Je me sentais près de vomir. L’idée de cette créature, cachée juste derrière moi, tout le temps de notre retour de l’Iowa, était plus que n’en pouvait supporter mon estomac. Je ne suis pourtant pas délicat – mais on n’arrive pas à imaginer l’effet que ces êtres peuvent vous faire, tant qu’on n’en a pas vu, en sachant bien de quoi il s’agit.

J’avalai ma salive. « Essayons de comprendre, dis-je. Nous pouvons peut-être encore sauver Jarvis. »

Je ne le pensais pas vraiment. J’avais tout au fond de moi la conviction intime qu’un homme possédé par un de ces êtres en restait marqué pour toujours.

Le Patron nous fit signe de reculer.

« Ne t’occupe pas de Jarvis !

— Mais…

— Assez ! Si on peut le sauver, cela ne lui fera pas de mal d’attendre un peu plus. Et d’ailleurs…»

Il se tut. Moi aussi. J’avais compris ce qu’il voulait dire. Un agent se remplace, mais le pays, lui, ne se remplace pas.

Son arme à la main, le Patron continuait à examiner avec méfiance la chose qui palpitait sur le dos de Jarvis. « Appelle le Président, dit-il à Mary. Code spécial 0007. »

Mary se dirigea vers le bureau. Je l’entendis parler dans l’appareil, mais toute mon attention était concentrée sur le parasite. Il ne faisait aucun mouvement pour quitter son porteur.

« Je ne peux pas l’obtenir, dit bientôt Mary. Mais j’ai un de ses aides de camp à l’appareil : Mr. MacDonough. » Le Patron fit une grimace. MacDonough est un homme aimable et intelligent, mais il n’a changé d’idée sur rien depuis vingt ans. Le Président s’en sert comme de tampon.

Le Patron se mit à vociférer, sans même prendre la peine de s’approcher du parleur.

Non, le Président n’était pas visible. Non, on ne pouvait pas lui faire parvenir de message. Non, Mr. MacDonough ne sortait pas des limites de ses attributions. Non, le Patron ne figurait pas sur la liste des exceptions prévues. En admettant, du reste, qu’une telle liste existât… Oui, Mr. MacDonough serait heureux de lui obtenir une audience. C’était une chose promise. Vendredi prochain lui conviendrait-il ? Dès aujourd’hui ? Il n’en était pas question. Demain ? Impossible.

Le Patron coupa. Il semblait friser l’apoplexie. Il respira deux ou trois fois à grands coups et ses traits se détendirent.

« Appelle-moi le docteur Graves, dit-il à Davidson. Et vous autres, tenez-vous à distance. »

Le chef du laboratoire biologique arriva bientôt.

« Docteur, dit le Patron, en voilà un qui n’est pas mort. »

Graves regarda de près le dos de Jarvis. « Très intéressant », dit-il seulement. Il mit un genou à terre.

« Reculez ! »

Graves leva la tête. « Mais il faut bien que je…

— Pas question ! Je veux que vous l’étudiiez, d’accord, mais il faut d’abord que vous me le conserviez vivant. En deuxième lieu il faut l’empêcher de s’échapper. En troisième lieu il faut vous protéger vous-même contre lui. »

Graves sourit.

« Ça ne me fait pas peur. Je…

— Il faut en avoir peur ! C’est un ordre.

— J’allais vous dire qu’il faudrait que je mette au point un incubateur pour le garder en vie après que nous l’aurons enlevé de son porteur. Il est évident que ces êtres ont besoin d’oxygène. Non pas d’oxygène libre, mais d’oxygène fourni par le porteur. Un gros chien suffirait peut-être…

— Non, dit sèchement le Patron. Laissez-le là où il est.

— Quoi ? Cet homme est volontaire ? »

Le Patron ne répondit pas.

« Tout cobaye humain doit être volontaire, insista Graves. C’est une question de conscience professionnelle. »

Ces sacrés savants ne parviennent jamais à se mettre dans la tête ce que c’est que la discipline.

« Docteur Graves, dit tranquillement le Patron, chacun de mes agents est volontaire pour ce que je juge bon de lui demander. Je vous prie d’exécuter mes ordres. Faites venir une civière. Et faites attention à vous. »

Quand ils eurent emmené Jarvis, Davidson, Mary et moi allâmes au bar prendre un drink ou deux. Nous en avions besoin. Davidson tremblait, sans pouvoir s’arrêter. Je vis que son premier drink ne le remettait pas d’aplomb.

« Tu sais, mon vieux Dave, lui dis-je, je suis aussi affligé que toi de ce qui est arrivé à ces pauvres filles… mais nous n’y pouvions rien. Mets-toi bien ça dans l’idée.

— Ç’a été dur ? demanda Mary.

— Assez dur. Je ne sais pas combien nous en avons tué. Nous n’avions pas le temps de prendre des gants. Ce n’était pas sur des êtres humains que nous tirions, mais sur des parasites. »

Je me tournai vers Davidson.

« Tu ne peux donc pas comprendre ça ?

— C’est justement… Elles n’étaient plus humaines… Je serais très capable d’abattre mon propre frère, si j’en avais l’ordre, mais ces êtres-là étaient… déshumanisés. Même quand on leur tirait dessus, elles continuaient à avancer sur vous. Elles ne…»

Il s’interrompit.

Je ne ressentais en moi que de la pitié. Au bout d’un moment il s’en alla. Mary et moi continuâmes à causer quelque temps encore. Nous cherchions des solutions, mais nous n’aboutissions à rien. Tout à coup elle me dit qu’elle avait sommeil et gagna le dortoir des femmes. Le Patron avait ordonné à tous ses agents de passer la nuit dans les locaux de la Section. Je me dirigeai vers le quartier des hommes où je me glissai dans un sac de couchage.

Ce fut la sirène d’alerte aérienne qui me réveilla. Je sautai sur mes vêtements. Les sirènes venaient de se taire quand la voix du Patron retentit dans les haut-parleurs du téléphone intérieur. « Appliquez les consignes antigaz et antiradiations. Fermez tout. Rassemblement immédiat dans la salle de conférences. »

En ma qualité d’agent de l’extérieur, je n’avais pas de consignes particulières à appliquer. Je gagnai donc les bureaux par le passage souterrain. Le Patron était déjà dans la grande salle de conférences. Il avait l’air dur et résolu. J’aurais bien voulu lui demander ce qui se passait, mais il y avait une douzaine d’employés, d’agents et de sténos près de nous. Au bout d’un moment, le Patron m’envoya demander la liste d’appel à la sentinelle qui montait la garde à la porte. Il fit l’appel lui-même et nous pûmes bientôt constater que tout le monde était rassemblé dans la salle, depuis la vieille Miss Haines, la secrétaire du Patron, jusqu’au garçon du bar. Tout le monde sauf la sentinelle de la porte et Jarvis. Il ne s’agissait pas de faire une erreur ! Heureusement nous pointons les entrées et les sorties du personnel avec plus de soin qu’une banque ne surveille ses mouvements de fonds.

Je fus de nouveau chargé d’aller appeler la sentinelle. Il fallut une confirmation personnelle du Patron pour que mon camarade acceptât de quitter son poste. Il tira le verrou de sûreté et me suivit enfin. En rejoignant les autres, je vis que Jarvis était déjà là. Le docteur Graves et un technicien du labo l’accompagnaient. Il était vêtu d’une robe de chambre et semblait avoir sa connaissance, bien qu’il parût un peu groggy.

Je commençais à entrevoir vaguement ce dont il s’agissait. Le Patron qui faisait face à son personnel gardait soigneusement ses distances. Il tira son pistolet.

« Un des parasites qui cherchent à envahir notre planète est en liberté parmi nous, dit-il. Certains d’entre vous ne savent que trop ce que cela signifie. Aux autres je vais donner quelques explications supplémentaires ; notre sécurité à tous, celle de toute notre race, dépendent de votre coopération totale et de votre obéissance absolue. »

Il poursuivit en expliquant brièvement, mais avec une pénible exactitude, ce qu’était un parasite et comment se présentait la situation.

« Bref, conclut-il, le parasite en question se trouve presque certainement dans cette pièce. L’un d’entre nous, bien qu’il ait gardé son apparence humaine, n’est plus qu’un automate qui agit suivant le bon plaisir de notre plus redoutable ennemi. »

Un murmure parcourut la salle. Les gens s’entre-regardaient. Quelques-uns s’écartèrent de leurs voisins. Quelques secondes plus tôt nous formions une équipe ; nous n’étions plus maintenant qu’une foule, où chacun se méfiait de tout le monde. Je me surpris en train de m’éloigner d’un garçon qui se trouvait à côté de moi et que je connaissais depuis des années : c’était Ronald, notre barman. Graves s’éclaircit la voix.

« Patron, commença-t-il, j’avais pourtant pris toutes les précautions raisonnables…

— Assez. Amenez Jarvis devant tout le monde et enlevez-lui sa robe de chambre. »

Graves se tut et se mit en devoir d’obéir, aidé de son adjoint, Jarvis ne paraissait pas se rendre exactement compte du heu où il se trouvait. Graves devait l’avoir drogué.

« Retournez-le », ordonna le Patron.

Jarvis se laissa docilement retourner. On voyait sur ses épaules et sa nuque la marque de la larve, sous la forme d’une éruption rouge.

« Vous voyez, poursuivit le Patron, à quel endroit la chose s’est collée à lui. »

Il y avait eu des murmures et un petit rire étouffé quand on avait déshabillé Jarvis. Un silence mortel suivit les paroles du Patron.

« Et maintenant, continua-t-il, nous allons capturer cette larve. Et, qui plus est, nous allons la capturer vivante. Vous avez tous vu à quel endroit du corps humain se fixent les parasites. Je vous avertis que si vous me tuez celui-là, moi, je tuerai le responsable. Si vous êtes forcés de tirer, visez bas. Viens ici, toi », conclut-il avec un geste de son pistolet dans ma direction.

Il me fit arrêter, à mi-chemin entre la foule et lui.

« Vous, Graves, asseyez Jarvis derrière moi. Non, ne lui remettez pas sa robe de chambre. »

Le Patron se retourna vers moi. « Pose ton pistolet à terre », ordonna-t-il.

Il dirigeait le sien vers mon nombril. Je fis très attention à la manière dont je tirai mon arme de son holster, et la fis glisser à deux mètres de moi.

« Et maintenant, déshabille-toi complètement. »

C’était là un ordre assez gênant à exécuter. Mais le pistolet du Patron m’aida à surmonter les inhibitions. En revanche ce n’était pas un encouragement d’entendre rigoler les femmes pendant que je me mettais à poil. « Pas mal », murmura l’une. « Un peu noueux », remarqua une autre. Je rougis.

Après m’avoir examiné, le Patron me dit de reprendre mon pistolet. « Aide-moi, ordonna-t-il, et surveille la porte. À vous, Dotty je ne sais quoi. C’est votre tour. »

Dotty était une des secrétaires. Elle n’avait bien entendu pas d’arme et portait un peignoir. Elle s’avança, s’arrêta et en resta là…

Le Patron agita son arme. « Allons, dépêchons. Enlevez-moi ça.

— Vous parlez sérieusement ? dit-elle n’en croyant pas ses oreilles.

— Plus vite que ça, nom de Dieu ! »

Elle sursauta.

« C’est bon ! Il n’y a pas de quoi m’engueuler. »

Elle se mordit les lèvres et défit sa ceinture.

« Ça devrait donner droit à une prime, dit-elle d’un air de défi avant de laisser tomber le peignoir à ses pieds.

— Collez-vous contre le mur, cria violemment le Patron. Renfrew, à toi. »

Les hommes avaient déjà assisté à mon supplice x : ils s’exécutèrent donc sans chichis, mais avec parfois un peu de gêne. Quant aux femmes, certaines rougirent et d’autres ricanèrent avec embarras, mais aucune ne protesta trop. En vingt minutes, il y avait plus de mètres carrés de peau humaine exposés dans la salle que je n’en avais jamais vu. Le tas de pistolets constituait un véritable arsenal.

Quand vint le tour de Mary, elle se déshabilla rapidement et sans faire de manières. Elle semblait n’y attacher aucune importance et portait son costume d’Ève avec beaucoup de dignité. Après son passage, le tas de quincaillerie s’accrut considérablement. Elle devait avoir une passion pour les engins de guerre !

Finalement nous nous retrouvâmes tous à poil et, manifestement, sans parasites. Il ne restait que le Patron et sa vieille fille de secrétaire. Je crois qu’il avait un peu peur de Miss Haines. Il paraissait gêné et tripotait le tas de vêtements du bout de sa canne. Il leva enfin les yeux. « Miss Haines…, s’il vous plaît…»

Mon vieux, me dis-je, cette fois-ci il va falloir employer la force !

Elle restait là à le toiser, pareille à une statue de la pudeur outragée. Je m’approchai.

« Et vous, Patron ? murmurai-je tout bas. Déshabillez-vous donc ! »

Il parut surpris.

« C’est sérieux, dis-je. Ce ne peut être qu’elle ou vous… Aussi bien l’un que l’autre. Allez, à poil ! »

Le Patron capitula devant l’inévitable.

« Qu’on la déshabille », dit-il.

Il se mit à tripoter ses propres fermetures Éclair d’un air morose. Je dis à Mary de se faire aider par deux femmes et de retirer les vêtements de Miss Haines. Quand je me retournai, le pantalon du Patron flottait déjà à mi-mât. Miss Haines voulut fuir.

Le Patron se trouvait entre nous. Je ne pouvais pas bien viser et tous mes collègues étaient désarmés. Je ne crois pas, du reste, que ç’ait été une faute de tactique : le Patron n’avait pas confiance en eux. Ils pouvaient fort bien tirer. Et il voulait capturer sa larve vivante…

Elle avait franchi la porte et fuyait déjà dans le couloir avant que j’aie repris mes esprits. J’aurais pu la blesser au vol mais je me sentais comme inhibé. Intellectuellement parlant, je n’avais pas encore réussi à changer de vitesse. Pour moi, elle était toujours la mère Haines, la redoutable secrétaire du Patron, qui m’engueulait quand je faisais des fautes de grammaire dans mes rapports. Et puis je ne voulais pas risquer de tuer son parasite.

Elle disparut dans une petite pièce. Une fois encore j’hésitai, par la force de l’habitude, avant de l’y suivre : c’était le lavabo réservé aux dames.

Mais je n’hésitai pas longtemps. J’ouvris la porte et jetai un coup d’œil dans la pièce, prêt à tirer.

Quelque chose vint me frapper derrière l’oreille droite.

Je ne peux pas décrire avec exactitude ce qui s’est passé dans les instants qui ont suivi. J’ai commencé par rester un petit bout de temps dans les pommes. Je me souviens d’une lutte, de cris confus. « Attention ! », « Nom de Dieu, elle m’a mordu ! », « Attention à tes mains ! ». Puis quelqu’un dit très calmement. « Par les mains et par les pieds… Attention. » « Et lui ? » dit une autre voix. « Plus tard, lui répondit-on. Il n’a rien de grave. »

J’étais encore à peu près K.-O. quand ils s’en allèrent, mais je sentais la vie revenir. Je m’assis. Il me semblait avoir quelque chose de très urgent à faire. Je me levai en titubant et gagnai la porte. Je jetai un coup d’œil prudent au-dehors. Il n’y avait personne en vue. Je suivis le couloir, en tournant le dos à la salle de conférences.

À la porte extérieure, je m’aperçus avec stupeur que j’étais tout nu. Je me précipitai vers les locaux réservés aux hommes, m’emparai des premiers vêtements que je pus trouver et les enfilai à la hâte. Les souliers que je pris étaient beaucoup trop petits pour moi, mais cela ne me sembla pas avoir d’importance.

Je courus vers la sortie et appuyai sur le bouton. La porte s’ouvrit.

Je me croyais libre, mais quelqu’un cria « Sam ! » juste au moment où je sortais. Je ne m’arrêtai pas pour cela. Je trouvai six portes entre lesquelles je devais choisir, puis trois encore, au-delà de celle que je pris. Le terrier que nous appelons nos bureaux est desservi par un véritable labyrinthe de tunnels. J’en sortis finalement par l’arrière-boutique d’une librairie du métro. Je fis un signe de tête au propriétaire, soulevai le battant du comptoir et me mêlai à la foule.

Je pris le premier express remontant la rivière et descendis à la première station. Je changeai de quai pour prendre la direction opposée et attendis un moment près d’une caisse. Je vis arriver quelqu’un dans le portefeuille duquel je remarquai la présence d’une somme d’argent assez considérable au moment où il prenait son ticket. Je montai dans la même rame que lui et descendis à la même station. Au premier coin sombre, je lui fis le coup du lapin. J’avais maintenant de l’argent et j’étais prêt à agir. Je ne savais pas moi-même pourquoi il me fallait de l’argent, mais je savais qu’il m’en faudrait pour ce que j’allais faire.