demeure immobile…

— Vous ne dites rien ? fais-je, histoire de l’asticoter…

Il hausse les épaules.

— Que répondrai-je à une histoire aussi stupide, aussi privée de sens pour moi ? Vous faites fausse route, monsieur le policier ; remettez ce rapport, cette lettre aux autorités d’ici qui agiront comme bon leur semblera…

Merde arabe ! Je n’en viendrai jamais à bout !

Je me lève…

— D’accord, murmuré-je, puisque vous y tenez… Moi, ça m’aurait arrangé de devenir amnésique moyennant un millier de livres !

Il hausse son même store.

— Oui. Vous comprenez, insistai-je, ici j’enquête à titre officieux, tout ce qu’il y a d’officieux et de privé. Je n’ai qu’un souci : rentrer au plus tôt chez moi et oublier tout ce biseness à la graisse de cheval mécanique, vous comprenez ?

— Vous êtes un maître-chanteur ? demande-t-il, exactement avec la voix qu’il aurait pour demander un renseignement à l’agence Cook.

— Oh ! C’est là un bien gros mot, monsieur Standley…

— Est-ce une caractéristique de la police française ? insiste-t-il.

— C’est aller un peu vite et un peu loin que de prétendre cela !

— Alors, voulez-vous avoir la bonté de partir d’ici ? déclare-t-il.

— Je vais prévenir la police…

— Vous vous répétez. Faites-le, mais quittez mon domicile…

Je n’ai encore jamais trouvé un oiseau possédant cette maîtrise.

J’avise un appareil téléphonique mural.

— Vous l’aurez voulu, dis-je…

J’écarte le vieux jeton d’une bourrade ferme. Je vais à l’appareil. Dieu merci ! je me suis muni du numéro de l’auberge afin de pouvoir appeler Brandon.

Je décroche. La standardiste gueule :

— Allô !

— Give-me the 41–42, please !

Elle me le passe.

— Inspector Brandon, please !

La voix du collègue retentit.

— Oh ! C’est vous. Heureux de vous entendre. Du nouveau ?

— Oui, dis-je en regardant le pharmacien droit dans les mirettes. Voulez-vous me rejoindre chez Standley, l’employeur de feue Martha Auburtin. Je vais vous y donner une preuve de sa culpabilité !

— J’arrive.

Je pose l’écouteur sur sa fourche.

— Voilà, dis-je, puisque vous préférez ça…

Cette fois, il a l’air ébranlé. Il tourne la tête de côté.

— Ça peut encore s’arranger moyennant mille livres, insisté-je…

Pour toute réponse, il a un haussement d’épaules méprisant.

Vieux fumelard ! Il m’aurait lâché un millier de lacsés, cela constituait une preuve.

Lentement, il passe derrière ses vitrines.

— Hé là ! petit père, dis-je en exhibant ma rapière, cherchez pas à voyager ou alors je fais du dégât dans la trass !

Il ne répond rien. Il ouvre un petit tiroir… Si c’est un pétard qu’il cherche, je lui promets une décoction de valdas avant qu’il l’ait levé de dix centimètres… Mais non… Il sort une petite boîte de bonbons. Il l’ouvre, s’empare délicatement d’une sorte de boule de gomme et se la fourre dans le bec.

— C’est pour la toux ? je demande en riant.

Il secoue la tête.

— Oui, dit-il, et pour le reste.

Paroles sibyllines, penserez-vous ?

Pas tellement, car ce sont ces dernières. Il s’effondre comme un mur s’écroule, sans pousser un cri…

Le cyanure est une chose qui ne pardonne pas.

Je bondis. Il est trop tard. Il aura prononcé ses derniers mots en français… La vie est étrange !

Ce que j’ai pris pour des bonbons, ce sont des boules de poison.

Il s’est fait ça à la Goering, Standley… Le voilà débarrassé de son goitre, de la vie et de ses emmerdements.

Moi qui voulais obtenir une preuve de sa culpabilité !

Seulement hélas, les morts ne sont pas bavards.

— L’hécatombe continue, Brandon, dis-je à mon confrère au parapluie roulé.

Ce gars-là, vous le feriez asseoir sur un ménage de hérissons, il ne se départirait pas pour autant de son petit air d’enfant bien sage. Il fait écolier studieux et, sur sa mine, on est prêt à lui refiler le premier prix d’exactitude et un accessit en math.

Il examine le cadavre du potard tandis que je lui relate mon entretien avec celui-ci.

— Vous passez sur les malfaiteurs comme un faucheur dans un pré, dit-il avec une ombre de reproche… Le régime de la terre brûlée, en quelque sorte…

— Excusez-moi… Cela relève de la méthode dont je vous parlais à l’hosto. Vous vous souvenez ?…

— La méthode particulière, ironise-t-il.

— C’est ça… Elle est un peu expéditive, mais elle a du bon. Ainsi, ne possédant aucune preuve contre lui, vous n’auriez pu forcer son mur de silence… Maintenant il s’est mis à jour lui-même vis-à-vis de la société… Il ne vous reste plus qu’à perquisitionner par ici pour dénicher la neige poudreuse et, certainement, un quelconque registre secret des abonnés à la drogue…