Recherches

Le lendemain matin, je commençai ma journée par écrire à mère Barberin pour lui faire part de ce que j’avais appris, et ce ne fut pas pour moi un petit travail.

Comment lui dire tout sèchement que son mari était mort ? Elle avait de l’affection pour son Jérôme ; ils avaient vécu durant de longues années ensemble, et elle serait peinée si je ne prenais pas part à son chagrin.

Enfin, tant bien que mal, et avec des assurances d’affection sans cesse répétées, j’arrivai au bout de mon papier. Bien entendu, je lui parlai de ma déception et de mes espérances présentes. À vrai dire, ce fut surtout de cela que je parlai. Au cas où ma famille lui écrirait pour avoir des nouvelles de Barberin, je la priais de m’avertir aussitôt, et surtout de me transmettre l’adresse qu’on lui donnerait en me l’envoyant à Paris, à l’hôtel du Cantal.

Ce devoir accompli, j’en avais un autre à remplir envers le père de Lise, et celui-là aussi m’était pénible, — au moins sous un certain rapport. Lorsqu’à Dreuzy j’avais dit à Lise que ma première sortie à Paris serait pour aller voir son père en prison, je lui avais expliqué que si mes parents étaient riches comme je l’espérais, je leur demanderais de payer ce que le père devait, de sorte que je n’irais à la prison que pour le faire sortir et l’emmener avec moi. Cela entrait dans le programme des joies que je m’étais tracé. Le père Acquin d’abord, mère Barberin ensuite, puis Lise, puis Étiennette, puis Alexis, puis Benjamin. Quant à Mattia, on ne faisait pour lui que ce qu’on faisait pour moi-même, et il était heureux de ce qui me rendait heureux. Quelle déception d’aller à la prison les mains vides et de revoir le père, en étant tout aussi incapable de lui rendre service que lorsque je l’avais quitté et de lui payer ma dette de reconnaissance !

Heureusement j’avais de bonnes paroles à lui apporter, ainsi que les baisers de Lise et d’Alexis, et sa joie paternelle adoucirait mes regrets ; j’aurais toujours la satisfaction d’avoir fait quelque chose pour lui, en attendant plus.

Mattia, qui avait une envie folle de voir une prison, m’accompagna ; d’ailleurs, je tenais à ce qu’il connût celui qui, pendant plus de deux ans, avait été un père pour moi.

Comme je savais maintenant le moyen à employer pour entrer dans la prison de Clichy, nous ne restâmes pas longtemps devant sa grosse porte, comme j’y étais resté la première fois que j’étais venu.

On nous fit entrer dans un parloir et bientôt le père arriva ; de la porte, il me tendit les bras.

— Ah ! le bon garçon, dit-il en m’embrassant, le brave Rémi !

Tout de suite je lui parlai de Lise et d’Alexis, puis comme je voulais lui expliquer pourquoi je n’avais pas pu aller chez Étiennette, il m’interrompit :

— Et tes parents ? dit-il.

— Vous savez donc ?

Alors il me raconta qu’il avait eu la visite de Barberin quinze jours auparavant.

— Il est mort, dis-je.

— En voilà un malheur !

Il m’expliqua comment Barberin s’était adressé à lui pour savoir ce que j’étais devenu : en arrivant à Paris, Barberin s’était rendu chez Garofoli, mais bien entendu il ne l’avait pas trouvé ; alors il avait été le chercher très loin, en province, dans la prison où Garofoli était enfermé, et celui-ci lui avait appris qu’après la mort de Vitalis, j’avais été recueilli par un jardinier nommé Acquin ; Barberin était revenu à Paris, à la Glacière, et là il avait su que ce jardinier était détenu à Clichy. Il était venu à la prison, et le père lui avait dit comment je parcourais la France, de sorte que si l’on ne pouvait pas savoir au juste où je me trouvais en ce moment, il était certain qu’à une époque quelconque je passerais chez l’un de ses enfants. Alors il m’avait écrit lui-même à Dreuzy, à Varses, à Esnandes et à Saint-Quentin ; si je n’avais pas trouvé sa lettre à Dreuzy, c’est que j’en étais déjà parti sans doute lorsqu’elle y était arrivée.

— Et Barberin, que vous a-t-il dit de ma famille ? demandai-je.

— Rien, ou tout au moins peu de chose : tes parents avaient découvert chez le commissaire de police du quartier des Invalides que l’enfant abandonné avenue de Breteuil avait été recueilli par un maçon de Chavanon, nommé Barberin, et ils étaient venus te chercher chez lui ; ne te trouvant pas, ils lui avaient demandé de les aider dans leurs recherches.

— Il ne vous a pas dit leur nom, il ne vous a pas parlé de leur pays ?

— Quand je lui ai posé ces questions, il m’a dit qu’il m’expliquerait cela plus tard ; alors je n’ai pas insisté, comprenant bien qu’il faisait mystère du nom de tes parents de peur qu’on diminuât le gain qu’il espérait tirer d’eux ; comme j’ai été un peu ton père, il s’imaginait, ton Barberin, que je voulais me faire payer ; aussi je l’ai envoyé promener, et depuis je ne l’ai pas revu ; je ne me doutais guère qu’il était mort. De sorte que tu sais que tu as des parents, mais par suite des calculs de ce vieux grigou, tu ne sais ni qui ils sont, ni où ils sont.

Je lui expliquai quelle était notre espérance, et il la confirma par toutes sortes de bonnes raisons :

— Puisque tes parents ont bien su découvrir Barberin à Chavanon, puisque Barberin a bien su découvrir Garofoli et me découvrir moi-même ici, on te trouvera bien à l’hôtel du Cantal ; restes-y donc.

Ces paroles me furent douces, et elles me rendirent toute ma gaieté : le reste de notre temps se passa à parler de Lise, d’Alexis et de mon ensevelissement dans la mine.

— Quel terrible métier ! dit-il, quand je fus arrivé au bout de mon récit, et c’est celui de mon pauvre Alexis ; ah ! comme il était plus heureux à cultiver les giroflées.

— Cela reviendra, dis-je.

— Dieu t’entende, mon petit Rémi !

La langue me démangea pour lui dire que mes parents le feraient bientôt sortir de prison, mais je pensai à temps qu’il ne convenait point de se vanter à l’avance des joies que l’on se proposait de faire, et je me contentai de l’assurer que bientôt il serait en liberté avec tous ses enfants autour de lui.

— En attendant ce beau moment, me dit Mattia lorsque nous fûmes dans la rue, mon avis est que nous ne perdions pas notre temps et que nous gagnions de l’argent.

— Si nous avions employé moins de temps à gagner de l’argent en venant de Chavanon à Dreuzy et de Dreuzy à Paris, nous serions arrivés assez tôt à Paris pour voir Barberin.

— Cela c’est vrai, et je me reproche assez moi-même de t’avoir retardé, pour que tu ne me le reproches pas, toi.

— Ce n’est pas un reproche, mon petit Mattia, je t’assure ; sans toi je n’aurais pas pu donner à Lise sa poupée, et sans toi nous serions en ce moment sur le pavé de Paris, sans un sou pour manger.

— Eh bien alors, puisque j’ai eu raison de vouloir gagner de l’argent, faisons comme si j’avais encore raison dans ce moment : d’ailleurs nous n’avons rien de mieux à faire qu’à chanter et à jouer notre répertoire ; attendons pour nous promener que nous ayons ta voiture, cela sera moins fatigant ; à Paris je suis chez moi et je connais les bons endroits.

Il les connaissait si bien, les bons endroits, places publiques, cours particulières, cafés, que le soir nous comptâmes avant de nous coucher une recette de quatorze francs.

Alors, en m’endormant, je me répétai un mot que j’avais entendu dire souvent à Vitalis, que la fortune n’arrive qu’à ceux qui n’en ont pas besoin. Assurément une si belle recette était un signe certain que d’un instant à l’autre, mes parents allaient arriver.

J’étais si bien convaincu de la sûreté de mes pressentiments, que le lendemain je serais volontiers resté toute la journée à l’hôtel ; mais Mattia me força à sortir ; il me força aussi à jouer, à chanter, et ce jour-là nous fîmes encore une recette de onze francs.

— Si nous ne devions pas devenir riches bientôt par tes parents, disait Mattia, en riant, nous nous enrichirions nous-mêmes et seuls, ce qui serait joliment beau.

Trois jours se passèrent ainsi sans que rien de nouveau se produisît et sans que la femme de l’hôtel répondît autre chose à mes questions toujours les mêmes que son éternel refrain : « Personne n’est venu demander Barberin et je n’ai pas reçu de lettre pour vous ou pour Barberin » ; mais le quatrième jour enfin elle me tendit une lettre.

C’était la réponse de mère Barberin, ou plus justement la réponse que mère Barberin m’avait fait écrire, puisqu’elle ne savait elle-même ni lire ni écrire.

Elle me disait qu’elle avait été prévenue de la mort de son homme, et que peu de temps auparavant elle avait reçu de celui-ci une lettre qu’elle m’envoyait, pensant qu’elle pouvait m’être utile, puisqu’elle contenait des renseignements sur ma famille.

— Vite, vite, s’écria Mattia, lisons la lettre de Barberin.

Ce fut la main tremblante et leur cœur serré que j’ouvris cette lettre :

« Ma chère femme,

« Je suis à l’hôpital, si malade que je crois que je ne me relèverai pas. Si j’en avais la force, je te dirais comment le mal m’est arrivé ; mais ça ne servirait à rien ; il vaut mieux aller au plus pressé. C’est donc pour te dire que si je n’en réchappe pas, tu devras écrire à Greth and Galley, Green-square, Lincoln’s-Inn, à Londres ; ce sont des gens de loi chargés de retrouver Rémi. Tu leur diras que seule tu peux leur donner des nouvelles de l’enfant, et tu auras soin de te faire bien payer ces nouvelles ; il faut que cet argent te fasse vivre heureuse dans ta vieillesse. Tu sauras ce que Rémi est devenu en écrivant à un nommé Acquin, ancien jardinier, maintenant détenu à la prison de Clichy à Paris. Fais écrire toutes tes lettres par M. le curé, car dans cette affaire il ne faut se fier à personne. N’entreprends rien avant de savoir si je suis mort.

« Je t’embrasse une dernière fois.

« Barberin. »

Je n’avais pas lu le dernier mot de cette lettre que Mattia se leva en faisant un saut.

— En avant pour Londres ! cria-t-il.

J’étais tellement surpris de ce que je venais de lire, que je regardai Mattia sans bien comprendre ce qu’il disait.

— Puisque la lettre de Barberin dit que ce sont des gens de loi anglais qui sont chargés de te retrouver, continua-t-il, cela signifie, n’est-ce pas, que tes parents sont Anglais.

— Mais…

— Cela t’ennuie, d’être Anglais ?

— J’aurais voulu être du même pays que Lise et les enfants.

— Moi j’aurais voulu que tu fusses Italien.

— Si je suis Anglais, je serai du même pays qu’Arthur et madame Milligan.

— Comment, si tu es Anglais ? mais cela est certain ; si tes parents étaient Français ils ne chargeraient point, n’est-ce pas, des gens de loi anglais de rechercher en France l’enfant qu’ils ont perdu. Puisque tu es Anglais, il faut aller en Angleterre. C’est le meilleur moyen de te rapprocher de tes parents.

— Si j’écrivais à ces gens de loi ?

— Pourquoi faire ? On s’entend bien mieux en parlant qu’en écrivant. Quand nous sommes arrivés à Paris, nous avions 17 francs ; nous avons fait un jour 14 francs de recette, puis 11, puis 9, cela donne 51 francs, sur quoi nous avons dépensé 8 francs ; il nous reste donc 43 francs, c’est plus qu’il ne faut pour aller à Londres ; on s’embarque à Boulogne sur des bateaux qui vous portent à Londres, et cela ne coûte pas cher.

— Tu n’as pas été à Londres ?

— Tu sais bien que non ; seulement nous avions au cirque Gassot deux clowns qui étaient Anglais, ils m’ont souvent parlé de Londres et ils m’ont aussi appris bien des mots anglais pour que nous puissions parler ensemble sans que la mère Gassot, qui était curieuse comme une chouette, entendît ce que nous disions ; lui en avons-nous baragouiné des sottises anglaises en pleine figure sans qu’elle pût se fâcher. Je te conduirai à Londres.

— Moi aussi, j’ai appris l’anglais avec Vitalis.

— Oui, mais depuis trois ans tu as dû l’oublier, tandis que moi je le sais encore : tu verras. Et puis ce n’est pas seulement parce que je pourrais te servir que j’ai envie d’aller avec toi à Londres, et pour être franc, il faut que je te dise que j’ai encore une autre raison.

— Laquelle ?

— Si tes parents venaient te chercher à Paris, ils pourraient très-bien ne pas vouloir m’emmener avec toi, tandis que quand je serai en Angleterre ils ne pourront pas me renvoyer.

Une pareille supposition me paraissait blessante pour mes parents, mais enfin il était possible, à la rigueur, qu’elle fût raisonnable ; n’eût-elle qu’une chance de se réaliser, c’était assez de cette chance unique pour que je dusse accepter l’idée de partir tout de suite pour Londres avec Mattia.

— Partons, lui dis-je.

— Tu veux bien ?

En deux minutes nos sacs furent bouclés et nous descendîmes prêts à partir.

Quand elle nous vit ainsi équipés, la maîtresse d’hôtel poussa les hauts cris :

— Le jeune monsieur, — c’était moi le monsieur, — n’attendait donc pas ses parents ? cela serait bien plus sage ; et puis les parents verraient comme le jeune monsieur avait été bien soigné.

Mais ce n’était pas cette éloquence qui pouvait me retenir : après avoir payé notre nuit, je me dirigeai vers la rue où Mattia et Capi m’attendaient.

— Mais votre adresse ? dit la vieille.

Au fait il était peut-être sage de laisser mon adresse, je l’écrivis sur son livre.

— À Londres ! s’écria-t-elle, deux jeunesses à Londres ! par les grands chemins ! sur la mer !

Avant de nous mettre en route pour Boulogne, il fallait aller faire nos adieux au père.

Mais ils ne furent pas tristes ; le père fut heureux d’apprendre que j’allais bientôt retrouver ma famille, et moi j’eus plaisir à lui dire et à lui répéter que je ne tarderais pas à revenir avec mes parents pour le remercier.

— À bientôt, mon garçon, et bonne chance ! si tu ne reviens pas aussitôt que tu le voudrais, écris-moi.

— Je reviendrai.

Ce jour-là nous allâmes sans nous arrêter jusqu’à Moisselles où nous couchâmes dans une ferme, car il importait de ménager notre argent pour la traversée ; Mattia avait dit qu’elle ne coûtait pas cher ; mais encore à combien montait ce pas cher ?

Tout en marchant, Mattia m’apprenait des mots anglais, car j’étais fortement préoccupé par une question qui m’empêchait de me livrer à la joie : mes parents comprendraient-ils le français ou l’italien ? Comment nous entendre s’ils ne parlaient que l’anglais ? Comme cela nous gênerait ! Que dirais-je à mes frères et à mes sœurs, si j’en avais ? Ne resterais-je point un étranger à leurs yeux tant que je ne pourrais m’entretenir avec eux ? Quand j’avais pensé à mon retour dans la maison paternelle, et bien souvent depuis mon départ de Chavanon, je m’étais tracé ce tableau, je n’avais jamais imaginé que je pourrais être ainsi paralysé dans mon élan. Il me faudrait longtemps sans doute avant de savoir l’anglais, qui me paraissait une langue difficile.

Nous mîmes huit jours pour faire le trajet de Paris à Boulogne, car nous nous arrêtâmes un peu dans les principales villes qui se trouvèrent sur notre passage : Beauvais, Abbeville, Montreuil-sur-Mer, afin de donner quelques représentations et de reconstituer notre capital.

Quand nous arrivâmes à Boulogne nous avions encore trente-deux francs dans notre bourse, c’est-à-dire beaucoup plus qu’il ne fallait pour payer notre passage.

Comme Mattia n’avait jamais vu la mer, notre première promenade fut pour la jetée : pendant quelques minutes il resta les yeux perdus dans les profondeurs vaporeuses de l’horizon, puis, faisant claquer sa langue, il déclara que c’était laid, triste et sale.

Une discussion s’engage alors entre nous, car nous avions bien souvent parlé de la mer et je lui avais toujours dit que c’était la plus belle chose qu’on pût voir ; je soutins mon opinion.

— Tu as peut-être raison quand la mer est bleue comme tu racontes que tu l’as vue à Cette, dit Mattia, mais quand elle est comme cette mer, toute jaune et verte avec un ciel gris, et, de gros nuages sombres, c’est laid, très-laid, et ça ne donne pas envie d’aller dessus.

Nous étions le plus souvent d’accord, Mattia et moi, ou bien il acceptait mon sentiment, ou bien je partageais le sien, mais cette fois je persistai dans mon idée, et je déclarai même que cette mer verte, avec ses profondeurs vaporeuses et ses gros nuages que le vent poussait confusément, était bien plus belle qu’une mer bleue sous un ciel bleu.

— C’est parce que tu es Anglais que tu dis cela, répliqua Mattia, et tu aimes cette vilaine mer parce qu’elle est celle de ton pays.

Le bateau de Londres partait le lendemain à quatre-heures du matin ; à trois heures et demie nous étions à bord et nous nous installions de notre mieux, à l’abri d’un amas de caisses qui nous protégeaient un peu contre une bise du nord humide et froide.

À la lueur de quelques lanternes fumeuses, nous vîmes charger le navire : les poulies grinçaient, les caisses qu’on descendait dans la cale craquaient et les matelots, de temps en temps, lançaient quelques mots avec un accent rauque ; mais ce qui dominait le tapage, c’était le bruissement de la vapeur qui s’échappait de la machine en petits flocons blancs. Une cloche tinta, des amarres tombèrent dans l’eau ; nous étions en route ; en route pour mon pays.

J’avais souvent dit à Mattia qu’il n’y avait rien de si agréable qu’une promenade en bateau : on glissait doucement sur l’eau sans avoir conscience de la route qu’on faisait, c’était vraiment charmant, — un rêve.

En parlant ainsi je songeais au Cygne et à notre voyage sur le canal du Midi ; mais la mer ne ressemble pas à un canal. À peine étions-nous sortis de la jetée que le bateau sembla s’enfoncer dans la mer, puis il se releva, s’enfonça encore au plus profond des eaux, et ainsi quatre ou cinq fois, de suite par de grands mouvements comme ceux d’une immense balançoire ; alors, dans ces secousses, la vapeur s’échappait de la cheminée avec un bruit strident, puis tout à coup une sorte de silence se faisait, et l’on n’entendait plus que les roues qui frappaient l’eau, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, selon l’inclinaison du navire.

— Elle est jolie, ta glissade ! me dit Mattia.

Et je n’eus rien à lui répondre, ne sachant pas alors ce que c’était qu’une barre.

Mais ce ne fut pas seulement la barre qui imprima ces mouvements de roulis et de tangage au navire, ce fut aussi la mer qui, au large, se trouva être assez grosse.

Tout à coup Mattia, qui depuis assez longtemps ne parlait plus, se souleva brusquement.

— Qu’as-tu donc ? lui dis-je.

— J’ai que ça danse trop et que j’ai mal au cœur.

— C’est le mal de mer.

— Pardi, je le sens bien !

Et après quelques minutes il courut s’appuyer sur le bord du navire.

Ah ! le pauvre Mattia, comme il fut malade ; j’eus beau le prendre dans mes bras et appuyer sa tête contre ma poitrine, cela ne le guérit point ; il gémissait, puis de temps en temps se levant vivement, il courait s’accouder sur le bord du navire, et ce n’était qu’après quelques minutes qu’il revenait se blottir contre moi.

Alors, chaque fois qu’il revenait ainsi, il me montrait le poing, et, moitié riant, moitié colère, il disait :

— Oh ! ces Anglais, ça n’a pas de cœur.

— Heureusement.

Quand le jour se leva, un jour pâle, vaporeux et sans soleil, nous étions en vue de hautes falaises blanches, et çà et là on apercevait des navires immobiles et sans voiles. Peu à peu le roulis diminua et notre navire glissa sur l’eau tranquille presque aussi doucement que sur un canal. Nous n’étions plus en mer, et de chaque côté, tout au loin, on apercevait des rives boisées, ou plus justement on les devinait à travers les brumes du matin : nous étions entrés dans la Tamise.

— Nous voici en Angleterre, dis-je à Mattia. Mais il reçut mal cette bonne nouvelle, et s’étalant de tout son long sur le pont :

— Laisse-moi dormir, répondit-il.

Comme je n’avais pas été malade pendant la traversée, je ne me sentais pas envie de dormir ; j’arrangeai Mattia pour qu’il fût le moins mal possible, et montant sur les caisses, je m’assis sur les plus élevées avec Capi entre mes jambes.

De là, je dominais la rivière et je voyais tout son cours de chaque côté, en amont, en arrière ; à droite s’étalait un grand banc de sable que l’écume frangeait d’un cordon blanc, et à gauche il semblait qu’on allait entrer de nouveau dans la mer.

Mais ce n’était là qu’une illusion, les rives bleuâtre ne tardèrent pas à se rapprocher, puis à se montrer plus distinctement jaunes et vaseuses.

Au milieu du fleuve se tenait toute une flotte de navires à l’ancre au milieu desquels couraient des vapeurs, des remorqueurs qui déroulaient derrière eux de longs rubans de fumée noire.

Que de navires ! que de voiles ! Je n’avais jamais imaginé qu’une rivière pût être aussi peuplée, et si la Garonne m’avait surpris la Tamise m’émerveilla. Plusieurs de ces navires étaient en train d’appareiller et dans leur mâture on voyait des matelots courir çà et là sur des échelles de corde qui, de loin, paraissaient fines comme des fils d’araignée.

Derrière lui, notre bateau laissait un sillage écumeux au milieu de l’eau jaune, sur laquelle flottaient des débris de toutes sortes, des planches, des bouts de bois, des cadavres d’animaux tout ballonnés, des bouchons, des herbes ; de temps en temps un oiseau aux grandes ailes s’abattait sur ces épaves, puis aussitôt il se relevait, pour s’envoler avec un cri perçant, sa pâture dans le bec.

Pourquoi Mattia voulait-il dormir ? Il ferait bien mieux de se réveiller : c’était là un spectacle curieux qui méritait d’être vu.

À mesure que notre vapeur remonta le fleuve, ce spectacle devint de plus en plus curieux, de plus en plus beau : ce n’était plus seulement les navires à voiles ou à vapeur qu’il était intéressant de suivre des yeux, les grands trois-mâts, les énormes steamers revenant des pays lointains, les charbonniers tout noirs, les barques chargées de paille ou de foin qui ressemblaient à des meules de fourrages emportées par le courant, les grosses tonnes rouges, blanches, noires, que le flot faisait tournoyer ; c’était encore ce qui se passait, ce qu’on apercevait sur les deux rives, qui maintenant se montraient distinctement avec tous leurs détails, leurs maisons coquettement peintes, leurs vertes prairies, leurs arbres que la serpe n’a jamais ébranchés, et çà et là des ponts d’embarquement s’avançant au-dessus de la vase noire, des signaux de marée, des pieux verdâtres et gluants.

Je restai ainsi longtemps, les yeux grands ouverts, ne pensant qu’à regarder, qu’à admirer.

Mais voilà que sur les deux rives de la Tamise les maisons se tassent les unes à côté des autres, en longues files rouges, l’air s’obscurcit ; la fumée et le brouillard se mêlent sans qu’on sache qui l’emporte en épaisseur du brouillard ou de la fumée, puis, au lieu d’arbres ou de bestiaux dans les prairies, c’est une forêt de mâts qui surgit tout à coup : les navires sont dans les prairies.

N’y tenant plus, je dégringole de mon observatoire et je vais chercher Mattia : il est réveillé et le mal de mer étant guéri, il n’est plus de méchante humeur, de sorte qu’il veut bien monter avec moi sur mes caisses ; lui aussi est ébloui et il se frotte les yeux : çà et là des canaux viennent de prairies déboucher dans le fleuve, et ils sont pleins aussi de navires.

Malheureusement le brouillard et la fumée s’épaississent encore. ; on ne voit plus autour de soi que par échappées ; et plus on avance, moins on voit clair.

Enfin le navire ralentit sa marche, la machine s’arrête, des câbles sont jetés à terre ; nous sommes à Londres et nous débarquons au milieu de gens qui nous regardent, mais qui ne nous parlent pas.

— Voilà le moment de te servir de ton anglais, mon petit Mattia.

Et Mattia, qui ne doute de rien, s’approche d’un gros homme à barbe rousse pour lui demander poliment, le chapeau à la main, le chemin de Green square.

Il me semble que Mattia est bien longtemps à s’expliquer avec son homme qui, plusieurs fois, lui fait répéter les mêmes mots, mais je ne veux pas paraître douter du savoir de mon ami.

Enfin il revient :

— C’est très-facile, dit-il, il n’y a qu’à longer la Tamise ; nous allons suivre les quais.

Mais il n’y a pas de quais à Londres, ou plutôt il n’y en avait pas à cette époque, les maisons s’avançaient jusque dans la rivière ; nous sommes donc obligés de suivre des rues qui nous paraissent longer la rivière.

Elles sont bien sombres, ces rues, bien boueuses, bien encombrées de voitures, de caisses, de ballots, de paquets de toute espèce, et c’est difficilement que nous parvenons à nous faufiler au milieu de ces embarras sans cesse renaissants. J’ai attaché Capi avec une corde et je le tiens sur mes talons ; il n’est qu’une heure et pourtant le gaz est allumé dans les magasins, il pleut de la suie.

Vu sous cet aspect, Londres ne produit pas sur nous le même sentiment que la Tamise.

Nous avançons et de temps en temps Mattia demande si nous sommes loin encore de Lincoln’s Inn : il me rapporte que nous devons passer sous une grande porte qui barrera la rue que nous suivons. Cela me paraît bizarre, mais je n’ose pas lui dire que je crois qu’il se trompe.

Cependant il ne s’est point trompé et nous arrivons enfin à une arcade qui enjambe par-dessus la rue avec deux petites portes latérales : c’est Temple-Bar. De nouveau nous demandons notre chemin et l’on nous répond de tourner à droite.

Alors nous ne sommes plus dans une grande rue pleine de mouvement et de bruit ; nous nous trouvons au contraire, dans des petites ruelles silencieuses qui s’enchevêtrent les unes dans les autres, et il nous semble que nous tournons sur nous-mêmes sans avancer comme dans un labyrinthe.

Tout à coup au moment où nous nous croyons perdus, nous nous trouvons devant un petit cimetière plein de tombes, dont les pierres sont noires comme si on les avait peintes avec de la suie ou du cirage : c’est Green square.

Pendant que Mattia interroge une ombre qui passe, je m’arrête pour tâcher d’empêcher mon cœur de battre, je ne respire plus et je tremble.

Puis je suis Mattia et nous nous arrêtons devant une plaque en cuivre sur laquelle nous lisons : Greth and Galley.

Mattia s’avance pour tirer la sonnette, mais j’arrête son bras.

— Qu’as-tu ? me dit-il, comme tu es pâle.

— Attends un peu que je reprenne courage. Il sonne et nous entrons.

Je suis tellement troublé, que je ne vois pas très distinctement autour de moi ; il me semble que nous sommes dans un bureau et que deux ou trois personnes penchées sur des tables écrivent à la lueur de plusieurs becs de gaz qui brûlent en chantant.

C’est à l’une de ces personnes que Mattia s’adresse, car bien entendu je l’ai chargé de porter la parole. Dans ce qu’il dit reviennent plusieurs fois les mots de boy, family et Barberin ; je comprends qu’il explique que je suis le garçon que ma famille a chargé Barberin de retrouver. Le nom de Barberin produit de l’effet : on nous regarde, et celui à qui Mattia parlait se lève pour nous ouvrir une porte.

Nous entrons dans une pièce pleine de livres et de papiers : un monsieur est assis devant un bureau, et un autre en robe et en perruque, tenant à la main plusieurs sacs bleus, s’entretient avec lui.

En peu de mots, celui qui nous précède explique qui nous sommes, et alors les deux messieurs nous regardent de la tête aux pieds.

— Lequel de vous est l’enfant élevé par Barberin ? dit en français le monsieur assis devant le bureau.

En entendant parler français, je me sens rassuré et j’avance d’un pas :

— Moi, monsieur.

— Où est Barberin ?

— Il est mort.

Les deux messieurs se regardent un moment, puis celui qui a une perruque sur la tête sort en emportant ses sacs.

— Alors, comment êtes-vous venus ? demande le monsieur qui avait commencé à m’interroger.

— À pied jusqu’à Boulogne et de Boulogne à Londres en bateau ; nous venons de débarquer.

— Barberin vous avait donné de l’argent ?

— Nous n’avons pas vu Barberin.

— Alors comment avez-vous su que vous deviez venir ici ?

Je fis aussi court que possible le récit qu’on me demandait.

J’avais hâte de poser à mon tour quelques questions, une surtout qui me brûlait les lèvres, mais je n’en eus pas le temps.

Il fallut que je racontasse comment j’avais été élevé par Barberin, comment j’avais été vendu par celui-ci à Vitalis, comment à la mort de mon maître j’avais été recueilli par la famille Acquin, enfin comment le père ayant été mis en prison pour dettes, j’avais repris mon ancienne existence de musicien ambulant.

À mesure que je parlais, le monsieur prenait des notes et il me regardait d’une façon qui me gênait : il faut dire que son visage était dur, avec quelque chose de fourbe dans le sourire.

— Et quel est ce garçon, dit-il, en désignant Mattia du bout de sa plume de fer, comme s’il voulait lui darder une flèche.

— Un ami, un camarade, un frère.

— Très-bien ; simple connaissance faite sur les grands chemins, n’est-ce pas ?

— Le plus tendre, le plus affectueux des frères.

— Oh ! Je n’en doute pas.

Le moment me parut venu de poser enfin la question qui depuis le commencement de notre entretien m’oppressait.

— Ma famille, monsieur, habite l’Angleterre ?

— Certainement elle habite Londres ; au moins en ce moment.

— Alors je vais la voir ?

— Dans quelques instants vous serez près d’elle. Je vais vous faire conduire.

Il sonna.

— Encore un mot, monsieur, je vous prie : J’ai un père ?

Ce fut à peine si je pus prononcer ce mot.

— Non-seulement un père, mais une mère, des frères, des sœurs.

— Ah ! monsieur.

Mais la porte en s’ouvrant coupa mon effusion : je ne pus que regarder Mattia les yeux pleins de larmes.

Le monsieur s’adressa en anglais à celui qui entrait et je crus comprendre qu’il lui disait de nous conduire.

Je m’étais levé.

— Ah ! j’oubliais, dit le monsieur, votre nom est Driscoll, c’est le nom de votre père.

Malgré sa mauvaise figure je crois que je lui aurais sauté au cou s’il m’en avait donné le temps ; mais de la main il nous montra la porte et nous sortîmes.