Satan, le singe qui m’avait tant fait pitié au jardin zoologique national, se montra vraiment digne de sa réputation. Dès qu’il fut libéré de sa larve, Papa s’était offert comme cobaye pour la vérification de l’hypothèse Nivens-Hazelhurst, mais je m’y opposai et ce fut Satan qui fut tiré à la courte paille. Ce n’était ni l’affection filiale ni son antithèse néo-freudienne qui m’avait poussé ; la vérité est que je redoutais comme le feu la combinaison de mon père et d’une larve. Je ne tenais pas à ce qu’il se trouve dans leur camp, même dans des conditions expérimentales. Il a l’esprit trop retors et trop astucieux. Les gens qui n’ont jamais été eux-mêmes possédés ne peuvent pas se rendre compte que le porteur nous est foncièrement hostile et qu’il conserve intactes toutes ses facultés intellectuelles.
Nous nous servîmes donc de singes pour nos expériences. Nous avions sous la main non seulement les singes du jardin zoologique national, mais encore ceux d’une demi-douzaine d’établissements similaires, sans parler des cirques.
Satan fut inoculé le mercredi 12. Le vendredi, la fièvre avait commencé à se manifester et un autre chimpanzé possédé fut placé dans sa cage. Les larves entrèrent aussitôt en conférence directe. On sépara ensuite les deux singes.
Le dimanche 16 la larve qui possédait Satan se recroquevilla et tomba sur le sol. Satan reçut immédiatement une dose d’antitoxine. Le lundi soir, la deuxième larve mourut à son tour, et son porteur fut traité de la même façon que Satan.
Le mercredi 19, Satan était en bonne santé quoiqu’un peu amaigri et le second singe, Lord Fauntleroy, était en voie de guérison. Pour fêter ce grand jour j’offris une banane à Satan et il m’enleva la première phalange de l’index d’un coup de dent, alors que je n’avais même pas le temps de m’en faire greffer une autre. Ce n’était pas un accident : ce singe était mauvais comme les nerfs de son patron !
Mais ce n’était pas cette petite blessure de rien qui allait me décourager ! Après m’être fait panser, je cherchai Mary, ne pus la trouver et aboutis au mess, cherchant quelqu’un avec qui arroser cela.
La pièce était vide, tout le monde travaillant à force dans les laboratoires pour préparer les opérations « Fièvre » et « Pitié ». Par ordre du Président, tous les préparatifs devaient se faire dans le seul laboratoire des Smoky Mountains où nous nous trouvions. Les singes porteurs de germes, au nombre de deux cents et quelques, y étaient tenus en réserve, les chevaux pour le sérum étaient abrités dans un court de base-ball souterrain.
Le million d’hommes qu’allait exiger l’opération « Pitié » n’étaient évidemment pas là, mais ils ne devaient rien savoir de leur mission avant le rassemblement général qui précéderait le départ. À ce moment, chacun devait recevoir un pistolet et une trousse de seringues individuelles, dont chacune contiendrait une dose d’antitoxine. Ceux qui n’avaient jamais fait de saut en parachute seraient projetés dans le vide à coups de pied dans le derrière au besoin. Tout était prévu pour garder le secret de l’opération ; je ne voyais qu’une seule chose qui puisse nous faire échouer : que les titans découvrent nos plans grâce à un renégat, ou par tout autre moyen. On a vu, hélas, bien des plans échouer parce qu’un imbécile a fait des confidences à sa femme. Si nous ne savions pas garder le secret, nos singes porteurs de germes seraient abattus sitôt qu’ils apparaîtraient dans la zone tenue par les titans. Je savourai néanmoins mon drink en toute quiétude, ayant toutes raisons de penser que le secret serait bien gardé. Aucun courrier ne partirait plus de notre base, jusqu’au jour du lâcher et le colonel Kelly censurait ou contrôlait toutes les communications avec l’extérieur.
Quant à une fuite se produisant de l’extérieur, les risques en étaient minimes. Le général, papa, le colonel Gibsy et moi-même étions allés à la Maison Blanche la semaine précédente. Papa avait joué une comédie d’indignation et d’exaspération qui avait obtenu le résultat escompté. Finalement Martinez lui-même ne fut pas mis dans le secret. Si le Président et Rexton parvenaient à ne pas rêver tout haut pendant une semaine encore, je ne voyais pas comment un échec était possible.
Il était du reste grand temps ; la zone rouge gagnait du terrain. Après la bataille de Pass Christian, les larves avaient avancé et elles tenaient maintenant tout le golfe du Mexique au-delà de Pensacola. Certains signes montraient que ce n’était là qu’un début. Les larves se lassaient peut-être de notre résistance et il pouvait bien se faire qu’elles se résolvent, au risque de perdre un peu de cheptel, à lâcher une bombe A sur les villes que nous tenions encore. Dans ce cas… Un écran radar peut alerter vos défenses mais chacun sait qu’il ne peut arrêter une attaque résolue…
Mais je me refusais à m’en faire. Encore une semaine à attendre et…
Le colonel Kelly entra et vint s’asseoir à côté de moi… « Si nous prenions quelque chose ? proposai-je. J’ai envie d’arroser ça. »
Il examina son ventre proéminent. « Une bière de plus ou de moins ne changera rien à ma ligne, dit-il pensivement.
— Alors prenez-en une ! Prenez-en une douzaine…»
Je commandai pour lui et lui appris le succès de nos expériences sur les singes.
Il hocha la tête. « Oui, je l’avais entendu dire. Ça s’annonce bien.
— Bien ? C’est tout ce que vous trouvez à dire ? Vous ne comprenez pas que nous sommes à deux doigts du but ? D’ici une semaine nous aurons gagné.
— Ah, oui ?
— Voyons, dis-je un peu agacé, vous allez pouvoir reprendre vos vêtements civils et mener de nouveau une vie normale. Ça ne vous sourit pas ? Ou croyez-vous que notre plan va échouer ?
— Non, je crois qu’il réussira.
— Alors pourquoi cette figure d’enterrement ?
— Monsieur Nivens, dit-il, croyez-vous qu’un homme affligé d’un ventre comme le mien trouve plaisir à se balader à poil ?
— Non, je ne le pense pas en effet. Moi, cela m’ennuiera peut-être de me rhabiller comme autrefois. C’est une perte de temps et on est moins à son aise.
— N’ayez crainte ! Le changement de mode auquel nous avons assisté est permanent.
— Comment cela ? Je ne pige pas. Vous venez de dire que notre plan réussirait et maintenant vous parlez comme si le plan “Bain de soleil” devait rester indéfiniment en application ?
— Sous une autre forme, oui.
— Excusez-moi, dis-je, je suis sans doute bouché ce matin, mais…»
Il se commanda une autre bière. « Monsieur Nivens, je n’avais jamais pensé voir une base militaire transformée en camp de nudistes. L’ayant vu, je ne m’attends pas à un retour en arrière, c’est impossible. La boîte de Pandore une fois ouverte ne peut plus se refermer. Tous les chevaux du rio n’y feraient rien…
— D’accord, répliquai-je. Les choses ne redeviennent jamais tout à fait ce qu’elles étaient. Mais vous exagérez. Le jour où le Président annulera le plan “Bain de soleil”, les lois anciennes rentreront en vigueur et si quelqu’un se promène sans pantalon, on l’arrêtera pour outrage à la pudeur.
— J’espère que non.
— Quoi ? Écoutez, il faudrait tout de même savoir ce que vous voulez.
— Je le sais très bien. Monsieur Nivens, tant qu’il existera une possibilité qu’une larve soit restée en vie, l’homme bien élevé devra être prêt à se déshabiller à la première requête – s’il ne veut pas se faire descendre. Et pas seulement pendant les quelques semaines qui vont venir, mais pendant vingt ans, ou même cent. Non, non, ajouta-t-il, je ne critique pas vos plans – mais vous avez été trop occupé pour remarquer qu’ils ont un caractère essentiellement local et temporaire. Par exemple avez-vous envisagé d’écheniller les jungles de l’Amazone, arbre par arbre ? Ce n’est qu’une formule de rhétorique, continua-t-il. Le globe a près de soixante millions de kilomètres carrés ! Nous ne pouvons pas chercher les larves partout. Mon pauvre vieux, comprenez donc que nous avons à peine diminué le nombre de rats existant sur la terre depuis le temps que nous essayons de les exterminer.
— Voulez-vous dire que notre entreprise est désespérée ? demandai-je.
— Désespérée ? Pas du tout. Reprenez donc quelque chose. Ce que je veux dire c’est que nous devons apprendre à vivre côte à côte avec cette horreur, comme nous avons appris à vivre avec la bombe atomique. »