LE BON BOUT

En priorité, il ne faut pas longtemps pour avoir l’Allemagne. On a aussi vite fait de téléphoner au pays de la choucroute qu’à Saint-Nom-la-Bretèche.

On me passe le siège des autorités françaises pour la région de Freudenstadt et je demande à parler au colonel Lherbier.

C’est le colon auquel j’ai eu affaire lors de ma mission « cadavre ».

— Qui est à l’appareil ? demande-t-il.

— Commissaire San-Antonio, des Services secrets. Vous vous souvenez de moi, mon colonel ?

— Oh ! Parfaitement… Que puis-je pour vous ?

— Beaucoup. Je voudrais que vous alliez chez Bunks. Son fils est enterré ?

— Depuis ce matin…

— Vous direz que le journal édité par les troupes d’occupation veut publier un article nécrologique, et vous demanderez une photographie de son fils pour illustrer ledit article. Il n’y a aucune raison pour qu’il vous la refuse… Lorsque vous l’aurez, faites-la porter à Strasbourg d’où on me la transmettra par bélino, d’accord ?

— Entendu.

— Je vous remercie, mon colonel…

Le standardiste me demande :

— Besoin d’autre chose, commissaire ?

— Non, ça va… Si un message ou un paquet arrive pour moi, mettez-le-moi de côté.

— Vous revenez ?

— En fin de journée, oui. Je vais au cinéma. Vous n’avez pas un bon film à me conseiller ?

Hélas, il en avait un, ce tordu. Ça s’appelle « Cœurs en flammes ». Rien que le titre, j’aurais dû me méfier !

C’est l’histoire d’un mec qu’est chirurgien et qui fait des miracles en veux-tu en voilà ! Un jour, il devient dingue pour une souris qui joue du prose aux Folies-Bergère. La souris lui sucre tout son grisbi et le lâche comme un soutien-gorge usagé. Le toubib tombe dans le ruisseau… Il lui reste balpeau et il est à deux doigts de la mangave. Mais v’là qu’un jour la croqueuse de pellos se fait renverser par un autobus sur la ligne Charenton-Ecole ; du coup, son cubitus saute dans sa boîte de vitesse, et il faut un caïd pour la réparer ; il n’y en a qu’un en France et vous devinez qu’il s’agit du toubib-clodo.

Il apprend ça par les journaux et il va opérer la danseuse avec ses fringues made in place Maubert. Elle guérit, elle se repent, ils se roulent des patins et le film finit juste au moment où commence ma migraine.

Je me trisse en pestant contre le cornichon qui m’a conseillé cette pauvreté. Quand on voit des productions pareilles, on a envie de demander l’adresse du réalisateur pour aller lui mettre un bourre-pif, histoire de lui donner le sentiment du public.

Je bigle ma montrouze : six heures.

Le temps de licher un Martini à la brasserie voisine et je regagne ma base.

— Rien pour moi ? je demande.

— Si, dit le standardiste, une photo transmise par bélino, depuis Strasbourg…

— Donnez…

Tandis que je décachette l’enveloppe, il me demande :

— C’était bien le ciné ?

— Formidable !

L’autre ne se sent plus.

— Vous avez vu, quand il se mord les lèvres en regardant la photo du journal ?

— Inouï.

— Quel acteur, hein ?

— Oui, mais quel rôle !

— Ah ! ça…

— Après un film comme ça, j’espère qu’il ne trouvera plus jamais d’emploi !

Mon mec s’arrête, une fiche à la main.

Je ne perds pas mon temps à l’évangéliser.

La photo que je viens de retirer de l’enveloppe me comble d’aise.

— Passe-moi le labo !

J’ai Grignard aussitôt.

— Dis donc, petit, va prendre une photo du gars qui moisit dans la cellule spéciale. De l’express ! Il me faut ça dans un quart d’heure maximum. Tu me l’apporteras au bistrot d’en face.

— Entendu.

Je dis au standardiste :

— Tu vas passer un coup de tube au Vieux. J’ai la flemme de monter chez lui ou de lui parler. Dis-lui qu’il m’annonce auprès de l’ambassadeur soviétique, j’y serai dans une petite heure.

Je bombe en vitesse. Si j’allais chez le boss, il me demanderait le pourquoi et le comment des choses, pèserait la nécessité d’une visite chez les Soviets, bref, me collerait de sérieux bâtons dans les roues et je n’ai pas besoin de ça pour l’instant.

Je préfère retourner chez la grosse enflure du bar d’en face qui doit avoir sur le cœur ma fugue du matin.

Il est en train d’engueuler la bonne lorsque je me pointe.

— Pas tant de chabanais ! je crie… Monsieur se prend pour César, non ?

— Tiens ! voilà l’homme qui s’escamote ! barrit le gros.

— Je sais, dis-je, ce matin, j’ai filé d’une manière un tantinet cavalière, mais je m’étais souvenu brusquement d’un truc important à faire.

— La politesse et un flic, ça fait deux, énonce péremptoirement le taulier.

Exactement comme l’intelligence et toi, mon tas de saindoux !

— Faudrait voir à ne pas injurier les gens à domicile !

— Oh ! passe la main et sers à boire !

Au quatrième blanc, la porte s’ouvre devant Grignard en blouse blanche.

— Voilà, commissaire.

— Tu vides un verre ?

Je lui propose ça vraiment pour la forme car Grignard est foncièrement sobre. La vue d’un verre de vin le chavire.

— Non, merci, pas le temps…

Je jette un coup d’œil à l’image tout humide et je la serre précautionneusement dans mon portefeuille.

Mon petit doigt qui, à l’occasion, est un petit futé qui m’affranchit sur tout, me chuchote que cette fois-ci, je tiens le bon bout. Et quand je tiens le bon bout, tous ceux qui me connaissent vous diront que je ne le lâche plus ; c’est ma caractéristique principale.

Un petit monsieur aimable me reçoit à l’ambassade soviétique. Il est au courant de ma visite et m’attend. Il parle sans accent ; sa voix est douce, ses gestes feutrés. Il a le front très dégarni, la bouche épaisse, deux rides profondes la mettent entre parenthèses. Il porte un complet mal coupé, couleur gris impersonnel.

— Il paraît que vous désirez un renseignement ? me demande-t-il.

— Oui, fais-je. C’est moi qui suis chargé d’enquêter sur la disparition de votre collaborateur.

Il fait une courbette.

— Je sais… Croyez que nous vous savons gré de vos efforts. Nous espérons que ceux-ci seront couronnés de succès…

Je le regarde, puis, n’y tenant plus, je lâche le paquet.

— Ecoutez, cher monsieur, je vois que vous parlez merveilleusement le français, je n’en serai que plus à mon aise pour vous exprimer ma façon de penser. Auparavant, je tiens à vous dire une chose : je suis un flic, et un flic consciencieux. Mon boulot, c’est d’obéir à mes chefs et de ne pas m’inquiéter du reste. J’ai pour mission de retrouver un homme, mort ou vif, et je ferai l’impossible pour qu’il soit retrouvé. Seulement, quelque chose m’a surpris au départ de cette affaire ; quelque chose sur quoi mon attention ne s’est pas trop fixée mais qui, au fur et à mesure que mon enquête avance, me surprend de plus en plus…

Il a tiré un binocle cerclé de fer de la poche de son gilet, il souffle dessus et l’essuie avec son mouchoir…

— Vraiment ? murmure-t-il de son ton éternellement bienveillant.

— Vraiment, monsieur… heu…

— Brazine, murmure-t-il doucement.

— Ce qui me surprend c’est : primo, que vous mêliez les Services secrets français à vos histoires de famille — ceci ne vous ressemble pas. Deuxio, que vous nous demandiez de rechercher un homme sans nous fournir de photographie de cet homme.

Il a un geste que j’interromps en montant le ton.

— En ce qui concerne la première réflexion, d’accord, elle relève plus des Affaires étrangères que d’un policier et je reconnais bien volontiers que ce ne sont pas mes oignons… Mais pour ce qui est de la seconde, je crois de bonne guerre de vous la soumettre. Pourquoi, à votre demande de recherche, n’avez-vous point joint de photographie du disparu, monsieur, heu… Brazine ?

Son regard s’amincit. Ses petits yeux pétillent.

— Nous n’en avions pas, dit-il.

— Curieux ! Admettons. Pourquoi en ce cas n’avez-vous pas fourni un signalement précis de l’homme ? Hein ?… Vous voulez que je vous le dise, monsieur Brazine ? C’est parce que cet homme n’existe pas !

Il s’assied après m’avoir désigné un siège.

— Vous avancez là une chose très curieuse, monsieur le commissaire.

— Ne jouons pas au plus fin. J’ai reçu une note m’enjoignant de retrouver un attaché d’ambassade soviétique vraisemblablement kidnappé par des nazis commandés par un certain Bunks. Or, on ne m’a rien dit de cet attaché d’ambassade, rien, pas même son nom. On m’a désigné un chien en me disant : il a volé un gigot, et personne ne m’a parlé du gigot… Alors, moi, après un tas de péripéties bien saignantes, j’en arrive à me demander si ce gigot a bien existé…

Il se lève.

— Vous permettez ? me demande-t-il en se dirigeant vers la porte.

Il sort. Je m’essuie le front. La partie est rude. Faut être un drôle de culotté pour venir balanstiquer un pavé pareil dans une ambassade. Vous pigez maintenant pourquoi je n’ai pas parlé au Vieux de l’objet de ma visite ? Je ne pouvais pas lui demander la permission d’aller traiter les Russes de menteurs, à domicile !

Je me dis aussi que ce jeu est peut-être dangereux… Mais je verrai bien. J’ai abordé le sujet franchement, je persiste à croire que la franchise paie.

Il est des cas où il ne faut pas la redouter… Dix minutes passent. Le petit bonhomme aimable revient.

— Pouvez-vous me suivre ? dit-il.

— Allons-y !

Il me conduit dans un petit bureau meublé comme celui d’une usine. Des meubles de bois blanc, des murs nus, des classeurs…

Un type se tient assis dans l’embrasure de la croisée, derrière une petite table de dactylographie.

Il s’arrête de taper à la machine.

C’est un homme maigre, au front trop large, aux joues creuses. Il a un regard morne, des gestes mornes, une voix morne.

— Vous êtes le commissaire San-Antonio ? me demande-t-il…

Et il se présente.

— Annenstief, le secrétaire particulier de l’ambassadeur.

Nous nous serrons la main à bout de bras, comme des boxeurs sur un ring avant de commencer la séance de dégustation.

Il me considère paisiblement, avec une sorte de tranquille impudeur qui ne m’incommode pas.

C’est loyal. Il prend mes mesures…

— Allez-y, fait-il enfin, je vous écoute ; il paraît que vous avez des griefs contre nous ?

— Je n’ai rien « contre vous », monsieur Annenstief… Simplement je venais échanger quelques idées générales avec vous, sans que mes supérieurs soient informés de l’objet précis de ma visite.

« Je tiens à souligner que cette démarche est plus qu’officieuse et, pour être franc, il est à peu près certain que si elle vous paraissait inconvenante et que vous protestiez auprès de mon gouvernement, je l’aurais sur les doigts. Seulement, sachant cela, je suis venu tout de même, et je suis venu parce que j’aime mon métier et que je suis un homme entier… »

Il ne bronche pas. Brazine s’est adossé au mur et rêvasse. Il y a une curieuse atmosphère dans ce petit bureau.

— Vous comprenez, dis-je, pour la première fois de ma vie, je travaille sur du vent… Je le sens parce que j’ai trop mon métier dans la peau… Et alors j’en ai marre. Alors je vous le dis d’homme à homme, ne tergiversons plus. Si vous attendez quelque chose de moi, dites-moi de quoi il s’agit. Si au contraire vous me trouvez trop curieux, dites-le-moi aussi et je me dessaisirai de l’enquête. Je crois parler net !