Le pis, c’est qu’il était sérieux. Je m’efforçai de faire le mort, mais cela ne servit à rien. Une conférence, au niveau le plus élevé, fut convoquée l’après-midi même – j’en fus avisé, mais je ne m’y rendis pas. Bientôt une petite W.A.C., très polie, vint me dire que le commandant m’attendait et me pria de le rejoindre.
J’y allai donc et tâchai de ne pas me mêler à la discussion. Mais mon père a une méthode toute personnelle pour diriger une réunion, même s’il ne la préside pas : il se contente de regarder d’un air anxieux celui qu’il veut entendre. C’est une manœuvre habile, car le reste des assistants ne se rend pas compte qu’on le manœuvre.
Mais moi je savais ce qu’il en était. Quand tous les yeux sont tournés vers vous, il est plus facile de donner son avis que de se taire. D’autant plus que, pour une fois, je constatais que j’en avais un !
On gémit d’abord abondamment sur l’impossibilité où l’on se trouvait d’utiliser la fièvre neuvaine. Les larves en mourraient, certes, mais les Vénusiens eux-mêmes en meurent et on peut les couper en deux sans les tuer ! Seulement cela représentait aussi une mort certaine pour tous les humains – ou presque. J’avais épousé quelqu’un qui en avait réchappé, mais l’immense majorité était sûre d’en mourir. La fièvre durait de sept à dix jours une fois le microbe contracté ; après cela, rideau.
« Vous dites, monsieur Nivens ? »
C’était le général, commandant en chef qui s’adressait à moi. Je n’avais rien dit du tout, mais les yeux de papa s’étaient arrêtés sur moi ; il attendait.
« Il me semble qu’un grand pessimisme s’est fait jour à cette conférence, dis-je, et aussi que bien des avis exprimés se fondent sur des hypothèses. Ces hypothèses peuvent être erronées.
— Par exemple ? »
N’ayant pas d’exemple présent à l’esprit, je tirai au jugé.
« Tenez, par exemple, j’entends constamment parler de la fièvre neuvaine comme si cette caractéristique d’une évolution de neuf jours était un fait absolu. Or c’est faux. »
La plus grosse légume de la conférence haussa les épaules avec impatience. « Ce n’est qu’un terme commode. En moyenne la maladie dure bien neuf jours.
— Oui, certes, mais comment savez-vous qu’elle dure neuf jours pour une larve ? »
Le murmure qui accueillit cette remarque me prouva que je venais une fois encore de décrocher le gros lot.
On me pria d’expliquer pourquoi je supposais que la fièvre pouvait avoir une évolution différente chez les larves et quelle importance cela pouvait présenter. Je fonçai dans le brouillard. « En ce qui concerne le premier point, dis-je, dans le seul cas dont nous ayons connaissance, la larve est morte en moins de neuf jours – beaucoup moins de neuf jours même. Ceux d’entre vous qui ont vu les enregistrements des séances d’hypnose auxquelles s’est soumise ma femme – et je suis enclin à penser que vous n’avez été que trop nombreux à les voir – savent que son parasite l’avait quittée bien avant la crise du huitième jour, sans doute parce qu’il s’était détaché et était mort. Si les expériences confirment cette supposition, le problème devient tout différent. Un homme atteint de la fièvre pourrait être débarrassé de sa larve en… mettons quatre jours. Cela nous laisserait cinq jours pour le retrouver et le guérir. »
Le général laissa échapper un petit sifflement. « C’est une solution bien radicale, monsieur Nivens. Comment comptez-vous le guérir ? Ou même le retrouver ? À supposer que nous déclenchions une épidémie en zone rouge, il faudrait agir avec une célérité incroyable – et cela en face d’une résistance acharnée, ne l’oubliez pas – pour repérer et soigner plus de cinquante millions de personnes avant qu’elles ne meurent. »
Je lui renvoyai la balle illico – et me demandai en passant combien d’experts s’étaient fait une réputation de compétence en refilant habilement leurs difficultés aux autres. « Votre seconde question est un problème tactique et logistique – c’est votre affaire. Quant à la première, voilà votre expert. » Je désignai du doigt le docteur Hazelhurst.
Celui-ci se lança dans quelques circonlocutions embarrassées. Je me mettais à sa place du reste ! « Insuffisance de cas cliniques connus… besoin de recherches plus approfondies… expériences nécessaires…» Il lui semblait se souvenir qu’on avait travaillé à la préparation d’une antitoxine, mais que le vaccin immunisant avait si bien réussi qu’il n’était pas sûr qu’on ait mis l’antitoxine au point. Il conclut assez piteusement en disant que l’étude des maladies exotiques de Vénus était encore dans son enfance.
Le général lui coupa la parole. « Cette antitoxine dont vous parlez… combien de temps vous faut-il pour savoir ce qu’il en est au juste ? »
Hazelhurst dit qu’il aurait besoin de téléphoner à quelqu’un à la Sorbonne, qui sans doute pourrait…
« Allez téléphoner, dit le commandant en chef. Vous êtes excusé. »
Hazelhurst passa nous voir le lendemain matin avant notre petit déjeuner. Il bourdonnait d’activité. Je sortis dans le couloir avec lui.
« Je suis désolé de vous réveiller, dit-il, mais vous aviez raison, pour cette histoire d’antitoxine.
— Hein ?
— On m’en a envoyé de Paris : je l’attends d’un instant à l’autre. J’espère qu’elle est encore active.
— Et si elle ne l’est plus ?
— Ma foi, nous savons comment la préparer. Il faudra bien nous y mettre, du reste, si ce projet fantastique se matérialise. Nous aurons besoin de millions de doses…
— Merci de m’avoir prévenu », dis-je.
J’allais entrer chez moi quand il m’arrêta.
« Euh… monsieur Nivens… il y a aussi la question des porteurs.
— Des porteurs ?
— Des porteurs de germes. Nous ne pouvons pas nous servir de rats ou de souris. Savez-vous comment la fièvre se transmet sur Vénus ? Par un petit rotifère volant, l’équivalent vénusien d’un insecte. Mais nous n’en avons pas sur la Terre et c’est absolument le seul moyen de la propager.
— Est-ce à dire que vous ne pourriez pas me communiquer cette maladie, même si vous le vouliez ?
— Oh ! si. Je pourrais vous l’inoculer par piqûre. Mais je ne vois pas bien un million de parachutistes lâchés en zone rouge et demandant aux populations asservies par les parasites de ne pas bouger, pendant qu’ils leur feraient la piqûre ! »
Il écarta les mains dans un geste d’impuissance.
Un mécanisme mystérieux se mit lentement en marche dans mon cerveau. Un million de parachutistes en un seul lâcher…
— Pourquoi vous adresser à moi ? demandai-je. C’est un problème médical.
— Euh… oui… bien sûr… Je m’étais seulement dit que… Enfin vous paraissez saisir si vite le…»
Il s’interrompit.
« Je vous remercie », dis-je distraitement.
Mon esprit était aux prises avec deux problèmes à la fois et mes idées éprouvaient des difficultés de circulation. Combien d’habitants y avait-il en zone rouge ?
« Que je vous comprenne bien, dis-je : à supposer que vous ayez la fièvre, vous ne pourriez pas me la passer ? »
On ne pouvait envisager un parachutage de médecins : jamais nous n’en aurions eu assez.
« Difficilement. Si je faisais un frottis sur une muqueuse malade et que je vous le place dans la gorge, vous pourriez attraper la maladie. Si je vous faisais une piqûre de mon sang, vous seriez sûr d’être infecté.
— Donc, il faut un contact direct ? »
Combien de gens un seul parachutiste pouvait-il infecter ? Vingt ? Trente ? Ou plus ?…
« Si c’est cela, dis-je, le problème est résolu.
— Quoi ?
— Quelle est la première chose que fait une larve, lorsqu’elle en rencontre une autre qu’elle n’a pas vue depuis quelque temps ?
— Elles pratiquent une conjugaison.
— Moi, je leur ai toujours entendu employer le terme de “conférence directe”, mais les larves ne connaissent sans doute pas le langage scientifique ! Croyez-vous que cela transmettrait la maladie ?
— Si je le crois ? J’en suis sûr. Nous avons démontré ici même qu’il se produit un échange de protéines vivantes pendant la conjugaison. Ils ne pourraient pas ne pas se transmettre la maladie. Nous pouvons infecter toute la colonie comme s’il ne s’agissait que d’un seul organisme. Je me demande pourquoi je n’y ai pas pensé.
— Ne vous emballez pas, conseillai-je. Je crois pourtant que ça marchera.
— C’est sûr, c’est sûr ! »
Il allait partir, mais s’arrêta net. « Oh ! monsieur Nivens, cela vous ennuierait-il beaucoup que… Je sais que c’est beaucoup vous demander…
— Quoi donc ? Allez-y. »
J’étais impatient de m’attaquer à l’autre aspect du problème.
« Voudriez-vous m’autoriser à annoncer dès maintenant cette nouvelle méthode de contamination ? Je vous en laisserai bien entendu tout le mérite, mais le général est si impatient… C’est juste ce qu’il me faut pour compléter mon rapport…»
Il avait l’air si inquiet que je faillis éclater de rire.
« Pas du tout, dis-je. C’est votre rayon.
— Vous êtes très chic. Je tâcherai de vous revaloir cela. »
Il s’en alla tout heureux. Je l’étais aussi. Je commençais à prendre plaisir à mon rôle de « génie ».
Je m’arrêtai une seconde pour mettre au point dans mon esprit les grandes lignes du gigantesque lâcher de parachutistes que j’envisageais et je rentrai chez nous. Mary ouvrit les yeux et me fit un de ses longs sourires enchanteurs. Je me penchai et lui caressai les cheveux. « Ça va, toison d’or ? Savais-tu que ton mari était un génie ?
— Oui.
— Vraiment ? Tu ne me l’avais jamais dit.
— Tu ne me l’avais jamais demandé ! »
Hazelhurst avait désigné le procédé sous le nom de « vecteurs de Nivens ». Si on me demanda de développer mon idée, c’est que mon père avait commencé par me regarder.
« Je suis d’accord avec le docteur Hazelhurst, commençai-je, à condition que notre hypothèse soit confirmée par l’expérimentation. En tout cas, il a laissé de côté, pour être discutés en détail, certains aspects de la question qui sont très importants – capitaux même, devrais-je dire…»
J’avais soigneusement mis mon exorde au point, pendant mon petit déjeuner, sans oublier les quelques hésitations nécessaires. Mary, Dieu merci, ne bavarde pas au petit déjeuner !
«… qui exigent que la contamination soit pratiquée à partir d’un grand nombre de points. Si nous devons sauver en principe cent pour cent de la population de la zone rouge, il est nécessaire que tous les parasites soient infectés presque en même temps, afin que les équipes de sauvetage puissent intervenir dès que les larves auront été rendues inoffensives et avant que leurs porteurs n’aient dépassé le stade où l’antitoxine ne pourrait plus les sauver. Le problème peut être analysé mathématiquement…»
Vieux fumiste, me disais-je à moi-même. Tu pourrais transpirer pendant vingt ans devant un ordinateur sans le résoudre, ton problème !
«… et devrait être soumis à votre section d’analyse. Quoi qu’il en soit, laissez-moi vous en rappeler les données essentielles : soit X le nombre de porteurs de germes au départ, et Y le nombre des hommes affectés aux équipes de sauvetage. Il y aura un nombre infini de solutions simultanées, la solution optima dépendant de facteurs logistiques. Sans attendre une étude mathématique rigoureuse…»
J’avais fait de mon mieux avec une règle à calcul, mais j’omis de le leur dire.
«… et en appuyant mon opinion sur l’expérience, hélas, trop approfondie, que j’ai de leurs mœurs, j’estimerais…»
On aurait entendu une mouche voler. Le général ne m’interrompit qu’une fois, trouvant que je donnais à X une valeur trop faible. « Monsieur Nivens, je crois pouvoir vous assurer que nous trouverons un nombre illimité de volontaires pour jouer le rôle de porteurs de germes. »
Je secouai la tête. « Il est impossible d’utiliser des volontaires, général.
— Je crois comprendre les raisons de votre objection. Il faudrait que la maladie ait le temps de s’établir chez le volontaire, et cela risquerait de nous laisser une marge de temps dangereusement étroite. Mais je crois que nous pourrions tourner la difficulté : en employant une capsule en gélatine contenant une culture du microbe et qui serait logée dans les tissus, par exemple. Je suis sûr que nos services pourraient mettre un système au point. »
Moi aussi j’en étais persuadé, mais ma vraie objection venait de ma répulsion enracinée à voir une âme humaine soumise à la possession d’une larve. « Vous ne devez pas prendre de volontaires, insistai-je. La larve saura tout ce que sait son porteur et elle s’abstiendra simplement d’entrer en conférence directe. Elle préviendra verbalement les autres. Non, il faudra nous servir d’animaux – de singes, de chiens, bref de tout ce qui sera assez grand pour supporter une larve tout en étant incapable de parler. Il en faudra des quantités telles que tout le groupe soit infecté avant même que les larves ne sachent qu’elles sont malades. »
Je traçai le schéma sommaire de l’opération « Pitié », telle que je la voyais. La première étape que nous appellerions l’opération « Fièvre » pourrait commencer dès que nous aurions assez d’antitoxine pour le deuxième lâcher. Moins d’une semaine après, il ne devrait plus rester une seule larve en vie sur tout le continent.
Ils ne m’applaudirent pas à proprement parler, mais le cœur y était. Le général sortit précipitamment pour aller téléphoner au maréchal Rexton. Il me renvoya son aide de camp pour m’inviter à déjeuner. Je lui fis dire que je serais heureux d’accepter à condition que l’invitation s’appliquât aussi à ma femme.
Mon père m’attendait à la porte de la salle de conférences.
« Alors, lui demandai-je, plus inquiet que je ne le laissais paraître, ça a bien marché ? »
Il hocha la tête. « Mon petit, tu les as conquis ! J’ai bien envie de te faire signer un contrat de six mois à la stéréo ! »
Il s’efforçait de ne pas manifester sa satisfaction. J’avais réussi à ne pas bégayer une seule fois au cours de toute la séance. Je me sentais un homme nouveau.