DU PÉTARD, ENFIN !

Je plonge la main dans ma poche, là où il y a mon feu.

— Entrez !

La porte s’ouvre. C’est l’infirmière et l’une de ses collègues.

— Je viens pour la piqûre ! dit-elle.

Pourquoi ai-je l’impression, soudain, que quelque chose ne tourne pas rond ?

Il a été convenu avec le toubib qu’on donnerait des soins à Thérèse Pellegrini comme s’il s’agissait réellement d’une blessée, mais les piqûres qu’on lui fait sont des piqûres à l’eau de mer.

— Ça vous fortifiera toujours, a affirmé le docteur…

Donc, rien de surprenant à ce que la petite infirmière préposée à la chambre 8 (qui est celle que nous occupons) entre avec une seringue à la main… Par contre, ce qui est plus étrange, c’est qu’elle se fasse accompagner d’une collègue.

— Qui est mademoiselle ? je demande…

— Une collègue à moi qui me remplacera tout à l’heure, dit-elle ; comme elle est nouvelle, je lui montre le service…

Rien à redire non plus à cela !

Alors ? D’où vient que ça grince dans toute ma personne ? Ne serait-ce pas la voix de la jeune fille ? Elle contient, semble-t-il, un je ne sais quoi d’anxieux… De très vaguement anxieux… C’est imperceptible pour n’importe qui, mais j’ai pour moi un atout féminin : l’intuition. Ça ne tourne pas rond…

La jeune fille a saisi le bras de Thérèse, elle a remonté sa manche, elle passe un coton imbibé d’éther sur l’avant-bras… Pendant ce temps, la nouvelle se tient légèrement en retrait, regardant avec attention. Elle est pleine de bonne volonté, cette petite, ça se voit à ses yeux… Mais pourquoi diantre tient-elle sa main droite immobile dans la poche de sa blouse blanche ?

Je contourne le lit en bâillant.

— J’ai l’impression qu’il y a un léger mieux, dis-je…

Je suis près de la nouvelle. Brusquement je lui empoigne le bras droit. Elle fait un saut de carpe, mais quand je tiens quelqu’un serré, vaut mieux aller chercher tout de suite une hache pour me faire lâcher prise.

Je lui tords le bras, elle pousse un cri léger…

Je glisse ma main libre dans sa poche et j’en ramène un chouette soufflant.

— Drôle d’instrument de travail pour une infirmière, je ricane.

L’autre donzelle a posé sa seringue sur la table de chevet et s’est écroulée sur le lit, le visage blême et ruisselant de sueur.

— Mon Dieu, hoquette-t-elle, comme j’ai eu peur… Cette femme est venue à moi, dit-elle, elle tenait cette seringue à la main.

— Le docteur demande que vous fassiez tout de suite cette piqûre au 8, m’a-t-elle dit. Je ne la connaissais pas. J’ai répondu que j’allais demander au docteur, car il m’avait laissé des instructions précises… Alors, elle a braqué son revolver et a dit que si je refusais d’obéir…

La donzelle au flingue n’en mène pas large.

Thérèse non plus, dans son lit.

— Regarde, dis-je à la fausse infirmière, je vous ai possédée pour une fois. Cette histoire de blessée, c’était des charres. Un piège dans lequel tu es tombée…

« Laissez-nous, fais-je à l’autre infirmière et à la mère Pellegrini, cette dame et moi avons à parler… A parler très sérieusement ! »

Elles quittent la chambre.

Je joue négligemment avec les deux feux.

— Tu travailles pour le compte des Bunks, n’est-ce pas ? je demande.

Motus.

Je me demande ce qu’ils leur font prendre comme sérum de silence, dans cette bande de pieds nickelés ! Pas moyen de la leur faire ouvrir…

Tant pis pour eux, depuis mon coup de la môme Rachel, je suis devenu un extrémiste.

— Très bien, on va continuer le nettoyage, décidé-je… J’y mettrai le temps, mais je finirai par vous posséder tous, ma petite !

Je la plaque sur le lit de deux beignes corsées. Puis, au moyen des draps je l’attache solidement.

Cela fait, j’empoigne la seringue.

— C’est toi qui vas en profiter, trésor…

Elle se crispe ; son visage devient d’un sale gris. Je lui relève ses jupes. Elle a des guiboles présentables, bien moulées… Des fesses dures, en pomme…

Je plante l’aiguille dans le gras de la cuisse. Elle frémit.

— Bon, dis-je, cette fois, on peut discuter. Tu parles ou j’appuie sur la seringue ; je crois que tu saisis parfaitement, non ?

— Oui, souffle-t-elle.

— Tu es française ?

Je préfère commencer par une question anodine afin de la mettre progressivement dans le circuit.

— Oui.

— Tu fais partie de l’équipe aux Bunks ?

— Oui.

— Tu sais où on a embarqué l’attaché russe ?

— Je ne suis pas au courant…

— Bon, si tu te mets à faire la mauvaise tête !

— Mais je vous jure !

Elle a presque crié ça.

Quelque chose me pousse à croire qu’elle ne ment pas. Elle est folle de terreur, cette gonzesse, elle met les pouces. Cette fois, en voilà au moins une qui est à ma portée…

— Tu n’es pas au courant ?

— Non…

— Et du type mort à Strasbourg ?

— C’était mon mari.

Je me gratte le cigare.

— Ton mari ?

— Oui…

— Que faisait-il dans la bande ?

— Je ne sais pas…

— Tu ne sais pas ?

— Non ! Je ne le voyais plus. Il m’avait abandonnée pour cette fille…

C’est un trait de lumière pour moi.

— Blavette ?

— Oui…

— Et tu continuais à faire partie de l’organisme ?

— Oui…

— Tu connais les Bunks ?

— La fille…

Je récapitule l’histoire. Cette gosse m’a l’air de ne pas en savoir trop long. Ça devait être la cinquième roue du carrosse. Ils l’ont choisie pour achever la pseudo-blessée car ils savaient qu’elle haïssait la fille.

— Quel est ton boulot ordinairement ?

— Agent de liaison…

— Où est le siège de votre truc ?

Elle se tait ; mais cette fois, je devine que c’est de l’hésitation. Pour la décider, j’attrape la seringue.

— Non ! non ! crie-t-elle.

— Alors ?

— Il n’y a pas de siège… Ça n’est pas à proprement parler une organisation… De temps à autre, des ordres arrivent, à exécuter…

— Tu as bien un endroit où joindre tes supérieurs en cas de malheur, non ?

— Non !

C’est net ! Ils sont fortiches. Bunks, c’est un caïd… A sens unique les relations… Il est peinard de la sorte. Il peut jouer les francophiles tout son soûl, patronner des ligues de rapprochement, appuyer le gouvernement de Bonn ! Il est paré. Contre lui nous n’avons que des présomptions et il est assez costaud pour avoir le dessus avec la fortune et les relations dont il dispose. Les Alliés, notre propre gouvernement sont pour lui. C’est une montagne à démolir. On ne démolit pas une montagne.

— Comment es-tu venue ici ?

— On m’a amenée en voiture.

— Qui a parlé, à Strasbourg ?

Elle ne comprend pas.

— Comment a-t-on su que je venais pour interroger cette fille ?

Elle entrave.

— Oh, oui… Quelqu’un vous suit depuis plusieurs jours… On vous a vu partir pour Strasbourg, puis pour Cannes. On a compris que vous aviez interrogé Léopold et qu’il avait parlé de sa maîtresse…

— Elle est dans le coup ?

— Non, mais sans doute craignait-on que son ami ne lui ai fait certaines confidences…

En somme, tout cela ne m’avance pas à grand-chose. Mon objectif, le Russe kidnappé, est toujours hors de portée !

— On t’attend, dehors ? j’interroge soudain…

— Oui…

— Qui ?

— Deux hommes en voiture. Au coin de la rue !

Je vais à la fenêtre et je coule un regard à l’extérieur. Une traction avant est stoppée à cent mètres d’ici. Je décroche le bigophone pour appeler Pellegrini. Pourvu qu’il ne soit pas parti en java, sous prétexte qu’il est garçon cette nuit ! Mais non, c’est lui qui décroche.

Il reconnaît ma voix sans que j’aie besoin d’allonger mon blaze.

— Ça biche ? demande-t-il.

— Très bien. Seulement j’ai besoin qu’on m’aide pour le coup de filochon. Il y a deux gars en traction, stationnés devant la clinoche. Ils attendent une fausse infirmière que je tiens en réserve ici. Rappliquez en force et arraisonnez-moi ces zouaves. Tout me porte à croire que ce sont des méchants. Alors amenez de l’artillerie et servez-vous-en, vu ?

— D’ac !

— Faites vite !

— Ça va, considérez que j’y suis déjà…

Il raccroche.

— Tu vois, dis-je à la môme, ça va être la fin d’une belle histoire. Dis-moi, chérie, la fille Bunks est ici, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Tu as une idée du lieu où elle descend ?

— Non…

— Ça ne fait rien !

Je vérifie que les liens sont serrés.

— Je m’éclipse un moment ; surtout ne cherche pas à te dégager, tout ce que tu réussirais à faire, c’est à te rentrer le contenu de cette seringue dans la viande, tu réalises ?

Elle réalise parfaitement.

— Salut, gosse d’amour !

Je sors.

Dans le couloir, il y a l’infirmière et la femme de Pellegrini.

— La garde voulait donner l’alarme, m’annonce cette dernière, je l’en ai empêchée.

— Vous avez bien fait. Continuez à rester tranquilles, je vais revenir…

Une fois sous le porche de la clinique, je renouche en direction de la bagnole. J’espère que les mecs ne vont pas s’impatienter et que Pellegrini ne tardera pas.

Déjà je perçois un ronflement de moteur au loin. Une bagnole débouche à vive allure, freine et s’arrête à la hauteur de la traction.

— Descendez d’ici et les pattes en l’air ! brame Pellegrini.

Une gerbe d’étincelles salue cette invite. Des cris retentissent dans la voiture de mon collègue. La traction recule. La voiture de la police lui barrant la route, les occupants n’ont pas d’autre solution… Les policiers ouvrent le feu, mais la traction recule toujours. Le type qui la pilote en connaît un brin en matière de conduite. Il fait une rapide manœuvre au milieu de la chaussée et se met face à moi. Le faisceau des phares me cueille brusquement. Une volée de balles passe au-dessus de ma tête car j’ai eu la sagesse de me jeter à genoux.

Je lève mon feu et je crache deux pralines pour aveugler la guinde. Comme elle parvient à ma hauteur, je me planque contre le mur et je tire encore deux autres balles. Je perçois un cri. La bagnole se met à zigzaguer et fonce droit sur le rideau de fer d’un marchand de vélos. Ça fait un badaboum du tonnerre. Comble de l’ironie, juste à côté du magasin embouti se trouve un écriteau : « Hôpital, Silence ! »

Je me précipite.

Je crois que pour le troisième degré on pourra repasser. L’un des deux hommes a passé la trombine au travers du pare-brise et le sang gicle de sa carotide tranchée comme d’un robinet d’évier. Quant à l’autre, il a été scalpé par l’une de mes deux dernières balles et ça bouillonne sous son couvercle.

Pellegrini arrive.

— Les salauds de salauds de bon Dieu ! hurle-t-il, ils m’ont nettoyé Jérémy, mon secrétaire !

— Ils ont leur compte, dis-je…

Je me mets en devoir de fouiller les morts ; je ne trouve sur eux aucun papier. La méthode de la terre brûlée chère à Bunks est efficace.

Je suis salement écœuré.

— M…, dis-je, je rentre à Paris. Occupez-vous des morts, empreintes, photos… Embarquez la fille qui est dans la chambre là-haut, récupérez le propriétaire de cette auto… Vous m’adresserez les renseignements au fur et à mesure à Paris, d’accord ?

— Entendu.

— Pendant que vous y êtes, faites visiter tous les hôtels et toutes les pensions de la ville. Cherchez une certaine Christia Bunks. C’est une ravissante fille de vingt ans, blonde, bronzée, une vraie pin-up. Si par hasard vous la dénichez, collez un homme à ses trousses et surveillez étroitement ses agissements.

Je lui tends la main.

— Et mille regrets pour votre secrétaire ; mais ça ne lui serait pas arrivé s’il avait choisi de faire un métier moins con que le nôtre !