Je voyais tout ce qui m’entourait d’une façon étrange ; les objets me semblaient dédoublés, comme lorsqu’on les observe à travers une surface d’eau ridée de petites vagues. Pourtant je n’en éprouvais ni surprise ni curiosité. Je marchais comme un somnambule, sans savoir ce que j’allais faire. J’étais pourtant éveillé : je savais qui j’étais, où je me trouvais et de quelles tâches j’avais été chargé à la Section. Et j’avais beau ne pas savoir ce que j’allais faire, je restais conscient de tous mes actes et certain que chacun d’eux était nécessaire, au moment même où je l’accomplissais.

La plupart du temps je n’éprouvais aucune émotion, sinon la satisfaction que l’on goûte lorsque l’on s’est acquitté d’une tâche indispensable. Cela se passait dans la partie consciente de ma personnalité ; mais ailleurs, à un niveau plus profond et que je ne pouvais déterminer exactement, j’étais atrocement malheureux, effrayé, et rempli d’un sentiment de culpabilité. Mais cela se passait très, très profondément en moi. C’était refoulé, enfermé à double tour. Je m’en apercevais à peine et n’en étais pas affecté.

Je savais qu’on m’avait vu partir. Le cri de « Sam ! » que j’avais entendu m’était adressé. Or, deux personnes seulement me connaissaient sous ce pseudonyme, et le Patron aurait employé mon vrai nom. C’était donc Mary qui m’avait vu fuir. Je songeai que c’était une chance qu’elle m’ait révélé son adresse personnelle. Il faudrait y tendre un piège pour le cas où elle y reviendrait. Entre-temps il fallait poursuivre ma tâche, en évitant de me faire prendre.

Je me trouvais dans un quartier rempli d’entrepôts ; je faisais appel à toute mon expérience d’agent secret pour ne pas me faire repérer. Je découvris bientôt un local satisfaisant. Un écriteau portait : « Hangar à louer. S’adresser au gérant, au rez-de-chaussée. » Je jetai un coup d’œil sur les lieux, notai l’adresse, allai au plus proche bureau télégraphique, m’installai devant une machine vide et expédiai le message suivant : « Envoyez deux caisses poupées parlantes même remise consignées Joël Freeman. » J’y ajoutai l’adresse du hangar. Mon message était adressé à Roscoe et Dillard, manufacturiers. Des Moines, Iowa.

Au moment où je quittais le bureau, la vue d’un restaurant express me rappela que j’avais faim. Mais cette impulsion se dissipa aussitôt et je n’y pensai plus. Je retournai au hangar, cherchai un coin sombre et m’y installai en attendant le jour et l’heure d’ouverture des bureaux.

Je garde de cette nuit un vague souvenir de cauchemars indéfiniment répétés, inspirés par des thèmes claustrophobiques.

À neuf heures, je vis le gérant ouvrir son bureau. Je lui louai le hangar, avec un gros dessous de table pour pouvoir entrer en jouissance immédiatement. Je m’y rendis, l’ouvris et attendis.

Vers dix heures et demie, on me livrait mes caisses. Sitôt les transporteurs partis, j’en ouvris une au hasard, en sortis une cellule porteuse, la réchauffai et l’ouvris. J’allai retrouver le gérant. « Voudriez-vous venir un instant, M. Greenberg ? lui dis-je. Je voudrais vous parler de quelques changements à apporter au système d’éclairage. »

Il m’accompagna de mauvaise grâce, mais m’accompagna. Je refermai la porte du hangar derrière nous et le conduisis près de la caisse ouverte.

« Voilà, dis-je. Si vous voulez bien vous baisser un peu, vous verrez ce que je veux dire. Si je pouvais…»

Je l’empoignai avec une violence qui lui coupa le souffle, retroussai son veston et sa chemise et, de ma main libre, transvasai un « maître » de la cellule sur son dos nu. Je le maintins immobile jusqu’à ce que je sente ses muscles se relâcher. Je l’aidai à se relever, remis sa chemise en place et l’époussetai.

« Quelles nouvelles de Des Moines ? demandai-je dès qu’il eut repris son souffle.

— À quel sujet ? demanda-t-il. Depuis combien de temps en es-tu parti ? »

J’allais lui donner des explications, mais il me coupa la parole.

« Entrons plutôt en conférence directe, sans perdre de temps. »

Je remontai ma chemise et il en fit autant. Nous nous assîmes sur la caisse encore fermée, dos contre dos, de façon que nos « maîtres » puissent se toucher. Mon cerveau était comme vidé. Je ne sais pas combien de temps cette étrange séance a pu durer. Je regardais distraitement une mouche bourdonner autour d’une toile d’araignée poussiéreuse.

Le concierge de l’immeuble fut notre deuxième recrue. C’était un Suédois colossal et nous dûmes nous y mettre à deux. Mr. Greenberg appela ensuite le propriétaire sous prétexte d’examiner je ne sais quel dégât imaginaire à la toiture. Moi, pendant ce temps, j’étais occupé avec le concierge à ouvrir et à réchauffer d’autres cellules.

Le propriétaire se révéla une bonne prise. Nous étions tous enchantés, et, naturellement, lui le premier. Il appartenait au Club de la Constitution, dont la liste des membres constitue un vrai Bottin de la Finance, de l’Industrie et de la Fonction publique.

Il n’était pas loin de midi. Nous n’avions pas de temps à perdre. Le concierge alla m’acheter des vêtements et une sacoche, et en profita pour nous envoyer le chauffeur du propriétaire comme nouvelle recrue. À midi et demi je partis avec le propriétaire, dans la voiture de ce dernier. La sacoche contenait douze « maîtres » encore enfermés dans leurs cellules, mais prêts à être transférés.

Le propriétaire inscrivit sur le registre du club : « J. Hardwick Potter et son invité. » Un laquais voulut me débarrasser de mon sac, mais je le gardai en prétextant que j’avais besoin de changer de chemise avant de déjeuner. Nous flânâmes au lavabo en attendant de nous y trouver seuls avec l’employé ; nous le recrutâmes à son tour et l’envoyâmes dire au directeur qu’un membre s’était trouvé mal au lavabo.

Après que nous eûmes fait le nécessaire avec le directeur, il me trouva une veste blanche à ma taille et je fus adjoint à l’employé du lavabo. Il ne me restait que dix « maîtres », mais je savais que les caisses allaient bientôt être enlevées du hangar et amenées au club. L’employé et moi-même utilisâmes tout ce qui nous restait avant la fin du coup de feu de midi. Un des membres nous surprit et je fus forcé de le tuer. Nous le fourrâmes dans le placard à balais. Après cela il y eut une accalmie pendant que nous attendions les caisses. Les réflexes de la faim me tordaient en deux ; ils diminuèrent ensuite d’intensité, mais persistèrent cependant. J’en prévins le directeur qui me fit servir à déjeuner dans son bureau. Les caisses arrivèrent au moment où j’achevais mon repas.

Pendant la période creuse de l’après-midi, nous nous rendîmes entièrement maîtres des lieux. À quatre heures tout le monde au club, y compris les membres, le personnel et les invités, étaient des nôtres. À partir de ce moment nous capturâmes les autres dans le hall au fur et à mesure que le portier les introduisait. Un peu plus tard dans l’après-midi, le directeur téléphona à Des Moines pour réclamer de nouvelles caisses. Ce fut dans la soirée que nous opérâmes notre plus belle prise en la personne du sous-secrétaire d’État au Trésor. Cela, c’était vraiment une grande victoire : il a, entre autres attributions, la charge de protéger la personne du Président.