JE MARQUE UN POINT
Annenstief paraît soucieux, brusquement.
— Comment êtes-vous parvenu aux conclusions que vous venez de nous exposer ? demande-t-il… Je suppose que vous vous appuyez sur des faits et non sur des impressions ?
— J’ai une méthode de travail assez particulière et qui m’a toujours procuré jusqu’ici les meilleurs résultats. Je me fie à mes impressions, et ensuite je découvre les faits qui les justifient…
— Et vous avez justifié vos impressions, cette fois-ci ?
— A peu près…
— Et quelles sont-elles, ces impressions ?
Je le regarde, je regarde Brazine… Je leur tire mon chapeau. Pour pouvoir demeurer aussi insensibles et lointains, il faut un drôle d’empire sur soi-même…
Le moment est venu de lâcher le paxon.
— Mes impressions ? dis-je, les voici : les Bunks sont en cheville avec vous, ça n’est pas leur fils que nous avons arrêté et vous n’avez jamais eu d’attaché kidnappé ! Je viens d’acquérir la preuve que l’homme que nous détenons n’a rien à voir avec eux. Voici sa photographie et voici la photographie du fils Bunks…
Vous pouvez constater que, tout en offrant une vague ressemblance due à leur commune blondeur, il s’agit de deux individus absolument différents.
Ils ne répondent rien, ne jettent même pas un regard aux deux photographies.
— Mes supérieurs vous ont tenu au courant de nos faits et gestes, poursuis-je. Vous savez que, pour forcer les Bunks à se manifester, nous avons décidé de leur faire croire à la mort de leur fils. Les Bunks ont su aussitôt que c’était du flan, puisque leur fils est en parfaite santé. Néanmoins, comme je mettais le nez dans leurs affaires, ils ont essayé de me faire sauter la gueule. Heureusement pour ma santé, leur coup a échoué. Mais une fille est entrée dans mon espace vital, une gentille souris que j’ai crue dépêchée par les Bunks… J’aurais dû prévoir illico que la chose était impossible : les Bunks avaient organisé un guet-apens auquel j’ai échappé, vingt minutes plus tard je partais… Il est impensable qu’ils aient appris tout de suite leur échec, qu’ils aient adopté une solution de secours et pu poster une fille à quelques kilomètres de là dans l’espoir de me faire filer. Du reste, ce revirement ne concordait pas avec leur désir de me supprimer brutalement. Donc, par la suite, j’ai su que cette fille n’était pas un membre de l’association…
— Comment ? demande Annenstief.
C’est la première fois qu’il manifeste un intérêt quelconque.
— Parce que, dis-je… parce qu’elle est la sœur de l’homme que nous détenons sous le nom de Karl Bunks.
« A mon retour d’Allemagne, j’ai été frappé par la ressemblance de Karl avec sa sœur ; il s’était opéré une confusion dans mon esprit. J’avais vu les Bunks, je croyais que l’homme arrêté était leur fils, c’est donc avec la fille Bunks que je lui trouvais une ressemblance. Mais par la suite, tout s’est remis en place dans mon citron ; je me suis souvenu que le faux Karl ressemble étonnamment à la fille en question. Je suis allé vérifier à la morgue. J’ai pu constater que je ne me trompais pas. Outre la similitude des traits, tous deux ont un défaut à la cloison nasale… Petite marque de fabrique congénitale… »
— Alors ? murmure mon interlocuteur…
— Alors cette fille est morte… J’ai continué mon travail avec l’affaire de Strasbourg. Vous êtes au courant, je suppose, ou dois-je récapituler ?
— Inutile, votre chef m’a entretenu de cette question…
— Parfait. Donc mon enquête a pris une autre orientation… Et les Bunks ont été au courant de mes faits et gestes. Une fille de leur bord m’a dit, par la suite, qu’ils m’avaient fait filer… Or ça n’est pas vrai. Je ne me crois pas plus malin que les autres, mais j’ai un sixième sens qui m’avertit de ces sortes de choses. Jamais personne n’a pu me suivre sans que je ne m’en aperçoive aussitôt… Que voulez-vous, c’est ainsi… Je n’ai pas cru une seconde que quelqu’un ait pu jouer à mon ange gardien si longtemps… Donc j’en suis arrivé au raisonnement suivant : si les Bunks connaissent mes faits et gestes et même mes intentions, c’est que quelqu’un les affranchit. Une seule personne pouvait les affranchir à ce point : mon chef. Or, j’ai confiance en lui, figurez-vous. Le petit San-Antonio a alors fait un rapide calcul. Ça venait d’en haut ; les grosses fuites viennent toujours d’en haut ! Le grand patron vous tenait au courant de tout, c’est donc d’ici que vient la fuite. Et si vous rencardez les Bunks, c’est que vous êtes en cheville avec eux. Bon, voici le gros morcif déballé. Maintenant, pour vous montrer que je n’ai pas de l’élastique fusé à la place de la moelle épinière, je vais vous faire part de mon point de vue. Pour une raison qui ne me regarde pas, que je ne demande pas à connaître et dont je me fous éperdument, vous avez scellé une alliance avec les Bunks. Toujours pour cette fameuse raison qui m’indiffère, vous avez placé un type à l’ambassade allemande sous le nom de Bunks. Pour une autre raison qui n’appartient qu’à vous, ce type vous a trahi au profit des Bunks. Vous avez donc résolu de stopper son activité. Mais vous ne vouliez pas vous mêler de ça afin de continuer les relations avec le clan Bunks. Alors vous avez chargé les Services secrets français du turbin. Vous ne demandiez qu’une chose : qu’on vous débarrasse de l’homme que nous détenons… Vous êtes les instigateurs de l’histoire du faux cadavre ; de la sorte, nous étions obligés de nous manifester presque officiellement… Cela prouvait aux Allemands que vous étiez en dehors du coup.
Lorsque je la boucle, mon visage est inondé de sueur. Je me dis que j’y suis allé un peu fort en leur cassant le morceau de cette manière.
Un silence pesant succède à mes paroles.
Enfin, Annenstief s’étire…
— Vous êtes un imaginatif, commissaire, murmure-t-il.
J’en ai la glotte paralysée. Au fond, la moitié au moins de mon laïus est basée sur du bluff. Et si je m’étais foutu dedans, après tout ?
— C’est possible, je murmure… Seulement, je ne pouvais poursuivre à tâtons sans savoir l’objet précis de mon enquête. En somme, mes supérieurs me font travailler pour vous, encore faut-il que je sache ce que vous attendez de moi ?…
Je le contemple. Il joue avec un crayon… Brazine essuie ses lorgnons…
Le silence s’éternise.
Enfin, Annenstief se lève.
— Je suis très heureux d’avoir fait votre connaissance, monsieur le Commissaire, dit-il. J’espère que vous retrouverez notre attaché dans les délais souhaités, c’est-à-dire avant demain soir.
Il s’incline et attend que je parte.
J’en ai le sifflet coupé.
— Parfait, messieurs, à vous revoir ! murmuré-je.
Et je me casse en me demandant si j’ai vraiment marqué un point, ou si, au contraire, je ne viens pas de me comporter comme le champion toute catégorie des cornichons.