PAYEZ ET EMPORTEZ !

CHAPITRE PREMIER

MON PALAIS DE GLACE

Il est dix heures lorsque je me pointe chez le boss. Il fait beau et on a envie de faire n’importe quoi sauf de traquer les espions à la gomme.

Je ne suis pas tellement fiérot en entrant dans le grand burlingue de l’homme chauve. Oh non, pas du tout… Je sens qu’entre moi et une tranche de melon il n’y a pas grande différence.

Le chef, ce qui n’arrange rien, paraît de mauvais poil. Il est assis, le menton dans sa main fine ; la lèvre un peu tordue par un rictus amer.

— Salut, patron ! je fais, le plus joyeusement possible.

Mais si on cherchait de la joie dans mon cœur, on en trouverait à peu près autant que dans celui du gars qui actionne une torpille humaine.

— Asseyez-vous ! m’ordonne le boss, et racontez-moi un peu vos petites affaires.

— C’est le trou noir ! je lui dis…

— Je vous écoute…

C’est bien ça qui m’embête !

Enfin…

Je lui raconte tout par le menu : mon départ pour Cannes, mon enquête sur les BLA ; la découverte de la fille assassinée, le coup de longue-vue dans l’immeuble voisin, le remplacement du cadavre par une fausse blessée ; l’intervention de la femme de Léopold ; le nettoyage des mecs de la voiture…

— Voilà, conclus-je ; mon traquenard a donné des résultats, mais incomplets. La fille, de toute évidence, ne savait presque rien… Et les hommes sont morts !

— Pourquoi êtes-vous rentré ? demande le boss.

— Parce que j’en avais marre. J’ai eu besoin de changer d’atmosphère…

— Vous avez eu tort.

Il me tend un message long comme ma cuisse. Ce message est signé Pellegrini. Je tique salement en le lisant. Là-dessus, mon collègue de Cannes m’apprend que la souris que j’avais ficelée sur le lit s’est fait la valise. Quand les pétarades ont éclaté, la vraie infirmière et la femme de Pellegrini se sont mises à une fenêtre pour assister au feu d’artifice. Une garde est entrée dans la chambre. Voyant une infirmière ligotée, elle l’a détachée et l’autre n’a pas demandé son reste… Profitant de la confusion, elle s’est trissée à une allure supersonique.

Les deux hommes morts sont deux nervis marseillais, et la voiture est une voiture volée.

Toujours la méthode discrète de la bande à Bunks. Pour leurs coups de main, ils embauchent des repris de justice afin de ne pas se mouiller. Et ils liquident ceux des leurs qui sentent le brûlé.

— Nous voici au point mort, je murmure…

— C’est même plus grave, renchérit le chef, maintenant ils savent exactement ce que nous voulons, puisque cette femme, à qui vous avez demandé des nouvelles du Russe, s’est échappée.

— Oui, c’est moche…

Le chef se lève.

— San-Antonio, dit-il, je ne veux pas faire de discours à un homme comme vous. Vous êtes le meilleur élément de cette maison. Vous nous avez habitués à des tours de force… La nature humaine est ainsi faite qu’elle s’habitue à tout, même aux miracles. Plus on joue les supermen, plus vos contemporains attendent de vous des prouesses.

A part ça, il ne veut pas me faire de discours, le vieux !

— … Bref, poursuit-il, San-Antonio, il faut que demain cette affaire ait trouvé sa solution…

C’est dit en termes choisis, mais c’est dit tout de même. Je hausse imperceptiblement les épaules…

— Pour des miracles, je murmure, vous auriez intérêt à embaucher le Bon Dieu ! Rien de nouveau à la morgue ?

— Rien !

Je sors sans rien ajouter à cette déclaration que j’estime bien sentie.

Comme toujours lorsque ça ne carbure pas, je vais au troquet.

Le patron est en train de s’offrir une tranche de saucisson format Michelin pour tracteur agricole.

— Vous ne vous laissez pas abattre, je lui dis, bourré d’amertume jusqu’aux paupières.

Il hausse les épaules.

— Y a pas de raison, déclare-t-il.

— Quand je pense, je murmure, que j’aurais pu, moi aussi, tenir un troquet au lieu de risquer mes abattis ! la vie de château, quoi ! à me faire du lard derrière un zinc : jouer à la belote, casser la croûte, peloter la bonne… Compter la recette en fin de journée, ça, c’est la belle vie !

Il ricane, l’enflure ! il dit que ça n’est pas sa faute si la vie est encombrée de gars qui n’ont en tête que l’idée bien arrêtée d’emmerder leurs contemporains… Puis il propose son éternel blanc.

— C’est ça, un blanc, je fais… Et sers-moi ça dans une lessiveuse, faut que j’oublie…

— Vous mangeriez pas un petit quelque chose ?

Comme je ne réponds rien, il dit :

— Allez jeter un coup d’œil dans le frigo…

Je frappe un grand coup de plat de la main sur son comptoir.

— Bon Dieu ! c’est la voix de la raison qui sort de vos lèvres lippues, je m’écrie… Le frigo ! Il ne me reste plus que ça !

Je file, sans songer à m’excuser.

— Taxi ! A la morgue, s’il vous plaît…

Pourquoi à la morgue ?

Eh bien, je vais vous faire un aveu : je n’en sais absolument rien. Ou plutôt, au moment où j’ai décidé d’y aller, je n’en savais rien.

C’est le mot frigo, prononcé par le patron du bistrot qui m’a décidé. J’ai obéi à une sorte de réflexe… Seulement, maintenant, je sais pourquoi j’y vais… Et j’admire ce vieil instinct qui me fait agir avant mon cerveau.

Voyez-vous, tas de navetons, depuis le début de ce cirque bizarre je vais, je viens, me cognant l’entendement de-ci, de-là, comme une mouche prisonnière sous un verre. J’avale des trucs, j’écoute, je parle, je tue, je gueule… Mais je n’ordonne pas. Je ne recherche pas la logique rigoureuse, la logique lumineuse grâce à laquelle tout se clarifie, tout devient simple et facile à entraver.

Ainsi, lorsque la fausse infirmière m’a dit que sa bande de noix était au courant de mes faits et gestes à cause de quelqu’un qui me surveillait, je n’ai pas réagi. Et cependant y avait de quoi sauter en l’air, non ? Vous ne voyez pas ? Alors c’est que vous êtes encore plus pochetés qu’un troupeau d’oies.

Si quelqu’un qui me suit est au courant de mes déplacements à Strasbourg, puis à Cannes, ce quelqu’un ne peut être que feue la petite Rachel, laquelle avait déjà fait son petit saut périlleux par la fenêtre de la mère Tapautour ! Donc, ça n’est pas Rachel que le clan Bunks avait attachée à mes semelles de crêpe !

C’est quelqu’un d’autre que je n’ai pu encore découvrir… En ce cas, qui était en réalité Rachel ?

Une sueur froide ruisselle le long de mon échine. Est-ce que par hasard j’aurais scrafé une gonzesse innocente ?

S’il en était ainsi, illico, je cloquerais ma démission au Vieux et j’irais quêter le long des chemins avec une robe de bure sur le râble.

Pourtant, si Rachel avait été en dehors du coup, pourquoi aurait-elle fouillé mes fringues ? Pourquoi aurait-elle embarqué l’épingle d’or ? Pourquoi m’aurait-elle dit qu’elle refusait de me donner la moindre explication ?

J’ai besoin de la voir…

Il me semble que, morte, elle m’en dira plus long que vivante.

Je trouve un de mes collègues dans le bureau du gardien de la morgue. Ils font la belote comme deux bougres, rigolant, buvant le godet…

— Après vous, s’il en reste ! je lance.

Mongin — le petit flic — se lève et rajuste sa cravate.

— Monsieur le Commissaire, balbutie-t-il…

— On ne s’en fait pas, à ce qu’il paraît ?

— Voilà trois jours que j’attends, monsieur le Commissaire, faut bien tuer le temps…

— Tuer le temps ! je ricane… Il n’y a en effet plus que lui à tuer ici… Personne n’est venu reconnaître le cadavre ?

— Personne.

— Personne n’a demandé si vous aviez un corps de jeune femme ?

— Absolument personne…

— Parfait…

Je me tourne vers le gardien.

— Pour employer la formule consacrée, est-ce que je peux la revoir, une dernière fois ?

— Suivez-moi…

C’est une fois de plus, la classique balade dans la nécropole glacée qui sent la mort.

Je commence à me sentir chez moi, ici. C’est un peu mon domaine maintenant. Comme qui dirait mon petit palais de glace !

Le gars tire la bassine contenant les restes de Rachel. Je me penche sur ceux-ci…

Je n’ai pas revu la gosse morte. Le dernier regard que j’ai posé sur elle, ç’a été dans la chambre, après que nous nous soyons envoyés en l’air… Alors que, blême de peur, elle reculait vers la fenêtre. Sa chute lui a écrasé le sommet de la tête, son cou est brisé… Ses membres disloqués… Ça n’est pas beau à voir… Dire que j’ai tenu ce paquet d’os et de bidoche dans mes bras !

Je contemple son visage, longuement… Très longuement… Et alors, chose stupéfiante pour un tel lieu, j’éclate d’un rire copieux, un rire qui n’en finit plus…

— Qu’est-ce que…, murmure le gardien sidéré.

— Quoi ?

— Je… Rien !

M’est avis qu’il me croit rigoureusement sonné.

Je me gondole comme un bossu. Notez que je n’ai jamais eu l’occasion de voir rire un bossu.

Ça me coupe en deux. C’est la joie… C’est la satisfaction… C’est l’orgueil… C’est tout ce que vous voudrez de très fort, de très exaltant.

— C’est bon, je dis au garde, de plus en plus époustouflé, vous pouvez refermer votre tiroir…

Je remonte à l’étage supérieur où m’attend Mongin.

Il a remis sa veste, boutonné ses manchettes, rangé ses cartes, planqué le litre de vin.

— Où est le litron ? je demande.

— Monsieur le Commissaire…

— Allez, aboule-le, vite !

Il obéit.

Je chope la bouteille de pinard, et je m’en téléphone une merveilleuse rasade dans l’intérieur.

Mongin et le gardien me considèrent avec hébétude.

— Voilà, dis-je, tout s’arrose, surtout les grosses satisfactions.

— Vous êtes content, monsieur le Commissaire ? bégaie cette vieille pantoufle.

— Ça se voit, non ?

— Tant mieux… Vous…

Il voudrait bien me poser des questions, n’ose le faire, et la boucle d’un air fatal.

— Tu peux te tirer, je lui dis… Va jouer aux cartons dans ton bistrot habituel : personne ne viendra reconnaître le corps de la pépée…

— Ah oui ?

— Oui…

— Vous… vous êtes sûr ?

— Mettons que j’en sois certain…

Je quitte la morgue sans plus m’occuper de lui et je retourne à la maison mère.

C’est un endroit où on ne paie pas cher le téléphone, et justement, j’ai besoin de téléphoner.