La ville avait un drôle d’air. Elle sonnait faux comme une pièce de théâtre mal mise en scène. J’essayai de mettre le doigt sur la fausse note, mais elle m’échappait obstinément.

À Kansas City beaucoup de quartiers sont encore bâtis de maisons individuelles datant d’un siècle, ou plus. Les gosses jouent sur les pelouses, et les propriétaires se reposent sur leurs porches, tout comme leurs arrière-grands-parents. S’il y a des abris anti-atomiques, on ne les voit pas. Ces drôles de maisons carrées, construites par des architectes morts depuis longtemps, donnent à ces quartiers l’air d’être des havres de sécurité. Je parcourus de nombreuses rues de ce genre, en évitant les chiens, les ballons et les gosses, et en essayant de m’imprégner de l’atmosphère du lieu.

C’était l’heure creuse de la journée, l’heure où l’on prend un verre, où l’on arrose sa pelouse, où l’on bavarde avec les voisins. J’aperçus une femme penchée sur un massif de fleurs. Elle portait une robe bain de soleil et son dos était nu ; il était évident qu’elle n’était pas possédée, pas plus que les deux gosses qui jouaient près d’elle. Que se passait-il donc d’anormal ?

Il faisait très chaud. Je commençai à regarder autour de moi, cherchant à dénombrer les femmes en bain de soleil et les hommes en short. Kansas City est située dans la partie la plus puritaine des États-Unis ; quand il fait chaud, on ne s’y déshabille pas avec la même unanimité qu’à Laguna Beach ou à Coral Gables et un adulte vêtu des pieds à la tête n’y est jamais déplacé. Or, si je voyais bien des gens vêtus et d’autres qui ne l’étaient pas, la proportion des deux catégories était anormale. Bien sûr cela grouillait de gosses en costume d’été, mais pendant plusieurs kilomètres de parcours, je ne vis que deux hommes et cinq femmes avec le dos nu.

Normalement j’aurais dû en rencontrer plus de cinq cents.

Faites le calcul vous-même : même si un certain nombre de vestons ne cachaient pas de parasites, la proportion de gens possédés n’en devait pas moins s’élever à 90 % de la population, au bas mot.

La ville n’était pas seulement occupée, elle était saturée ! Les « maîtres » ne possédaient pas seulement les positions clés et les principaux fonctionnaires d’autorité de la cité, ils étaient la cité.

Je me sentais une furieuse envie de décoller et de filer hors de la zone rouge à la vitesse maximale. Ils savaient maintenant que j’avais échappé au piège tendu à l’entrée de la ville ; ils devaient me rechercher. Dans toute la ville j’étais peut-être le seul homme libre à conduire un autavion ; ils m’entouraient de partout.

Je dus lutter contre moi-même. Un agent qui s’affole ne sert plus à rien et n’a guère de chances de se tirer d’un mauvais pas, mais je ne m’étais pas encore remis de ce que j’avais subi pendant ma période de « possession ».

Il ne m’était pas facile de garder mon sang-froid.

Je comptai lentement jusqu’à dix et m’efforçai d’envisager la situation avec lucidité. Je devais me tromper ; il ne pouvait matériellement pas exister assez de parasites sur la Terre pour saturer une ville de plus d’un million d’âmes. Je me rappelais ma propre expérience, je me souvenais de la façon dont nous avions capturé nos recrues et de l’importance que prenait chaque nouveau porteur. Certes, il ne s’agissait là que d’une invasion accessoire ravitaillée en personnel par des envois sporadiques alors que Kansas City devait se trouver tout près du lieu d’atterrissage d’une soucoupe volante. Pourtant, cela restait incompréhensible. Il aurait fallu une douzaine de soucoupes volantes, ou davantage, rien que pour saturer Kansas City. Si les atterrissages avaient été à ce point nombreux, les satellites artificiels auraient sûrement repéré sur leurs écrans-radar la trajectoire des engins.

Était-il possible qu’il n’y eût pas de trajectoire à repérer ? Ignorants que nous étions des capacités techniques des « maîtres », il aurait été imprudent de leur attribuer nos propres imperfections.

Mais les renseignements que je possédais m’amenaient à une conclusion que contredisait la logique normale. Avant de faire mon rapport il me fallait des certitudes. Une chose semblait sûre : même si les « maîtres » avaient effectivement saturé Kansas City ou presque, ils n’en continuaient pas moins leur mascarade, et laissaient à la ville l’apparence d’une ville normale, peuplée d’hommes libres. Peut-être n’étais-je pas après tout aussi voyant que je le craignais…

Je flânai encore au hasard sur quelques centaines de mètres. J’arrivai dans le quartier commerçant, autour de la Plaza, et fis demi-tour ; là où il y a de la foule, il y a des flics. Chemin faisant, je passai devant une piscine. Je l’examinai et notai mentalement ce que j’avais vu. J’attendis d’être plusieurs rues plus loin avant de réfléchir à ce que je venais de voir. Ce n’était d’ailleurs pas grand-chose : rien qu’un écriteau à la porte de la piscine : Fermé pour la saison.

Une piscine fermée pendant la période la plus chaude de l’été ? C’était incompréhensible. Il est arrivé et il arrivera encore que des piscines ne fassent pas leurs affaires, mais, à moins de nécessité absolue, il était contraire à toute logique économique de fermer une entreprise de ce genre pendant la saison où les affaires marchent le mieux. L’hypothèse d’une fermeture imposée par des circonstances banales était donc très improbable. En revanche, une piscine est par excellence le lieu où la mascarade des larves est impossible. Une piscine fermée attire moins l’attention qu’une piscine restant quasi vide en pleine canicule. Les « maîtres » saisissaient toujours le point de vue humain et y conformaient leur tactique. Dieu sait que je les connaissais bien !

Donc je disposais au total des données suivantes : a) un piège à l’entrée de la ville ; b) trop peu de tenues légères ; c) une piscine fermée. Conclusion : les larves étaient infiniment plus nombreuses que personne ne l’avait imaginé. Corollaire : l’opération « Choc en retour » était basée sur une estimation erronée. Autant aurait valu chasser le rhinocéros à la fronde ! Contre-argument : ce que je supposais était impossible. J’entendais déjà Martinez réduire mon rapport à néant sous ses sarcasmes. Il me fallait des preuves assez solides pour convaincre le Président, en dépit des objections raisonnables de ses conseillers officiels – et il me les fallait immédiatement, car même en enfreignant tous les règlements de circulation, je ne pouvais pas rentrer à Washington en moins de deux heures et demie.

Que fallait-il faire ? Retourner dans le centre, me mêler à la foule et dire à Martinez que j’étais certain que chaque personne rencontrée, ou presque, était possédée ? Comment pourrais-je moi-même en être certain ? Aussi longtemps que les titans continueraient à prétendre que la vie continuait normalement, les indices seraient bien minces et ne consisteraient qu’en une surabondance de dos ronds et une insuffisance de dos nus.

Je me doutais vaguement de la façon dont ils pouvaient s’y être pris pour saturer la ville, à condition que les réserves de larves fussent assez abondantes. Je m’attendais à retomber sur un nouveau piège en quittant la ville, à en trouver d’autres sur les quais d’envol ainsi qu’à toutes les entrées et sorties de Kansas City. Grâce à cet ingénieux système toute personne quittant la ville devenait un nouvel esclave et un agent secret de l’ennemi ; il en était de même de chaque arrivant.

J’avais repéré un distributeur automatique du Kansas City Star au dernier carrefour où j’étais passé. Je revins sur mes pas, m’arrêtai devant la machine et descendis. Je glissai une pièce dans la fente et attendis nerveusement que mon journal s’imprime.

Le Star avait gardé son aspect habituel de morne respectabilité. Pas de surexcitation, pas d’allusions à l’état d’urgence, ni au plan « Dos nu ». L’article de tête portait un titre discret : « Une recrudescence d’activité des taches solaires trouble les communications. » En sous-titre on lisait : « Notre ville presque complètement coupée du reste du pays. » Une photo stéréoscopique en couleurs étalait sur trois colonnes le visage du soleil défiguré par son acné cosmique. Cela permettait d’expliquer, d’une façon sensée et convaincante, pourquoi telle personne, non possédée, ne pouvait téléphoner à sa famille de Pittsburgh !

Je mis le journal sous mon bras pour l’étudier plus tard à tête reposée et revins à mon autavion – juste au moment où un véhicule de police le dépassait silencieusement et venait le bloquer contre le trottoir. Un véhicule de police semble toujours capable de faire surgir une foule du néant. Un instant plus tôt le carrefour était désert, mais maintenant il y avait des badauds partout pour regarder le flic se diriger vers moi. Ma main se posa sur mon pistolet. Je l’aurais descendu, si je n’avais pas été sûr que la plupart de ceux qui m’entouraient étaient aussi redoutables que lui.

Il s’arrêta devant moi. « Faites voir votre permis, dit-il aimablement.

— Volontiers, dis-je. Il est fixé au tableau de bord. »

Je passai devant lui, espérant bien qu’il allait me suivre. Je le sentis hésiter, mais il mordit à l’appât. Je l’amenai entre mon véhicule et le sien. Cela me permit de m’assurer qu’il n’avait pas de collègue avec lui, ce qui constituait une heureuse variante aux habitudes des policiers humains. De plus, et c’était là le plus important, mon véhicule se trouvait ainsi placé entre moi et la foule des badauds aux allures trop innocentes.

« Tenez, dis-je, en lui montrant du doigt l’intérieur de l’autavion. Il est attaché là-dessous. »

Il hésita, puis y jeta un coup d’œil. C’en fut assez pour que je puisse employer la technique que la nécessité m’avait enseignée. Ma main gauche s’abattit entre ses épaules et je serrai de toutes mes forces.

Il eut un spasme si brutal qu’il parut exploser. Je sautai dans mon autavion et démarrai avant même qu’il n’ait roulé sur le sol.

Il était temps ! Les spectateurs renoncèrent soudain à leur mascarade comme cela s’était passé déjà dans le bureau de Barnes. La foule se referma sur moi. Une femme s’accrocha par les ongles à ma carrosserie et parcourut une quinzaine de mètres avant de lâcher prise. J’avais déjà gagné de la vitesse et continuais à accélérer. Je me faufilai dans le flot de la circulation, tout prêt à prendre l’air, mais gêné par le manque d’espace.

Une rue s’ouvrait à ma gauche et je m’y précipitai. C’était une erreur, car elle était bordée d’arbres dont les branches formant voûte m’empêchèrent de décoller. À la rue suivante, ce fut pis encore. Je me trouvai contraint de ralentir. Je roulais maintenant à une allure normale pour la ville, et guettais toujours un boulevard assez large pour un décollage illégal. Je commençais à reprendre mes esprits, et je m’aperçus qu’on ne semblait pas me poursuivre.

La connaissance que j’avais acquise de la psychologie des « maîtres » me servit. Sauf dans les cas de « conférences directes », un titan vit en son porteur, et par son porteur ; il voit ce que voit le porteur, il capte et utilise les informations que son porteur reçoit, soit de ses organes sensitifs, soit de toute autre manière. Il était bien improbable qu’à l’exception du flic, les larves qui se trouvaient autour de moi m’aient particulièrement recherché ; j’avais donc réglé son compte au plus dangereux de mes adversaires.

Certes les autres parasites présents allaient maintenant se mettre à ma recherche – mais ils ne disposaient que des ressources physiques et des moyens d’action de leurs porteurs. J’en conclus que je n’avais pas besoin de les traiter avec plus de respect qu’une foule de badauds ordinaires, rendus fortuitement témoins d’un incident de rue ; je n’avais qu’à les dédaigner, changer de quartier et oublier toute l’affaire.

Il ne me restait à peu près qu’une demi-heure ; j’étais déjà arrivé à la conclusion qu’il me fallait absolument ramener avec moi la preuve de mes dires sous la forme d’un prisonnier – d’un possédé qui pourrait raconter ce qui était arrivé à sa ville. Il me fallait capturer un porteur – et le prendre vivant.

Il ne fallait ni lui faire de mal, ni le tuer, ni lui enlever son « maître » avant de l’avoir ramené à Washington. Je n’avais pas le temps de faire des plans détaillés ; il me fallait agir immédiatement. Au moment même où je prenais ma décision, j’aperçus, un peu plus loin dans la rue, un homme qui avait la démarche de quelqu’un en train de rentrer chez lui pour dîner. Je m’arrêtai le long du trottoir à sa hauteur. « Hep ! » lui criai-je.

Il s’arrêta.

« Hein ? Quoi ?

— J’arrive de l’hôtel de ville, dis-je. Je n’ai pas le temps de vous expliquer. Venez à côté de moi que nous puissions avoir une conférence directe.

— De l’hôtel de ville ? répéta-t-il. Qu’est-ce que vous me chantez ?

— Il y a eu un changement dans nos plans. Ne perdons pas de temps. Venez vite. »

Il recula. Je sautai à terre et tâtai ses épaules voûtées.

Rien ne se produisit ; ma main ne toucha que des os et de la chair humaine. L’homme se mit à hurler.

Je sautai en autavion et filai rapidement. Un peu plus loin je ralentis et réfléchis à ce qui venait de se passer. Étais-je vraiment dans un tel état de nervosité que je voyais des larves partout – même là où il n’y en avait pas ?

Non. Pendant un instant je retrouvai en moi cette volonté indomptable qu’a le Patron de regarder les faits en face. Le poste de péage, les costumes de ville, la piscine, le flic du kiosque, tout cela constituait un faisceau de faits indiscutables. Ce dernier incident signifiait simplement que j’étais tombé sur le seul homme sur cent (ou sur mille) qui n’était pas encore possédé. Je me hâtai de rechercher une nouvelle victime.

J’aperçus bientôt un homme d’âge mûr qui arrosait sa pelouse. Il avait l’air si normal que je faillis passer outre. Mais il ne me restait presque plus de temps et son chandail présentait une bosse suspecte dans le dos. Si à ce moment-là, j’avais eu le temps de faire attention à sa femme, je n’aurais pas insisté car elle ne portait qu’une jupe et un soutien-gorge et ne pouvait donc être possédée.

Il leva la tête au moment où je m’arrêtais devant lui.

« Je viens de l’hôtel de ville, dis-je. Il faut que nous ayons immédiatement une conférence directe. Montez.

— Entrez chez moi, dit-il doucement. Dans l’autavion, on pourrait nous voir. »

Je voulais refuser, mais il se dirigeait déjà vers la maison. « Attention, murmura-t-il au moment où je le rejoignais. La femme n’est pas des nôtres.

— Vous parlez de votre femme ?

— Oui. »

Nous nous arrêtâmes sur le porche. « Ma chérie, dit-il, voici Mr. O’Keefe qui a besoin de me voir pour affaire. Nous allons dans mon bureau.

— Entendu, mon amour, dit-elle avec un sourire. Bonsoir, monsieur O’Keefe ; il fait chaud, n’est-ce pas ? »

J’acquiesçai et elle reprit son tricot. Nous entrâmes et l’homme me fit passer dans son bureau. Pour continuer la comédie, je passai le premier, comme il convient à un invité. Je ne tenais pourtant pas à lui tourner le dos. Je m’attendais à moitié au coup qu’il me porta à la base de la nuque. Je me laissai aller et roulai sur le sol sans presque me faire de mal. Je continuai ma cabriole et me reçus sur le dos.

À l’entraînement, ils nous flanquaient des coups de sac de sable chaque fois que nous essayions de nous relever une fois par terre. Je me gardai donc bien de chercher à me remettre debout ; à peine tombé, je le menaçais déjà de mes talons, mais il sauta hors de portée. Il ne semblait pas armé, et je ne pouvais pas atteindre mon pistolet, mais la pièce contenait une cheminée garnie d’un pique-feu, de pincettes et d’une pelle à charbon. Il y courut. Il y avait une petite table à ma portée. Je l’attrapai par un pied, l’attirai à moi et la lui lançai à la figure. Il la reçut juste au moment où il empoignait le tisonnier. Je lui sautai dessus…

Son « maître » venait de mourir entre mes doigts et il était convulsé par son ultime et terrible impulsion motrice quand je m’aperçus que sa femme était sur le pas de la porte. Elle hurlait. Je me levai d’un bond et lui envoyai un coup de poing au bon endroit. Elle s’arrêta net au beau milieu de son cri et je revins à son mari.

Un homme inanimé est étonnamment difficile à soulever et de surcroît celui-là était fort lourd. Heureusement je suis costaud. Je parvins à l’emporter au galop jusqu’à l’autavion. Je ne croyais pas que notre lutte ait attiré l’attention de personne d’autre que la femme, mais les cris de celle-ci avaient dû ameuter tout le quartier. Des deux côtés de la rue, des gens sortaient sur le pas de leur porte. Il n’y avait encore personne près de moi, mais je me félicitai d’avoir laissé ma portière ouverte.

Je devais pourtant bientôt le regretter ! Un gosse, du même acabit que celui qui m’avait déjà donné du fil à retordre, était installé dans l’autavion, très occupé à en tripoter les boutons. Avec un juron, je jetai mon prisonnier sur le siège et empoignai le gamin. Il se débattit, mais je l’arrachai de vive force des commandes et le lançai dans les bras du premier de mes poursuivants. Ils étaient encore occupés à se dépêtrer l’un de l’autre quand je me ruai sur le siège et démarrai sans même refermer la portière ni mettre ma ceinture. Au premier tournant, la portière se referma et je faillis être projeté hors de mon siège ; je filai alors en ligne droite le temps nécessaire pour ajuster ma ceinture. Je tournai à angle droit à un autre carrefour, faillis tamponner une auto et poursuivis mon chemin.

Je me trouvai bientôt sur un grand boulevard (le Paseo, je crois) et j’appuyai sur le bouton de décollage. Je provoquai peut-être plusieurs accidents, mais je n’eus pas le temps de m’en préoccuper. Sans attendre d’avoir pris de la hauteur, je mis le cap à l’est et continuai à m’élever tout en virant. Je gardai les commandes manuelles jusqu’à ce que j’eusse traversé le Missouri et me servis de toutes mes fusées de réserve pour accroître ma vitesse. Cette manœuvre imprudente et totalement illégale me sauva peut-être : quelque part au-dessus de Columbia, au moment où je déclenchais la dernière fusée, je sentis l’autavion réagir à un choc brutal. On avait lancé un intercepteur sur ma route et le sale engin avait éclaté juste à l’endroit que je venais de quitter.

On n’en lança pas d’autres. Ce fut tant mieux, car j’étais devenu une proie facile. Mon propulseur de tribord commençait à chauffer, soit par suite de l’explosion toute proche, soit tout simplement sous l’effort excessif auquel je le soumettais. Je le laissai chauffer en priant pour qu’il tienne le coup encore dix minutes. Après quoi, une fois le Mississippi derrière moi, et l’aiguille de l’indicateur largement engagée dans la zone marquée « Danger », je coupai le contact et laissai l’autavion continuer à boitiller sur son seul propulseur de bâbord. Je ne pouvais pas dépasser cinq cents kilomètres-heure, mais j’étais sorti de la zone rouge.

Je n’avais eu le temps que de jeter un coup d’œil rapide sur mon passager. Il était allongé sur le capitonnage du plancher et semblait mort, ou du moins inanimé. Maintenant que j’étais revenu parmi les hommes, je n’avais aucune raison de ne pas me brancher sur le pilote automatique. Je mis l’émetteur en route, demandai une prise en charge et enclenchai l’automatique sans en attendre la permission. Je fis demi-tour, allai vers la cabine arrière et regardai mon bonhomme de plus près.

Il respirait encore. Son visage portait la trace d’un coup, mais il ne semblait pas avoir de fracture. Je le giflai à toute volée et enfonçai mes ongles dans les lobes de ses oreilles sans pouvoir parvenir à le ranimer. La larve morte commençait à puer, mais je ne pouvais pas m’en débarrasser. Je les abandonnai à leur sort et revins au siège de pilotage.

Le chronomètre marquait 21 h 37, heure de Washington, et j’avais encore plus de 100 kilomètres à parcourir. Sans compter le temps nécessaire pour atterrir, courir jusqu’à la Maison Blanche et trouver le Patron, je n’arriverais à Washington qu’un peu après minuit. J’étais donc déjà en retard et je sentais que j’allais avoir droit à une copieuse engueulade.

J’essayai de remettre en route le propulseur de tribord. Rien à faire ; il était sans doute complètement grippé. Cela valait peut-être autant, car un moteur capable de fonctionner à un tel régime devient terriblement dangereux dès que le moindre élément se dérègle. J’y renonçai donc et essayai de joindre le Patron au téléphone.

Le téléphone ne marchait pas. Je l’avais peut-être détraqué au cours d’une des acrobaties que j’avais été forcé de faire. Je raccrochai en me disant que vraiment, j’aurais mieux fait de rester couché ce jour-là. Je branchai l’émetteur spécial et appuyai sur le signal d’alarme. « Tour de contrôle, appelai-je. C’est urgent ! »

L’écran s’illumina : je me trouvai face à face avec un jeune homme et vis avec soulagement qu’il était nu jusqu’à la taille. « Ici le Contrôle. Poste II F. Qu’est-ce que vous foutez en l’air ? J’essaie de vous appeler depuis que vous êtes entré dans ma zone.

— Peu importe, fis-je sèchement. Branchez-moi sur le plus proche circuit militaire. Priorité absolue. »

Il parut hésiter, mais l’écran clignota et bientôt une autre image apparut. J’aperçus un standard de communications militaires. Cela me fit du bien de constater que tout le monde y était nu jusqu’à la taille. Au premier plan je vis un jeune officier de garde ; je l’aurais de bon cœur embrassé. « Urgence militaire, me contentai-je de dire. Passez-moi le Pentagone et de là, la Maison Blanche.

— Qui êtes-vous ?

— Je n’ai pas le temps de vous expliquer. Je suis un agent civil et mon matricule ne vous dirait rien. Dépêchez-vous. »

J’aurais peut-être réussi à le persuader, mais à ce moment il fut repoussé hors du champ par un lieutenant-colonel.

« Atterrissez immédiatement, me dit celui-ci.

— Écoutez-moi donc, dis-je : il s’agit d’un cas d’urgence militaire. Il faut que vous transmettiez ma communication. Je…

— L’urgence militaire, c’est moi, coupa-t-il. Voilà trois heures que tous les appareils civils ont été ramenés à terre. Posez-vous immédiatement.

— Mais il faut que je…

— Posez-vous, ou je vous descends ! Vous êtes repéré. Je lance un intercepteur réglé pour exploser à un kilomètre devant vous. Si vous tentez une autre manœuvre que celle d’atterrissage, le prochain vous arrivera en plein dedans !

— Voulez-vous m’écouter ? Je vais me poser, mais il faut que j’aie…»

Il coupa net, me laissant parler dans le vide.

La première explosion me parut se produire à beaucoup moins d’un kilomètre de moi. Je me posai.

Je cassai du bois, mais ne blessai ni mon passager ni moi-même. Je n’eus pas longtemps à attendre. Ils m’avaient pris dans un faisceau de projecteurs et fondaient sur moi avant que j’aie seulement pu constater que mon autavion était définitivement démoli. On m’arrêta, et je me retrouvai en présence du lieutenant-colonel de l’écran, en chair et en os cette fois. Il consentit à passer mon message après que ses psychotechniciens m’eurent donné l’antidote normalement consécutif à un examen au penthotal. Il était 1 h 13, heure de la zone 5 – et le plan « Choc en retour » était entré en application une heure treize minutes plus tôt.

Le Patron écouta mon rapport sommaire, grogna un peu et me dit de revenir le voir dans la matinée.