Le plan « Choc en retour » fut le pire ratage de toute notre histoire militaire. Les lâchers de parachutistes avaient eu lieu à minuit juste, heure de la zone 5, sur plus de neuf mille six cents points de communication : bureaux de journaux, tours de contrôle, stations-relais, etc. Les commandos étaient constitués par l’élite de nos troupes-aéroportées, renforcées de techniciens chargés de la remise en marche de tous les centres de communications reconquis.

Le discours présidentiel devait être aussitôt diffusé par chaque station locale ; le plan « Dos nu » entrerait alors en application dans tout le territoire infesté, et la guerre serait finie. Il n’y aurait plus que des opérations de nettoyage à envisager.

À minuit vingt-cinq, les premiers rapports commencèrent à arriver, précisant que tel ou tel objectif était conquis. Un peu plus tard parvinrent des appels au secours venus d’autres objectifs. À une heure du matin, la plupart des réserves avaient déjà été engagées, mais l’opération semblait bien marcher – si bien que les chefs d’unité avaient déjà atterri et envoyaient leurs rapports du sol.

Ce fut la dernière fois qu’on entendit parler d’eux.

La zone rouge absorba la totalité des troupes engagées avec autant d’aisance que si elles n’avaient jamais existé. Nous avions mis en ligne plus de 11 000 appareils, 160 000 combattants et techniciens, 71 généraux, outre… À quoi bon insister ? Les États-Unis venaient de subir leur plus écrasante défaite militaire depuis Pearl Harbor. Je ne critique ni Martinez, ni Rexton, ni l’État-Major général, ni les pauvres bougres de parachutistes. Le programme d’opérations était basé sur ce qui semblait une image exacte de la situation et celle-ci exigeait une action rapide menée avec nos meilleurs éléments.

Il fallut, paraît-il, attendre le petit jour pour que Martinez et Rexton puissent se mettre dans la tête que les comptes rendus de victoire qu’ils avaient reçus étaient bel et bien des faux – des faux envoyés par nos hommes – (oui, nos hommes !) – capturés, possédés et enrôlés dans l’armée invisible des parasites. Après mon rapport, alors qu’il était déjà trop tard pour arrêter les raids, le Patron avait tâché de les convaincre de ne plus envoyer de renforts, mais leur succès leur avait monté à la tête, et ils voulaient donner un coup de balai général.

Le Patron demanda au Président d’exiger la confirmation par stéréo des rapports reçus, mais, du point de vue des communications, l’opération était dirigée par le satellite artificiel Alpha et on ne peut pas retransmettre à la fois les images et le son d’un satellite. « Ne vous en faites pas, avait dit Rexton. Dès que les stations locales seront reprises, nos hommes se serviront du réseau terrestre et vous aurez toutes les preuves visuelles que vous voudrez. »

Le Patron lui avait fait remarquer qu’il serait trop tard.

« Enfin, sacrebleu, avait tonitrué Rexton, voulez-vous faire tuer un millier de nos hommes, rien que parce que vous avez les foies ? »

Le Président avait donné raison à Rexton.

Au matin, ils les avaient eues, leurs preuves visuelles ! Les stations du centre du pays continuaient à débiter leur guimauve habituelle, de « Réveil en musique », de « Petit déjeuner avec les Brown », etc. Aucun poste n’avait retransmis le message du Président, aucun ne faisait allusion à ce qui s’était passé au cours de la nuit. Vers quatre heures du matin, les dépêches militaires avaient cessé d’arriver, et les appels désespérés de Rexton restèrent sans réponse. La force combinée « Rédemption » avait cessé d’exister : spurlos versenkt!

Je ne pus voir le Patron que vers les onze heures du matin. Il me laissa lui faire mon rapport sans commentaires ; il ne m’engueula même pas, ce qui était pire.

« Et mon prisonnier ? dis-je au moment où il allait me congédier. A-t-il confirmé mes conclusions ?

— Lui ? Il n’a pas encore repris connaissance. On ne croit pas qu’il vivra.

— J’aimerais bien le voir.

— Ne te mêle pas de ce que tu ne connais pas.

— Bon. Vous avez quelque chose à me donner à faire ?

— Je crois qu’il vaudrait mieux… et puis non, tiens, va donc au zoo. Tu y verras des choses qui jetteront un jour nouveau sur ce que tu as observé à Kansas City.

— Hein ?

— Demande le docteur Horace, le sous-directeur. Dis-lui que c’est moi qui t’envoie. »

Horace était un brave type qui ressemblait à un de ses babouins. Il me confia à un certain docteur Vargas, un spécialiste en biologie exotique qui avait été attaché à la deuxième expédition sur Vénus. Il me fit voir où ils en étaient. Si le Patron m’avait emmené au jardin zoologique national au lieu de s’installer sur un banc du parc le jour où il m’avait envoyé à Kansas City, je n’aurais pas eu besoin de bouger. Les dix parasites que nous avions capturés au Congrès plus deux autres pris le lendemain, avaient été envoyés au zoo pour y être placés sur des anthropoïdes ; surtout des chimpanzés et des orangs-outans. On n’avait évidemment pas utilisé de gorilles !

Le directeur avait fait enfermer les singes dans l’infirmerie du zoo. Deux chimpanzés, nommés Héloïse et Abélard, occupaient la même cage. Ils formaient depuis toujours un couple uni, et on n’avait pas jugé utile de les séparer. C’est là du reste un bon exemple des difficultés psychologiques auxquelles nous nous heurtions dans notre lutte contre l’envahisseur : les biologistes qui avaient transplanté les larves ne pouvaient s’empêcher de continuer à voir dans leurs sujets des singes et non des extraterrestres.

La cage suivante abritait toute une famille de gibbons tuberculeux. On ne s’en était pas servi comme porteurs parce qu’ils étaient malades et il n’y avait pas de communication entre les cages que séparaient des panneaux coulissants, chacune ayant son conditionnement d’air indépendant. Le lendemain matin on constata que le panneau avait été ouvert et que les gibbons et les chimpanzés se trouvaient ensemble. Abélard, ou Héloïse, avait trouvé le moyen de faire jouer le mécanisme de la serrure. Celle-ci était censée être à l’épreuve des singes, mais elle n’avait pu résister à l’association singe-parasite.

On avait eu, au départ, cinq gibbons, deux chimpanzés et deux extraterrestres mais le lendemain matin il y avait sept singes possédés par sept extraterrestres.

On s’en était aperçu deux heures avant mon départ pour Kansas City, mais on n’en avait pas avisé le Patron. S’il l’avait su, il aurait aussitôt deviné que Kansas City était saturé. J’en aurais moi-même été capable. Si le Patron avait connu l’incident des gibbons, l’opération « Choc en retour » n’aurait pas eu lieu.

« J’ai vu le message du Président, me dit le docteur Vargas. Est-ce que vous n’êtes pas l’homme qui… enfin le…

— Oui, dis-je sèchement, c’est bien moi l’homme qui…

— En ce cas, vous pourrez nous fournir de précieux renseignements sur ces créatures.

— Je le devrais peut-être, dis-je lentement, mais je ne peux pas.

— Voulez-vous dire qu’il ne s’est produit aucun cas de mitose… de reproduction par fission si vous préférez, pendant que vous étiez… euh… leur prisonnier ?

— C’est exact, dis-je après un instant de réflexion. Du moins je le crois.

— J’avais compris que les… euh… victimes gardaient un souvenir détaillé de leurs aventures ?

— Oui et non, dis-je en tâchant de lui expliquer le bizarre état d’indifférence dans lequel se trouve plongé le cerveau d’un esclave des parasites.

— Cela doit pouvoir se passer pendant le sommeil du porteur ?

— Peut-être. Outre les périodes de sommeil il y a une autre ou plutôt d’autres périodes, dont on ne garde que peu de souvenir. Je parle des « conférences ».

— Des conférences ? »

Je m’expliquai. Ses yeux brillèrent. « Ah, vous voulez parler de leurs pariades ?

— Non, je parle de leurs conférences.

— Ne voyez-vous pas que c’est la même chose ? Il y a pariade, puis mitose ou fission – ils se reproduisent à volonté dès qu’ils disposent de porteurs en nombre suffisant. Un contact précède probablement chaque mitose, celle-ci se produit ensuite quand la possibilité s’en présente. Au bout de quelques heures, ou plus rapidement encore, on a deux organismes-fils adultes au lieu d’un. »

S’il disait vrai – et en regardant les gibbons je ne pouvais en douter – pourquoi donc avions-nous été contraints de nous approvisionner en parasites expédiés par caisses quand nous opérions au Club de la Constitution ? Mais était-ce bien ce qui s’était produit ? Je n’en savais rien. Je faisais ce que mon maître voulait que je fasse et je ne voyais que ce que j’avais sous les yeux. En tout cas, la saturation de Kansas City s’expliquait maintenant clairement. Avec d’abondantes ressources en « matériel humain » à portée, et un astronef rempli de cellules porteuses de réserve, les envahisseurs s’étaient reproduits de manière à égaler en nombre la population humaine de la ville.

À supposer qu’il y eût mille parasites dans l’astronef qui devait avoir atterri près de Kansas City, et qu’ils puissent se reproduire une fois par vingt-quatre heures, s’ils avaient des porteurs en nombre suffisant à leur disposition, cela donnait…

Le premier jour mille larves…

Le second, deux mille…

Le troisième quatre mille…

À la fin de la première semaine, le huitième jour, si vous préférez, cent vingt-huit mille larves…

Au bout de quinze jours, plus de seize millions!

Et qui nous disait qu’ils ne puissent se reproduire qu’une fois par jour ? Rien ne prouvait non plus qu’un astronef ne puisse contenir que mille cellules porteuses ; c’était peut-être dix mille… ou plus… En supposant qu’il y en ait dix mille au départ et qu’elles puissent fissionner toutes les douze heures, en quinze jours on arrivait à

PLUS DE DEUX MILLIARDS ET DEMI DE LARVES

Ce chiffre n’avait pas de sens ; c’était astronomique. Il n’y a pas deux milliards d’hommes sur la terre, même en comptant les singes.

Nous allions être submergés par les larves et cela avant longtemps. Je me sentais encore plus déprimé qu’à Kansas City.

Le docteur Vargas me présenta à un certain docteur Mac Ilvaine qui appartenait à l’Institut Smithson. Mac Ilvaine était un spécialiste de psychologie comparée, auteur, m’apprit Vargas, d’un ouvrage intitulé : Mars, Vénus, et la Terre. Essai d’une analyse des intentions motivantes. Vargas s’attendait à me voir très impressionné, mais je n’avais jamais lu ce bouquin. Je me demande d’ailleurs comment on peut analyser les mobiles de Martiens qui étaient déjà tous morts à l’époque où nous grimpions encore aux arbres !

Ils commencèrent à parler boutique ; moi, pendant ce temps-là, je regardais les gibbons.

« Monsieur Nivens, me dit bientôt Mac Ilvaine, combien de temps dure une conférence ?

— Une pariade, rectifia Vargas.

— Une conférence, répéta Mac Ilvaine. C’est l’aspect le plus important du phénomène.

— Voyons, docteur, insista Vargas, la pariade est le moyen par lequel les gènes peuvent s’échanger et la mutation se transmettre à…

— C’est là un raisonnement anthropocentrique, docteur. Vous ne savez même pas si cette forme de vie possède des gènes ! »

Vargas rougit. « Vous m’accorderez bien l’existence d’équivalents de gènes, dit-il aigrement.

— Pourquoi ? Je vous répète que votre raisonnement est fondé sur une analogie contestable. Une seule caractéristique est commune à toutes les formes de vie : c’est l’instinct de survie.

— Et de reproduction ! insista Vargas.

— Supposez que l’organisme soit immortel et n’ait pas besoin de se reproduire ?

— Mais, continua Vargas avec un haussement d’épaules, nous savons bien qu’ils se reproduisent. »

Il montrait les singes du doigt.

« Et moi, rétorqua Mac Ilvaine », je prétends qu’il ne s’agit pas forcément de reproduction ; nous avons peut-être affaire à un organisme unique qui s’étend seulement dans l’espace. Non, croyez-moi, docteur, on risque de se laisser tellement obnubiler par l’idée du cycle zygote-gamète, qu’on en oublie la possibilité d’autres schémas vitaux.

— Mais, commença Vargas, dans tout le système solaire…»

Mac Ilvaine lui coupa net la parole. « Anthropocentrisme, terrocentrisme, héliocentrisme, autant d’attitudes d’esprit bornées. Ces êtres peuvent venir d’ailleurs que du système solaire.

— Ça non ! » protestai-je.

Je venais de voir se dessiner dans ma mémoire la planète Titan, en même temps que je ressentais une impression d’étouffement.

Aucun d’eux ne m’entendit. « Prenez l’amibe, continuait Mac Ilvaine – c’est là une forme de vie plus fondamentale, plus réussie que la nôtre. Eh bien, la psychologie des motivations de l’amibe…»

Je me bouchai intérieurement les oreilles. La Constitution autorise peut-être les savants à parler de la psychologie des amibes, mais rien ne me contraint à écouter ce genre de sornettes !

Ils se livrèrent ensuite à une expérimentation directe qui les fit un peu remonter dans mon estime. Vargas fit mettre un babouin porteur de parasite dans la cage qui contenait les gibbons et les chimpanzés. Dès que le nouveau venu eut été introduit les autres se placèrent en cercle, le dos tourné à l’intérieur, et entrèrent en conférence directe, larve contre larve. Mac Ilvaine nous les montra du doigt. « Vous voyez bien ! La conférence n’est pas destinée à la reproduction, mais à l’échange des souvenirs. L’organisme temporairement divisé se réidentifie ainsi avec lui-même. »

J’aurais pu lui dire la même chose plus simplement : un « maître » qui a perdu quelque temps le contact entre en conférence directe le plus tôt possible.

« Pure hypothèse ! rugit Vargas. C’est parce qu’ils n’ont pas la possibilité de se reproduire en ce moment. Georges ! »

Il ordonna au chef des gardiens d’amener un autre singe.

« Le petit Abel ? demanda le gardien.

— Non, j’en veux un qui n’ait pas de parasite. Voyons… tenez, prenez Rougeaud.

— Oh ! docteur, dit le gardien, ne lui faites pas ça. Pauvre Rougeaud !

— Ça ne lui fera pas de mal.

— Pourquoi pas Satan ? Il est déjà mauvais comme une gale !

— Si vous voulez, mais dépêchez-vous ! »

Ils amenèrent donc Satan, un chimpanzé noir comme du jais. En temps normal, il était peut-être agressif mais pour le moment il ne le montrait guère. Ils le jetèrent dans la cage. Il se recroquevilla contre la porte et se mit à gémir. J’avais l’impression d’assister à une exécution capitale. J’étais pourtant maître de moi (on s’habitue à tout) mais l’hystérie du singe était contagieuse. J’aurais voulu fuir.

Les singes possédés commencèrent par dévisager Satan, comme un jury regarde son condamné. Cela dura un long moment. Les gémissements de Satan devinrent un grognement sourd, et il se cacha la tête dans ses mains. « Regardez, docteur, dit Vargas.

— Quoi ?

— Lucy, la vieille femelle. Là…»

Il la montrait du doigt.

Lucy était la mère des gibbons poitrinaires. Elle nous tournait le dos et nous vîmes que la larve qu’elle portait s’était ramassée sur elle-même. Une ligne iridescente qui passait par son centre la divisait.

Elle se mit bientôt à se séparer en deux comme un œuf de vivipare. En quelques minutes, la division était achevée. Une des deux larves resta accrochée à la nuque du gibbon ; l’autre descendit le long de sa colonne vertébrale. Lucy était accroupie, presque assise ; la deuxième larve glissait toujours ; elle tomba mollement sur le ciment et se mit à ramper vers Satan. Le singe laissa échapper un hurlement rauque et bondit vers le haut de la cage.

Vous me croirez si vous voulez, mais ils lui envoyèrent une délégation pour le capturer. Deux gibbons, un chimpanzé et les babouins arrachèrent Satan des barreaux, le jetèrent sur le sol et le maintinrent face contre terre.

La larve se rapprocha encore.

Elle n’était plus qu’à cinquante centimètres du singe quand elle émit, très lentement au début, une sorte de pseudopode, de tentacule flexible, qui se tordait sur le sol comme un cobra. Le tentacule se déroula dans l’air comme une mèche de fouet et toucha le singe au pied. Les autres le lâchèrent aussitôt, mais Satan ne bougea pas.

La créature se hala sur l’appendice qu’elle avait formé, s’attacha au pied de Satan, et remonta le long de son échine ; quand elle eut atteint la base de l’épine dorsale du singe, celui-ci se releva, s’ébroua et alla retrouver ses congénères.

Vargas et Mac Ilvaine se mirent à discuter avec animation, sans paraître autrement émus. Moi, j’avais envie de tout casser, de venger à la fois Satan, moi et toute l’espèce simienne.

Mac Ilvaine continuait à soutenir que nous avions affaire à une créature totalement étrangère à nos conceptions ordinaires ; à savoir, une entité intelligente, organisée de façon à être immortelle tout en conservant son identité personnelle, ou si l’on préfère, son identité de groupe. La discussion devint ensuite assez confuse. Mac Ilvaine pensait que cet être collectif devait posséder une même mémoire continue depuis son origine raciale. Il décrivait les larves comme une sorte de ver à quatre dimensions, enroulé sur lui-même dans le continuum espace-temps et ne formant qu’un seul organisme. Leur conversation devint ésotérique au point d’en être grotesque.

Moi je ne savais rien et je m’en fichais ; je ne m’intéressais aux larves que pour les détruire.