LA NUIT INCERTAINE

Tout ronfle dans l’hosto. La piaule où l’on a installé la grognace de Pellegrini est située au fond d’un couloir au premier étage.

C’était une chambre à deux pieux, séparés par un rideau coulissant. J’ai tiré le rideau et je me suis installé dans la seconde partie de la pièce, le pétard à portée de la main, attendant les événements…

Thérèse Pellegrini occupe donc le premier lit. On lui a entortillé de la gaze tout autour du visage pour que ça fasse plus vrai… J’entends son souffle régulier et, à travers les fentes pratiquées dans le rideau, j’aperçois un petit morceau de son visage. Une lampe veilleuse met dans la pièce une lumière confuse, d’un bleu malade, tout juste suffisante pour que je puisse lire l’article paru dans l’édition spéciale du canard de Nice qui vient de sortir.

Il s’intitule :

DRAME MYSTERIEUX A CANNES

En sous-titre :

Une jeune femme est abattue à la mitraillette à travers la porte de son appartement.

Le gars de l’article s’en est donné à cœur joie avec des images toutes faites…

Dans chaque paragraphe de l’article, il y a des « méthodes de Chicago », des « la malheureuse », des « mystérieux agresseurs », etc. Mais l’essentiel s’y trouve, fort bien présenté. On dit en conclusion que la jeune fille est à la clinique Rondeau dans un état très grave, mais non désespéré… Plusieurs perforations intestinales, deux balles à moins de deux centimètres du cœur, etc. Rien de vital heureusement. Son état d’extrême faiblesse n’a pas permis à la police de l’interroger mais, à la suite d’une intervention chirurgicale et de plusieurs transfusions de sang, il est probable qu’elle subira dès le lendemain un premier interrogatoire.

C’est juste ce que je désirais : du sur mesure en quelque sorte !

Si vraiment les mecs qui ont dessoudé la fille tiennent à lui clore définitivement le clapet, cet article va les inquiéter, non ? Ou alors vaut mieux ne pas se lancer dans la logique et, en ce cas, autant raccrocher sa cervelle au portemanteau tout de suite !

Je laisse tomber le canard pour me plonger dans des réflexions profondes.

La lumière pâlotte de la pièce avive l’acuité de mon caberlot.

Le parfum qui flottait tout à l’heure dans l’appartement vide me tourmente comme une crise d’urticaire… Je me gratte donc la matière grise avec frénésie.

Ce parfum ? Où l’ai-je respiré, déjà ?

Voyons, quelles sensations réveille-t-il en moi ?

Des sensations de verdure et de mort… De verdure et de mort !

Je bondis ! Ça y est, j’ai trouvé…

Ce parfum, c’est celui de la fille Bunks.

Elle sentait ça, l’autre matin, lorsqu’elle m’est apparue dans le hall gothique de sa propriété de la Forêt-Noire.

Sur le moment, je n’y avais pas pris garde. Elle était tellement belle que je ne pouvais évidemment pas dissocier son parfum du tout harmonieux qu’elle composait.

Mais c’est bien ça… Verdure… La verdure sombre de la forêt… La mort : son faux frère, Frida…, Rachel…

Je claque mon pouce contre mon index. Enfin, je trouve une preuve que ces deux affaires sont liées, que le chef a vu juste. Preuve si l’on veut… Pas pour jury du tout… Mais preuve intime et c’est de ça que j’avais le plus besoin…

Mon geste de contentement fait sursauter la petite Pellegrini.

— Qu’est-ce qu’il y a ? chuchote-t-elle…

Sa voix est flageolante.

— Rien, je fais…

Il y a que je sais qui m’observait depuis la fenêtre d’en face… C’était la fille Bunks, la belle, la blonde Christia Bunks.

— Rien, je murmure ; il n’y a rien du tout, ne vous bilez pas, mon chou !

Bon. La bande des nazis est dans le coup… L’homme à la bombe russe était des leurs… Ils ont su qu’avant de mourir il a parlé… Ils ont su que je me suis embarqué pour Cannes afin d’y chercher une fille dont le nom commence par BLA.

Comment ont-ils pu savoir ça ? Mystère et boule de gomme. Mais en regardant les choses sur place, je sais que je pourrai le découvrir… Bien, bien, bien, ça commence à remuer… Comme la vermine sur un cadavre.

Et j’aime quand ça remue !

La femme de Pellegrini doit se laisser gagner par l’inquiétude.

— J’ai peur, avoue-t-elle…

Je dois avouer que cette ronde des heures, ce silence ambiant, coupé de temps à autre par une sonnerie d’appel lointaine, ou par un gémissement semblant sourdre des murs porte sur le système nerveux…

— Allons donc, dis-je en m’avançant vers son lit… Peur de quoi, ma petite bonne femme ? Je suis là, non ?

Je brandis mon revolver…

— Et même un peu là !

— J’ai peur, répète-t-elle…

Elle ajoute :

— Restez à côté de moi…

Officiellement, je suis le toubib habituel de la môme Blavette, et je passe la nuit à son chevet, cette version pour le personnel de la clinique…

Donc, il n’y a pas d’inconvénient à ce que je reste à ses côtés ; mais je n’y tiens pas, préférant demeurer embusqué derrière mon rideau…

— Non, non, souffle-t-elle, comme si elle lisait dans ma pensée, ne partez pas, ne partez pas !

Elle me saisit la main. Ses paumes sont moites…

Elle m’attire contre elle… Qu’est-ce qu’elle s’imagine, la mère Pellegrini ? Que je vais lui offrir une partie de cinéma ?

Comme si j’avais que ça à penser !

Ah ! les gonzesses, toutes les mêmes ! Une ambiance un peu touffue, une lumière faiblarde, un tête-à-tête avec un ouistiti pas trop mal baraqué et les voilà parties !

Je sens son souffle sur mon visage. Elle serait plus rassurée si je pieutais avec elle… Bien sûr, remarquez qu’elle vaut le voyage, seulement je ne suis pas là pour ça, et puis si on se fait marron entre collègues, où on ira pêcher de la moralité, hein ?

— Touchez comme mon cœur bat fort, soupire-t-elle en me plaçant la pogne sur son sein gauche. Je palpe le morcif ; c’est pas de la fonte renforcée, mais ça tient droit tout de même…

Un petit vertige me chavire et je sens que d’ici moins d’un quart d’heure, le bon Pellegrini va en porter une paire si bath qu’il ne pourra pas même passer sous l’Arc de Triomphe quand il ira à Paris.

Seulement mon ange gardien est fidèle au poste ; juste comme je vais y aller de mon voyage, on frappe à la lourde.