Barberin
Si je n’avais pas eu hâte d’arriver à Paris, je serais resté longtemps, très-longtemps avec Lise ; nous avions tant de choses à nous dire, et nous pouvions nous en dire si peu avec le langage que nous employions.
Lise avait à me raconter son installation à Dreuzy, comment elle avait été prise en grande amitié par son oncle et sa tante, qui, des cinq enfants qu’ils avaient eus, n’en avaient plus un seul, malheur trop commun dans les familles de la Nièvre, où les femmes abandonnent leurs propres enfants pour être nourrices à Paris ; — comment ils la traitaient comme leur vraie fille ; comment elle vivait dans leur maison, quelles étaient ses occupations, quels étaient ses jeux et ses plaisirs : la pêche, les promenades en bateau, les courses dans les grands bois, qui prenaient presque tout son temps, puisqu’elle ne pouvait pas aller à l’école.
Et moi, de mon côté, j’avais à lui dire tout ce qui m’était arrivé depuis notre séparation, comment j’avais failli périr dans la mine où Alexis travaillait, et comment, en arrivant chez ma nourrice, j’avais appris que ma famille me cherchait, ce qui m’avait empêché d’aller voir Étiennette comme je le désirais.
Bien entendu, ce fut ma famille qui tint la grande place dans mon récit, ma famille riche, et je répétai à Lise ce que j’avais déjà dit à Mattia, insistant surtout sur mes espérances de fortune qui, se réalisant, nous permettraient à tous d’être heureux : son père, ses frères, elle, surtout elle.
Lise, qui n’avait point acquis la précoce expérience de Mattia, et qui, heureusement pour elle, n’avait point été à l’école des élèves de Garofoli, était toute disposée à admettre que ceux qui étaient riches n’avaient qu’à être heureux en ce monde, et que la fortune était un talisman qui, comme dans les contes de fées, donnait instantanément tout ce qu’on pouvait désirer. — N’était-ce point parce que son père était pauvre, qu’il avait été mis en prison, et que la famille avait été dispersée ! Que ce fût moi qui fusse riche, que ce fût elle, peu importait ; c’était même chose, au moins quant au résultat ; nous étions tous heureux, et elle n’avait souci que de cela : tous réunis, tous heureux.
Ce n’était pas seulement à nous entretenir devant l’écluse, au bruit de l’eau qui se précipitait par les vannes, que nous passions notre temps, c’était encore à nous promener tous les trois, Lise, Mattia et moi ; ou plus justement tous les cinq, car M. Capi et mademoiselle la poupée étaient de toutes nos promenades.
Mes courses à travers la France avec Vitalis pendant plusieurs années et avec Mattia en ces derniers mois m’avaient fait parcourir bien des pays : je n’en avais vu aucun d’aussi curieux que celui au milieu duquel nous nous trouvions en ce moment ; des bois immenses, de belles prairies, des rochers, des collines, des cavernes, des cascades écumantes, des étangs tranquilles, et dans la vallée étroite, aux coteaux escarpés de chaque côté, le canal, qui se glissait en serpentant. C’était superbe : on n’entendait que le murmure des eaux, le chant des oiseaux ou la plainte du vent dans les grands arbres. Il est vrai que j’avais trouvé aussi quelques années auparavant que la vallée de la Bièvre était jolie. Je ne voudrais donc pas qu’on me crût trop facilement sur parole. Ce que je veux dire, c’est que partout où je me suis promené avec Lise, où nous avons joué ensemble, le pays m’a paru posséder des beautés et un charme, que d’autres plus favorisés peut-être n’avaient pas à mes yeux : j’ai vu ce pays avec Lise et il est resté dans mon souvenir éclairé par ma joie.
Le soir nous nous asseyions devant la maison quand il ne faisait pas trop humide, devant la cheminée quand le brouillard était épais, et pour le plus grand plaisir de Lise, je lui jouais de la harpe. Mattia aussi jouait du violon ou du cornet à piston, mais Lise préférait la harpe, ce qui ne me rendait pas peu fier ; au moment de nous séparer pour aller nous coucher, Lise me demandait ma chanson napolitaine, et je la lui chantais.
Cependant, malgré tout, il fallut quitter Lise et ce pays pour se remettre en route.
Mais pour moi ce fut sans trop de chagrin ; j’avais si souvent caressé mes rêves de richesses, que j’en étais arrivé à croire, non pas que je serais riche un jour, mais que j’étais riche déjà, et que je n’avais qu’à former un souhait pour pouvoir le réaliser dans un avenir prochain, très-prochain, presque immédiat.
Mon dernier mot à Lise (mot non parlé bien entendu mais exprimé) fera mieux que de longues explications comprendre combien sincère j’étais dans mon illusion.
— Je viendrai te chercher dans une voiture à quatre chevaux, lui dis-je.
Et elle me crut, si bien que de la main elle fit signe de claquer les chevaux : elle voyait assurément la voiture, tout comme je la voyais moi-même.
Cependant avant de faire en voiture la route de Paris à Dreuzy, il fallut faire à pied celle de Dreuzy à Paris ; et sans Mattia je n’aurais eu d’autre souci que d’allonger les étapes, me contentant de gagner le strict nécessaire pour notre vie de chaque jour ; à quoi bon prendre de la peine maintenant, nous n’avions plus ni vache, ni poupée à acheter, et pourvu que nous eussions notre pain quotidien, ce n’était pas à moi à porter de l’argent à mes parents.
Mais Mattia ne se laissait pas toucher par les raisons que je lui donnais pour justifier mon opinion.
— Gagnons ce que nous pouvons gagner, disait-il en m’obligeant à prendre ma harpe. Qui sait si nous trouverons Barberin tout de suite ?
— Si nous ne le trouvons pas à midi, nous le trouverons à deux heures ; la rue Mouffetard n’est pas si longue.
— Et s’il ne demeure plus rue Mouffetard ?
— Nous irons là où il demeure.
— Et s’il est retourné à Chavanon ; il faudra lui écrire, attendre sa réponse ; pendant ce temps-là, de quoi vivrons-nous, si nous n’avons rien dans nos poches ? On dirait vraiment que tu ne connais point Paris. Tu as donc oublié les carrières de Gentilly ?
— Non.
— Eh bien, moi, je n’ai pas non plus oublié le mur de l’église Saint-Médard, contre lequel je me suis appuyé pour ne pas tomber quand je mourais de faim. Je ne veux pas avoir faim à Paris.
— Nous dînerons mieux en arrivant chez mes parents.
— Ce n’est pas parce que j’ai bien déjeuné que je ne dîne pas ; mais quand je n’ai ni déjeuné ni dîné je ne suis pas à mon aise et je n’aime pas ça ; travaillons donc comme si nous avions une vache à acheter pour tes parents.
C’était là un conseil plein de sagesse ; j’avoue cependant que je ne chantai plus comme lorsqu’il s’agissait de gagner des sous pour la vache de la mère Barberin, ou pour la poupée de Lise.
— Comme tu seras paresseux quand tu seras riche ! disait Mattia.
À partir de Corbeil, nous retrouvâmes la route que nous avions suivie six mois auparavant quand nous avions quitté Paris pour aller à Chavanon, et avant d’arriver à Villejuif, nous entrâmes dans la ferme où nous avions donné le premier concert de notre association en faisant danser une noce. Le marié et la mariée nous reconnurent et ils voulurent que nous les fissions danser encore. On nous donna à souper et à coucher.
Ce fut de là que nous partîmes le lendemain matin pour faire notre rentrée dans Paris : il y avait juste six mois et quatorze jours que nous en étions sortis.
Mais la journée du retour ne ressemblait guère à celle du départ : le temps était gris et froid ; plus de soleil au ciel, plus de fleurs, plus de verdure sur les bas-côtés de la route ; le soleil d’été avait accompli son œuvre, puis étaient venus les premiers brouillards de l’automne ; ce n’était plus des fleurs de giroflées qui du haut des murs nous tombaient maintenant sur la tête, c’étaient des feuilles desséchées qui se détachaient des arbres jaunis.
Mais qu’importait la tristesse du temps ! nous avions en nous une joie intérieure qui n’avait pas besoin d’excitation étrangère.
Quand je dis nous, cela n’est pas exact, c’était en moi qu’il y avait de la joie et en moi seul.
Pour Mattia, à mesure que nous approchions de Paris, il était de plus en plus mélancolique, et souvent il marchait durant des heures entières sans m’adresser la parole.
Jamais il ne m’avait dit la cause de cette tristesse, et moi, m’imaginant qu’elle tenait uniquement à ses craintes de séparation, je n’avais pas voulu lui répéter ce que je lui avais expliqué plusieurs fois : c’est-à-dire que mes parents ne pouvaient pas avoir la pensée de nous séparer.
Ce fut seulement quand nous nous arrêtâmes pour déjeuner, avant d’arriver aux fortifications, que, tout en mangeant son pain, assis sur une pierre, il me dit ce qui le préoccupait si fort.
— Sais-tu à qui je pense au moment d’entrer à Paris ?
— À qui ?
— Oui à qui ; c’est à Garofoli. S’il était sorti de prison ? Quand on m’a dit qu’il était en prison, je n’ai pas eu l’idée de demander pour combien de temps ; il peut donc être en liberté, maintenant, et revenu dans son logement de la rue de Lourcine. C’est rue Mouffetard que nous devons chercher Barberin, c’est-à-dire dans le quartier même de Garofoli, à sa porte. Que se passera-t-il si par hasard il nous rencontre ? il est mon maître, il est mon oncle. Il peut donc me reprendre avec lui, sans qu’il me soit possible de lui échapper. Tu avais peur de retomber sous la main de Barberin, tu sens combien j’ai peur de retomber sous celle de Garofoli. Oh ! ma pauvre tête ! Et puis la tête ce ne serait rien encore à côté de la séparation, nous ne pourrions plus nous voir ; et cette séparation par ma famille, serait autrement terrible que par la tienne. Certainement Garofoli voudrait te prendre avec lui et te donner l’instruction qu’il offre à ses élèves avec accompagnement de fouet ; mais toi, tu ne voudrais pas venir, et moi je ne voudrais pas de ta compagnie. Tu n’as jamais été battu, toi !
L’esprit emporté par mon espérance, je n’avais pas pensé à Garofoli ; mais tout ce que Mattia venait de me dire était possible et je n’avais pas besoin d’explication pour comprendre à quel danger nous étions exposés.
— Que veux-tu ? lui demandai-je, veux-tu ne pas entrer dans Paris ?
— Je crois que si je n’allais pas dans la rue Mouffetard, ce serait assez pour échapper à la mauvaise chance de rencontrer Garofoli.
— Eh bien, ne viens pas rue Mouffetard, j’irai seul ; et nous nous retrouverons quelque part ce soir, à 7 heures.
L’endroit convenu entre Mattia et moi pour nous retrouver fut le bout du pont de l’Archevêché, du côté du chevet de Notre-Dame ; et les choses ainsi arrangées nous nous remîmes en route pour entrer dans Paris.
Arrivés à la place d’Italie nous nous séparâmes, émus tous deux comme si nous ne devions plus nous revoir, et tandis que Mattia et Capi descendaient vers le Jardin des Plantes, je me dirigeai vers la rue Mouffetard, qui n’était qu’à une courte distance.
C’était la première fois depuis six mois que je me trouvais seul sans Mattia, sans Capi près de moi, et, dans ce grand Paris, cela me produisait une pénible sensation.
Mais je ne devais pas me laisser abattre par ce sentiment : n’allais-je pas retrouver Barberin, et par lui ma famille ?
J’avais écrit sur un papier les noms et les adresses des logeurs chez lesquels je devais trouver Barberin ; mais cela avait été une précaution superflue, je n’avais oublié ni ces noms ni ces adresses, et je n’eus pas besoin de consulter mon papier : Pajot, Barrabaud et Chopinet.
Ce fut Pajot que je rencontrai le premier sur mon chemin en descendant la rue Mouffetard. J’entrai assez bravement dans une gargote qui occupait le rez-de-chaussée d’une maison meublée ; mais ce fut d’une voix tremblante que je demandai Barberin.
— Qu’est-ce que c’est que Barberin ?
— Barberin de Chavanon.
Et je fis le portrait de Barberin, ou tout au moins du Barberin que j’avais vu quand il était revenu de Paris : visage rude, air dur, la tête inclinée sur l’épaule droite.
— Nous n’avons pas ça ! connais pas !
Je remerciai et j’allai un peu plus loin chez Barrabaud ; celui-là, à la profession de logeur en garni, joignait celle de fruitier.
Je posai de nouveau ma question.
Tout d’abord j’eus du mal à me faire écouter ; le mari et la femme étaient occupés, l’un à servir une pâtée verte, qu’il coupait avec une sorte de truelle et qui, disait-il, était des épinards ; l’autre était en discussion avec une pratique pour un sou rendu en moins. Enfin ayant répété trois fois ma demande, j’obtins une réponse.
— Ah ! oui, Barberin… Nous avons eu ça dans les temps ; il y a au moins quatre ans.
— Cinq, dit la femme, même qu’il nous doit une semaine ; où est-il, ce coquin-là ?
C’était justement ce que je demandais.
Je sortis désappointé et jusqu’à un certain point inquiet : je n’avais plus que Chopinet, à qui m’adresser ; si celui-là ne savait rien ! où chercher Barberin ?
Comme Pajot, Chopinet était restaurateur, et lorsque j’entrai dans la salle où il faisait la cuisine et où il donnait à manger, plusieurs personnes étaient attablées.
J’adressai mes questions à Chopinet lui-même qui, une cuiller à la main, était en train de tremper des soupes à ses pratiques.
— Barberin, me répondit-il, il n’est plus ici.
— Et où est-il ? demandai-je en tremblant.
— Ah ! je ne sais pas.
J’eus un éblouissement ; il me sembla que les casseroles dansaient sur le fourneau.
— Où puis-je le chercher ? dis-je.
— Il n’a pas laissé son adresse.
Ma figure trahit sans doute ma déception d’une façon éloquente et touchante, car l’un des hommes qui mangeaient à une table placée près du fourneau, m’interpella.
— Qu’est-ce que tu lui veux, à Barberin ? me demanda-t-il.
Il m’était impossible de répondre franchement et de raconter mon histoire.
— Je viens du pays, son pays, Chavanon, et je viens lui donner des nouvelles de sa femme ; elle m’avait dit que je le trouverais ici.
— Si vous savez où est Barberin, dit le maître d’hôtel en s’adressant à celui qui m’avait interrogé, vous pouvez le dire à ce garçon qui ne lui veut pas de mal, bien sûr, n’est-ce pas, garçon ?
— Oh ! non, monsieur !
L’espoir me revint.
— Barberin doit loger maintenant à l’hôtel du Cantal, passage d’Austerlitz : il y était il y a trois semaines.
Je remerciai et sortis, mais avant d’aller au passage d’Austerlitz qui, je le pensais, était au bout du pont d’Austerlitz, je voulus savoir des nouvelles de Garofoli pour les porter à Mattia.
J’étais précisément tout près de la rue de Lourcine ; je n’eus que quelques pas à faire pour trouver la maison où j’étais venu avec Vitalis : comme le jour où nous nous y étions présentés pour la première fois, un vieux bonhomme, le même vieux bonhomme, accrochait des chiffons contre la muraille verdâtre de la cour ; c’était à croire qu’il n’avait fait que cela depuis que je l’avais vu.
— Est-ce que M. Garofoli est revenu ? demandai-je.
Le vieux bonhomme me regarda et se mit à tousser sans me répondre : il me sembla que je devais laisser comprendre que je savais où était Garofoli, sans quoi je n’obtiendrais rien de ce vieux chiffonnier.
— Il est toujours là-bas ? dis-je en prenant un air fin, il doit s’ennuyer.
— Possible, mais le temps passe tout de même.
— Peut-être pas aussi vite pour lui que pour nous.
Le bonhomme voulut bien rire de cette plaisanterie, ce qui lui donna une terrible quinte.
— Est-ce que vous savez quand il doit revenir ? dis-je lorsque la toux fut apaisée.
— Trois mois.
Garofoli en prison pour trois mois encore, Mattia pouvait respirer. ; car avant trois mois mes parents auraient bien trouvé le moyen de mettre le terrible padrone dans l’impossibilité de rien entreprendre contre son neveu.
Si j’avais eu un moment d’émotion cruelle chez Chopinet, l’espérance maintenant m’était revenue ; j’allais trouver Barberin à l’hôtel du Cantal.
Sans plus tarder je me dirigeai vers le passage d’Austerlitz, plein d’espérance et de joie et par suite de ces sentiments sans doute, tout disposé à l’indulgence pour Barberin.
Après tout, il n’était peut-être pas aussi méchant qu’il en avait l’air : sans lui je serais très-probablement mort de froid et de faim dans l’avenue de Breteuil ; il est vrai qu’il m’avait enlevé à mère Barberin pour me vendre à Vitalis, mais il ne me connaissait pas, et dès lors il ne pouvait pas avoir de l’amitié pour un enfant qu’il n’avait pas vu, et puis il était poussé par la misère, qui fait faire tant de mauvaises choses. Présentement il me cherchait, il s’occupait de moi, et si je retrouvais mes parents, c’était à lui que je le devais : cela méritait mieux que la répulsion que je nourrissais contre lui depuis le jour où j’avais quitté Chavanon, le poignet pris dans la main de Vitalis. Envers lui aussi je devrais me montrer reconnaissant : si ce n’était point un devoir d’affection et de tendresse comme pour mère Barberin, en tout cas c’en était un de conscience.
En traversant le Jardin des Plantes, la distance n’est pas longue de la rue de Lourcine au passage d’Austerlitz, je ne tardai pas à arriver devant l’hôtel du Cantal, qui n’avait d’un hôtel que le nom, étant en réalité un misérable garni. Il était tenu par une vieille femme à la tête tremblante et à moitié sourde.
Lorsque je lui eus adressé ma question ordinaire, elle mit sa main en cornet derrière son oreille et elle me pria de répéter ce que je venais de lui demander.
— J’ai l’ouïe un peu dure, dit-elle à voix basse.
— Je voudrais voir Barberin, Barberin de Chavanon, il loge chez vous, n’est-ce pas ?
Sans me répondre elle leva ses deux bras en l’air par un mouvement si brusque que son chat endormi sur elle sauta à terre épouvanté.
— Hélas ! hélas ! dit-elle.
Puis me regardant avec un tremblement de tête plus fort :
— Seriez-vous le garçon ? demanda-t-elle.
— Quel garçon ?
— Celui qu’il cherchait.
Qu’il cherchait. En entendant ce mot, j’eus le cœur serré.
— Barberin ! m’écriai-je.
— Défunt, c’est défunt Barberin qu’il faut dire.
Je m’appuyai sur ma harpe.
— Il est donc mort ? dis-je en criant assez haut pour me faire entendre, mais d’une voix que l’émotion rendait rauque.
— Il y a huit jours, à l’hôpital Saint-Antoine.
Je restai anéanti ; mort Barberin ! et ma famille, comment la trouver maintenant, où la chercher ?
— Alors vous êtes le garçon ? continua la vieille femme, celui qu’il cherchait pour le rendre à sa riche famille ?
L’espérance me revint, je me cramponnai à cette parole :
— Vous savez ?… dis-je.
— Je sais ce qu’il racontait, ce pauvre homme : qu’il avait trouvé et élevé un enfant, que maintenant la famille qui avait perdu cet enfant, dans le temps, voulait le reprendre, et que lui il était à Paris pour le chercher.
— Mais la famille ? demandai-je d’une voix haletante, ma famille ?
— Pour lors, c’est donc bien vous le garçon ? ah ! c’est vous, c’est bien vous !
Et tout en branlant la tête, elle me regarda en me dévisageant.
Mais je l’arrachai à son examen.
— Je vous en prie, madame, dites-moi ce que vous savez.
— Mais je ne sais pas autre chose que ce que je viens de vous raconter, mon garçon, je veux dire mon jeune monsieur.
— Ce que Barberin vous a dit, qui se rapporte à ma famille ? Vous voyez mon émotion, madame, mon trouble, mes angoisses.
Sans me répondre elle leva de nouveau les bras au ciel :
— En vlà une histoire !
En ce moment une femme qui avait la tournure d’une servante entra dans la pièce où nous nous trouvions ; alors la maîtresse de l’hôtel du Cantal m’abandonnant s’adressa à cette femme :
— En v’là une histoire ! Ce jeune garçon, ce jeune monsieur que tu vois, c’est celui de qui Barberin parlait, il arrive, et Barberin n’est plus là, en v’là… une histoire !
— Barberin ne vous a donc jamais parlé de ma famille ? dis-je.
— Plus de vingt fois, plus de cent fois, une famille riche.
— Où demeure cette famille, comment se nomme-t-elle ?
— Ah ! voilà. Barberin ne m’a jamais parlé de ça. Vous comprenez, il en faisait mystère ; il voulait que la récompense fût pour lui tout seul, comme de juste, et puis c’était un malin.
Hélas ! oui, je comprenais ; je ne comprenais que trop ce que la vieille femme venait de me dire : Barberin en mourant avait emporté le secret de ma naissance.
Je n’étais donc arrivé si près du but que pour le manquer. Ah ! mes beaux rêves ! mes espérances !
— Et vous ne connaissez personne à qui Barberin en aurait dit plus qu’à vous ? demandai-je à la vieille femme.
— Pas si bête, Barberin, de se confier à personne ; il était bien trop méfiant pour ça.
— Et vous n’avez jamais vu quelqu’un de ma famille venir le trouver ?
— Jamais.
— Des amis à lui, à qui il aurait parlé de ma famille ?
— Il n’avait pas d’amis.
Je me pris la tête à deux mains ; mais j’eus beau chercher, je ne trouvai rien pour me guider ; d’ailleurs j’étais si ému, si troublé, que j’étais incapable de suivre mes idées.
— Il a reçu une lettre une fois, dit la vieille femme après avoir longuement réfléchi, une lettre chargée.
— D’où venait-elle ?
— Je ne sais pas ; le facteur la lui a donnée à lui-même, je n’ai pas vu le timbre.
— On peut sans doute retrouver cette lettre ?
— Quand il a été mort, nous avons cherché dans ce qu’il avait laissé ici ; ah ! ce n’était pas par curiosité bien sûr, mais seulement pour avertir sa femme ; nous n’avons rien trouvé ; à l’hôpital non plus, on n’a trouvé dans ses vêtements aucun papier, et, s’il n’avait pas dit qu’il était de Chavanon, on n’aurait pas pu avertir sa femme.
— Mère Barberin est donc avertie ?
— Pardi !
Je restai assez longtemps sans trouver une parole. Que dire ? Que demander ? Ces gens m’avaient dit ce qu’ils savaient. Ils ne savaient rien. Et bien évidemment ils avaient tout fait pour apprendre ce que Barberin avait tenu à leur cacher.
Je remerciai et me dirigeai vers la porte.
— Et où allez-vous comme ça ? me demanda la vieille femme.
— Rejoindre mon ami.
— Ah ! vous avez un ami ?
— Mais oui.
— Il demeure à Paris ?
— Nous sommes arrivés à Paris ce matin.
— Eh bien, vous savez, si vous n’avez pas un hôtel, vous pouvez loger ici ; vous y serez bien, je peux m’en vanter, et dans une maison honnête ; faites attention que si votre famille vous cherche, fatiguée de ne pas avoir des nouvelles de Barberin, c’est ici qu’elle s’adressera et non ailleurs ; alors vous serez là pour la recevoir ; c’est un avantage, ça ; où vous trouverait-elle si vous n’étiez pas ici ? ce que j’en dis c’est dans votre intérêt : quel âge a-t-il votre ami ?
— Il est un peu plus jeune que moi.
— Pensez-donc ! deux jeunesses sur le pavé de Paris ; on peut faire de mauvaises connaissances ; il y a des hôtels qui sont mal fréquentés ; ce n’est pas comme ici, où l’on est tranquille ; mais c’est le quartier qui veut ça.
Je n’étais pas bien convaincu que le quartier fût favorable à la tranquillité ; en tous cas, l’hôtel du Cantal était une des plus sales et des plus misérables maisons qu’il fût possible de voir, et dans ma vie de voyages et d’aventures, j’en avais vu cependant de bien misérables ; mais la proposition de cette vieille femme était à considérer. D’ailleurs ce n’était pas le moment de me montrer difficile, et je n’avais pas ma famille, ma riche famille, pour aller loger avec elle dans les beaux hôtels du boulevard, ou dans sa belle maison, si elle habitait Paris. À l’hôtel du Cantal notre dépense ne serait pas trop grosse, et maintenant nous devions penser à la dépense. Ah ! comme Mattia avait eu raison de vouloir gagner de l’argent, dans notre voyage de Dreuzy à Paris ! que ferions-nous si nous n’avions pas dix-sept francs dans notre poche ?
— Combien nous louerez-vous une chambre pour mon ami et pour moi, demandai-je ?
— Dix sous par jour ; est-ce trop cher ?
— Eh bien, nous reviendrons ce soir, mon ami et moi.
— Rentrez de bonne heure, Paris est mauvais la nuit.
Avant de rentrer il fallait rejoindre Mattia et j’avais encore plusieurs heures devant moi, avant le moment fixé pour notre rendez-vous. Ne sachant que faire, je m’en allai tristement au Jardin des Plantes m’asseoir sur un banc, dans un coin isolé. J’avais les jambes brisées et l’esprit perdu.
Ma chute avait été si brusque, si inattendue, si rude ! J’épuiserais donc tous les malheurs les uns après les autres, et chaque fois que j’étendrais la main pour m’établir solidement dans une bonne position, la branche que j’espérais saisir casserait sous mes doigts pour me laisser tomber ; — et toujours ainsi.
N’était-ce point une fatalité que Barberin fut mort au moment où j’avais besoin de lui, et, que dans un esprit de gain il eût caché à tous le nom et l’adresse de la personne, — mon père sans doute, — qui lui avait donné mission de faire des recherches pour me retrouver.
Comme j’étais à réfléchir ainsi tristement, les yeux gonflés de larmes, dans mon coin, sous l’abri d’un arbre vert qui m’enveloppait de son ombre, un monsieur et une dame suivis d’un enfant qui traînait une petite voiture, vinrent s’asseoir sur un banc, en face de moi : alors ils appelèrent l’enfant, qui lâchant sa petite voiture, courut à eux, les bras ouverts ; le père le reçut, puis l’ayant embrassé dans les cheveux, avec de gros baisers qui sonnèrent, il le passa à la mère qui à son tour l’embrassa à plusieurs reprises, à la même place et de la même manière, pendant que l’enfant riait aux éclats, en tapotant les joues de ses parents avec ses petites mains grasses à fossettes.
Alors, voyant cela, ce bonheur des parents et cette joie de l’enfant, malgré moi, je laissai couler mes larmes ; je n’avais pas été embrassé ainsi ; maintenant m’était-il permis d’espérer que je le serais jamais ?
Une idée me vint ; je pris ma harpe et me mis à jouer tout doucement une valse pour l’enfant qui marqua la mesure avec ses petits pieds. Le monsieur s’approcha de moi, et me tendit une petite pièce blanche ; mais poliment je la repoussai.
— Non, monsieur, je vous en prie, donnez-moi la joie d’avoir fait plaisir à votre enfant, qui est si joli.
Il me regarda alors avec attention ; mais à ce moment survint un gardien, qui malgré les protestations du monsieur, m’enjoignit de sortir au plus vite, si je ne voulais pas être mis en prison pour avoir joué dans le jardin.
Je repassai la bretelle de ma harpe sur mon épaule, et je m’en allai en tournant souvent la tête pour regarder le monsieur et la dame, qui fixaient sur moi leurs yeux attendris.
Comme il n’était pas encore l’heure de me rendre sur le pont de l’Archevêché pour retrouver Mattia, j’errai sur les quais en regardant la rivière couler.
La nuit vint ; on alluma les becs de gaz ; alors je me dirigeai vers l’église Notre-Dame dont les deux tours se détachaient en noir sur le couchant empourpré. Au chevet de l’église je trouvai un banc pour m’asseoir, ce qui me fut doux, car j’avais les jambes brisées, comme si j’avais fait une très-longue marche, et là je repris mes tristes réflexions. Jamais je ne m’étais senti si accablé, si las. En moi, autour de moi, tout était lugubre ; dans ce grand Paris plein de lumière, de bruit et de mouvement, je me sentais plus perdu que je ne l’aurais été au milieu des champs ou des bois.
Les gens qui passaient devant moi se retournaient quelquefois pour me regarder ; mais que m’importait leur curiosité ou leur sympathie ; ce n’était pas l’intérêt des indifférents que j’avais espéré.
Je n’avais qu’une distraction, c’était de compter les heures qui sonnaient tout autour de moi : alors je calculais combien de temps à attendre encore avant de pouvoir reprendre force et courage dans l’amitié de Mattia : quelle consolation c’était pour moi de penser que j’allais bientôt voir ses bons yeux si doux et si gais.
Un peu avant sept heures j’entendis un aboiement joyeux ; presque aussitôt dans l’ombre j’aperçus un corps blanc arriver sur moi ; avant que j’eusse pu réfléchir, Capi avait sauté sur mes genoux et il me léchait les mains à grands coups de langue ; je le serrai dans mes bras et l’embrassai sur le nez.
Mattia ne tarda pas à paraître :
— Eh bien ? cria-t-il de loin.
— Barberin est mort.
Il se mit à courir pour arriver plus vite près de moi ; en quelques paroles pressées je lui racontai ce que j’avais fait, et ce que j’avais appris.
Alors il montra un chagrin qui me fut bien doux au cœur et je sentis que s’il craignait tout de ma famille pour lui, il n’en désirait pas moins, sincèrement, pour moi, que je trouvasse mes parents.
Par de bonnes paroles affectueuses il tâcha de me consoler et surtout de me convaincre qu’il ne fallait pas désespérer.
— Si tes parents ont bien trouvé Barberin, ils s’inquiéteront de ne pas entendre parler de lui ; ils chercheront ce qu’il est devenu et tout naturellement ils arriveront à l’hôtel du Cantal ; allons donc à l’hôtel du Cantal, c’est quelques jours de retard, voilà tout.
C’était déjà ce que m’avait dit la vieille femme à la tête branlante, cependant dans la bouche de Mattia ces paroles prirent pour moi une tout autre importance : évidemment il ne s’agissait que d’un retard ; comme j’avais été enfant de me désoler et de désespérer !
Alors, me sentant un peu plus calme, je racontai à Mattia ce que j’avais appris sur Garofoli.
— Encore trois mois ! s’écria-t-il.
Et il se mit à danser un pas au milieu de la rue, en chantant.
Puis, tout à coup s’arrêtant et venant à moi :
— Comme la famille de celui-ci n’est pas la même-chose que la famille de celui-là ! voilà que tu te désolais parce que tu avais perdu la tienne, et moi voilà que je chante parce que la mienne est perdue.
— Un oncle, ce n’est pas la famille, c’est-à-dire un oncle comme Garofoli ; si tu avais perdu ta sœur Cristina, danserais-tu ?
— Oh ! ne dis pas cela.
— Tu vois bien.
Par les quais nous gagnâmes le passage d’Austerlitz, et comme mes yeux n’étaient plus aveuglés par l’émotion, je pus voir combien est belle la Seine, le soir, lorsqu’elle est éclairée par la pleine lune qui met çà et là des paillettes d’argent sur ses eaux éblouissantes comme un immense miroir mouvant.
Si l’hôtel du Cantal était une maison honnête, ce n’était pas une belle maison, et quand nous nous trouvâmes avec une petite chandelle fumeuse, dans un cabinet sous les toits, et si étroit que l’un de nous était obligé de s’asseoir sur le lit quand l’autre voulait se tenir debout, je ne pus m’empêcher de penser que ce n’était pas dans une chambre de ce genre que j’avais espéré coucher. Et les draps en coton jaunâtre, combien peu ils ressemblaient aux beaux langes dont mère Barberin m’avait tant parlé.
La miche de pain graissée de fromage d’Italie que nous eûmes pour notre souper, ne ressembla pas non plus au beau festin que je m’étais imaginé pouvoir offrir à Mattia.
Mais enfin, tout n’était pas perdu ; il n’y avait qu’à attendre.
Et ce fut avec cette pensée que je m’endormis.